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1 1re édition 2éme éditons 2 LA FORTUNE DE VERONIQUE 3 SUZANNE PAIRAULT LA FORTUNE DE VERONIQUE ILLUSTRATIONS DE J. HIVES HACHETTE 4 DU MÊME AUTEUR dans la même collection ROBIN DES BOIS * dans la Bibliothèque Rose MON AMI ROCCO Copyright 1951 by Librairie Hachette. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. 5 CHAPITRE PREMIER VÉRONIQUE ! appela une voix aigre. Véronique ! » Véronique, avec un soupir, descendit de l'échafaudage de caisses sur lequel elle apprenait ses leçons. Cet appel, il y avait bien cinq minutes qu'elle l'attendait.... Mais elle espérait tant finir Isabeau de Bavière avant la nuit ! Le grenier de l'orphelinat, où elle se réfugiait pour travailler, n'avait pourtant rien de bien séduisant. Un amoncellement de meubles cassés — qui, même dans leur jeunesse, n'avaient jamais dû être beaux —, des paperasses jetées au hasard, de vieux vêtements sur lesquels, en été, on voyait flotter un brouillard de mites.... Quelques rares lucarnes perçaient le toit; pour pouvoir lire, Véronique était obligée d'empiler plusieurs caisses les unes sur les autres et de s'asseoir au sommet, le plus près possible du jour. De temps à autre une araignée curieuse quittait les solives et descendait au bout de son fil voir ce que signifiait cette page blanche couverte d'insectes mystérieux. 6 Tant pis pour Isabeau de Bavière.... Véronique, de toute façon, en savait assez sur son compte pour pouvoir répondre si on l'interrogeait demain. Mais l'histoire l'intéressait en elle-même, indépendamment du professeur et des examens. En lisant, elle voyait l'aventure se dérouler sous ses yeux; elle croyait entendre le pas des chevaux et le cliquetis des armes. Tant de choses, mon Dieu ! tant de choses dans le vaste monde ! Et se sentir enfermée ici pour des années encore... qui sait ? peut-être pour toujours, comme Mlle Berthe, la surveillante qui venait de l'appeler. Pendant que la fillette dégringolait l'escalier, on cria encore une fois : « Véroni-i-i-ique ! » Mlle Berthe, redressant sa petite taille sèche, ses yeux noirs brillants de colère, attendait sur le palier du premier. « Ça fait trois fois que je t'appelle, Véronique ! — Je sais, mademoiselle. Mais je suis descendue tout de suite, je vous assure. — Je ne te demande pas ton avis. Madame a une visite, ce doit être important, voilà plus d'une heure que ça dure. Mais nous ne pouvons pas l'attendre, il faut faire dîner les petites. Lave-leur bien les mains à toutes; tu es responsable si Madame découvre des ongles noirs. Et arrange un peu tes cheveux, s'il te plaît. Ces boucles dans tous les sens, ça te donne un genre.... Surtout avec des cheveux de cette couleur! Les gens de la campagne disent que les roux, c'est tout mauvais. — Je ne peux pas changer la couleur de mes cheveux, dit Véronique. — Tu pourrais les serrer pour que ça se voie moins. Est-ce que je porte des boucles, moi ? Mais tu n'as pas le temps de te coiffer, probablement.... Qu'est-ce que tu faisais là-haut ? tu rêvais ? — J'apprenais mes leçons. — Tu es contente, hein, d'avoir ce prétexte pour ne rien faire ? Rends-toi compte, ma petite, qu'à ton âge tu devrais déjà être placée... fille de ferme ou bonne à tout faire, mais oui.... La loi n'oblige pas les orphelinats à garder les enfants assistés au-delà du certificat d'études. Il a fallu qu'on te trouve je ne sais quelles dispositions, pour que M. l'inspecteur te fasse envoyer au lycée.... Au lycée, je te demande 7 un peu ! Est-ce que j'y suis allée, moi ? Ça ne m'empêche pas de gagner honorablement 8 Mlle Berthe attendait sur le palier du premier. ma vie, au lieu d'accepter la charité comme certaines personnes que je connais....» Véronique se redressa. « Si c'est de moi que vous parlez, je n'accepte aucune charité ! dit-elle avec violence. Il a été convenu avec l'inspecteur que je continuerais à habiter l'orphelinat et que je paierais ma pension en m'occupant des petites. — Justement, tu devrais avoir à cœur de rendre quelques services en échange du pain que tu manges. La laveuse m'a dit que les tabliers des petites étaient dans un état.... » Véronique poussa un soupir. Ces tabliers, c'était son cauchemar. Elle avait beau les repriser, supplier les petites d'y faire attention, chaque jour il s'y découvrait de nouveaux accrocs, des taches d'on ne savait quoi, qui refusaient de partir à la lessive. Ce n'était pas sa faute, pourtant, si les enfants de six à huit ans ne pouvaient pas rester tranquilles ! Mlle Berthe trottait derrière elle dans le corridor. « Tu pourrais répondre, quand on te parle ! Si tu te mets à être insolente, maintenant.... Oh ! mais attends, je ferai mon rapport à Madame. Et nous verrons si tu continueras à y aller, au lycée ! » Véronique se tut; elle savait par expérience qu'il était préférable de ne pas irriter Mlle Berthe. Quant à Madame, rien ne comptait pour elle que l'argent : Véronique l'intéressait dans la mesure où elle remplaçait une servante et lui permettait ainsi de « gratter » chaque mois quelques billets sur les subventions de l'établissement. Des cris de « Véronique ! Véronique ! » se firent entendre de nouveau, mais cette fois c'étaient des cris de joie et d'amitié, provenant d'une dizaine de fillettes rassemblées dans la salle de douches, et occupées à se laver les mains avant le repas. Cette salle, qui servait à toutes les toilettes d'un bout de l'année à l'autre, était une grande pièce oblongue, au centre de laquelle s'alignaient deux rangées de lavabos, chacun surmonté d'un robinet. Le nom usurpé de « salle de douches » provenait d'un antique appareil à pomme d'arrosoir, caché derrière un rideau dans un angle de la salle, et qui d'ailleurs ne fonctionnait plus depuis longtemps. 9 L'orphelinat se targuait de posséder l'eau chaude courante, prétention justifiée par la présence d'une chaudière dans le cabinet attenant. Mais la chaudière n'était jamais allumée, ni été, ni hiver; souvent même, pendant les grands froids, quand le gel atteignait les (tuyaux, l'eau froide elle-même tarissait; Véronique débarbouillait alors les petites, tant bien que mal, à la pompe qui se trouvait dans la cour. Elle s'avança en souriant au milieu des fillettes. Malgré le mal que celles-ci lui donnaient, elle n'arrivait pas à leur en vouloir; elle n'avait pas encore oublié le temps où, toute petite elle-même, elle osait à peine respirer de peur d'attirer sur sa tête les foudres de Mlle Berthe. « Véronique ! tu nous raconteras une histoire après le dîner ? Celle du prince et du pauvre ? Celle du petit garçon qui a retrouvé ses parents dans le naufrage ? — Oui, oui, je vous les raconterai. Mais il faut avoir les mains propres, sans quoi Mlle Berthe nous privera d'histoire. Voyons, montrez-moi ça. » Une vingtaine de menottes se levèrent. Il n'était pas très aisé de se laver avec le « savon spécial » acheté à bas prix par Madame, et dont la principale caractéristique consistait à être insoluble à l'eau froide. Mais les petites avaient fait de leur mieux, compensant par des frictions énergiques la qualité du savon. « Regarde, Véronique, comme les miennes sont blanches ! Et moi ! et moi ! Tu vois, je n'ai pas du tout rongé mes ongles, aujourd'hui. — C'est bien, déclara Véronique après avoir passé l'inspection. Maintenant allons à table; et pas de bruit, surtout, ou nous nous ferons gronder. » Les fillettes, docilement, se mirent en rangs. Dansle corridor, elles rejoignirent la file des « grandes », âgées de neuf à douze ans, qui sortaient de la salle d'étude. Celles-là fréquentaient l'école du quartier; elles y avaient des bancs à part, les habitants du faubourg ayant demandé que leurs filles ne fussent pas confondues avec les « enfants trouvées ». Elles entrèrent dans la salle à manger à la queue leu leu et prirent leurs places en silence, les grandes à deux tables placées le long des murs, les petites à la table du fond, que présidait Mlle Berthe. 10 Véronique, elle, ne s'asseyait pas : elle servait. Il avait d'abord été convenu qu'elle aiderait la fille de service, mais au bout de quelque temps Madame avait compris qu'elle pouvait se passer de cette dernière et décrété que Véronique servirait seule. 11 Devant Véronique stupéfaite, la directrice se mit à genoux. LA FORTUNE DE VERONIQUE 12 Le retard de Madame fit ricaner les grandes. Elles se racontaient à mi-voix que la directrice, pour donner aux enfants l'exemple de la sobriété, ne descendait à table qu'après s'être gavée de friandises. Mais Mlle Berthe, en claquant dans ses mains, fit taire les rieuses; ses mains sèches faisaient autant de bruit qu'un claquoir. Véronique s'était rendue tout droit à la cuisine, où Ernestine, la cuisinière, venait de tirer du feu trois grandes marmites. Une odeur de chou aigre montait jusqu'aux solives; malgré sa faim, Véronique eut un instant de dégoût. Elle jeta un coup d'œil vers le fourneau pour voir ce qui viendrait ensuite; c'était un chaudron de riz, gris et gluant. Non sans peine, elle souleva une des marmites et se dirigea vers la salle à manger, marchant avec précaution de peur de renverser la soupe. On aurait dit qu'Ernestine faisait exprès de remplir ces marmites à plein bord; elles étaient si lourdes, si brûlantes, que Véronique craignait toujours de ne pas arriver jusqu'au 'bout. Un soir, l'hiver précédent, elle avait fait un faux mouvement et répandu de la soupe sur le carreau; Madame l'avait giflée devant les petites. Même après un an, ce souvenir faisait encore monter le rouge à son front. Six rangées de petits visages pâles se tendaient vers la porte de la cuisine. Même cette soupe malodorante, même le riz réduit à l'état de colle, c'était avec avidité qu'on les engloutirait. Des assiettes se tendraient pour en demander encore : les favorites de Mlle Berthe seraient servies deux fois, trois fois même, tandis que les autres ravaleraient leurs larmes sans oser protester. « Eh bien, demanda la surveillante, c'est pour demain, cette soupe ? » Véronique essaya de se dépêcher. Dans sa hâte elle oublia le carreau descellé qui manquait juste devant la porte de la cuisine; son pied buta dans le trou et le poids de la marmite l'entraîna en avant. Les petites poussèrent un cri : la fillette était étalée de tout son long sur le sol, où la soupe répandue s'élargissait autour d'elle en une grande mare grasse. Mlle Berthe s'était dressée, comme mue par un ressort, et marchait sur elle, la main levée. D'un coude, Véronique protégea son visage; l'autre main cherchait sa jambe, qui lui faisait mal. « Vas-tu te relever ? hurla la surveillante. Il faut me laver ce carreau... tout de suite ! Dépêche-toi, allons... plus vite que ça. 13 __ Je... je crois que la soupe m'a brûlée, balbutia Véronique. — Ça, tu peux dire que tu l'a bien mérité ! Allons, debout, et pas de comédie. Va chercher une toile et nettoie-moi ça. Non, attends... va d'abord chercher les autres marmites. Il faut que je m'arrange pour qu'il y en ait pour tout le monde. » Véronique se releva avec peine. Sa jambe brûlée lui causait une douleur presque intolérable. Les larmes aux yeux, elle retourna à la cuisine et souleva la seconde marmite. « Faut ôter ton bas, dit la cuisinière. Sans ça il collera et ça risquera de s'infecter. __ Je ne peux pas, dit Véronique. Mlle Berthe m'a dit d'apporter la soupe. — Attends, dit Ernestine, je vais t'aider. Ce n'est pas mon travail, mais on n'est pas des bourreaux, tout de même. Prends une des marmites, je porterai l'autre. » Les marmites apportées, Véronique se mit en devoir de laver le carreau. Elle avait enroulé la toile à laver au bout du balai, mais Mlle Berthe protesta. « A genoux ! à genoux ! Tu as peur de te baisser, maintenant ? C'est au lycée, qu'on te donne ces manières de princesse ? » Véronique obéit et s'agenouilla. Son bas de gros coton, qui s'était collé à la plaie, s'arracha; elle souffrait tellement qu'elle devait se retenir pour ne pas crier. Mlle Berthe exigea que le carreau fût lavé a fond, puis rincé à grande eau. Quand ce fut fini, elle ordonna à Véronique d'aller à la pompe rincer le seau et la toile. « Après, tu monteras au grenier, tu y resteras jusqu'à ce que je vienne te chercher. Quand on ne sait pas travailler, on n'a pas le droit de manger. » Ravalant ses larmes, Véronique rentra dans la cuisine. Ernestine se pencha vers elle. « Tiens, lui dit-elle, prends cette soucoupe; je t'ai râpé un peu de pomme de terre crue pour mettre sur ta brûlure, c'est ce qu'il y a de meilleur. » Véronique prit la soucoupe et monta lentement l'escalier du grenier. Sa jambe lui faisait si mal qu'elle butait à chaque marche. La 14 nuit était maintenant presque tombée; des ombres se tapissaient dans tous les angles, comme des bêtes prêtes à bondir. Dans le grenier, elle se sentit mieux. Tant de fois elle s'était réfugiée là, loin des présences hostiles, pour bercer ses rêves d'avenir ! Elle se laissa tomber sur une caisse, sous la lucarne d'où filtrait encore un jour bleuâtre, et, ôtant son bas, étala sur sa brûlure l'onguent d'Ernestine. Presque aussitôt elle éprouva un soulagement. Brave Ernestine ! avec ses façons brusques, c'était encore elle la meilleure de toutes. Mlle Berthe haïssait Véronique et ne s'en cachait pas; elle ne pouvait lui pardonner d'avoir été autorisée à suivre les cours du lycée, alors qu'elle-même avait quitté l'école à douze ans. Elle aurait voulu voir Véronique humiliée comme elle, vouée à une existence sans avenir. Pour Madame, c'était autre chose. Elle en voulait à l'orpheline de manger son pain; elle jugeait que les services rendus ne compensaient pas sa pitance. « Si j'avais mes parents... », pensa Véronique. Comme toujours, cette pensée ouvrit en grand les écluses de son chagrin_ Elle commença à sangloter, tamponnant ses yeux, faute de mouchoir — l'orphelinat ne lui accordait pas ce luxe — avec le coin de son tablier à carreaux. Ce trop-plein d'amour qui l'étouffait, qu'elle était prête à donner à tous, pourquoi les autres ne l’acceptaient-ils pas ? Au lycée, les professeurs étaient trop lointains, les élèves se moquaient de son tablier, de ses gros souliers, et l'appelaient l'« enfant trouvée ».... A l'orphelinat, tout le monde la détestait. Non, pourtant, pas les petites. Mais les petites étaient des enfants : il fallait leur donner toujours sans jamais rien attendre en échange. Etre aimée de ceux qu'on aime, c'est cela, certainement, qu'on appelle le bonheur.... Il y avait des fillettes que l'on adoptait. Celles-là avaient de la chance; on les voyait partir un beau jour avec un couple de parents tout neufs, un peu gênés, un peu maladroits, ne sachant pas encore très bien leur rôle. Pour adopter un enfant, il faut les aimer beaucoup, certainement. Madame disait que les parents adoptifs étaient souvent plus tendres que les autres. 15 Pourquoi n'avait-on jamais adopté Véronique ? A cause de ses cheveux roux, peut-être ? Mlle Berthe répétait toujours que les honnêtes gens se méfiaient des roux. Etait-ce sa faute si elle était néeavec ces cheveux couleur de flamme ? Tout le monde ne détestait pas cela; une des petites ne lui avait-elle pas dit un jour : « C'est joli, tes cheveux, on dirait le soleil couchant, Véronique. » Elle en était là de ses réflexions quand elle entendit un pas monter l'escalier. Elle pensa d'abord que c'était Mlle Berthe, mais le pas était plus lourd, plus lent que celui de la surveillante; un souffle court haletait sur le palier. « Madame ! » pensa Véronique avec un frisson. « Tu es là, Véronique ? demanda une voix essoufflée, tandis qu'une main cherchait le loquet à tâtons dans la pénombre. — Je suis la, oui, madame. » La porte s'ouvrit enfin; la silhouette massive de Madame s'encastra dans l'ouverture. « Mais, ma pauvre enfant, il fait tout à fait noir ! » dit-elle. Cette sollicitude surprit Véronique; elle supposa que Madame ignorait le motif de sa réclusion. « Mlle Berthe m'a envoyée ici parce que... parce que j'avais renversé la marmite, balbutia-t-elle. — Je sais, dit Madame. Mlle Berthe outrepasse son autorité, je viens d'ailleurs de la réprimander vertement. J'ai appris aussi que tu n'avais pas dîné; moi non plus, j'avais des visites. Nous allons dîner ensemble, j'ai dit à Ernestine de nous servir dans mon appartement. » Véronique se demandait si elle rêvait. La voix même de Madame était méconnaissable : doucereuse, filant comme un sirop, c'était la voix qu'elle réservait à M. l'inspecteur et aux visiteurs de marque. « Tu ne dis rien ? Allons, viens avec moi. » Elle prit le bras de Véronique et s'appuya sur elle pour descendre l'escalier. Au palier du premier, qu'éclairait une pâle veilleuse, elles bifurquèrent vers l'appartement de la directrice, où Véronique pénétrait pour la première fois. « Nous allons dîner dans le salon, expliqua Madame, je n'ai pas de salle à manger, c'est inutile puisque je prends mes repas avec vous. Je tiens à ce que cette maison soit non pas un orphelinat, mais une grande famille.... Tu le dirais, si on te le demandait, n'est-ce pas ? 16 — Je... oui, madame, bien sûr », dit Véronique. A ce moment, Madame remarqua la jambe de la fillette. « Est-ce que tu t'es fait mal ? demanda-t-elle. Pourquoi ton bas est-il roulé jusqu'au mollet ? — C'est la soupe qui m'a brûlée, expliqua Véronique. — Et on ne t'a pas soignée ? — Ernestine m'a donné de la pomme de terre râpée, cela m'a fait beaucoup de bien. — De la pomme de terre ! répéta la directrice avec un accent d'horreur. Mais, ma pauvre petite, il faut faire un pansement à l'acide picrique ! Viens dans ma chambre, je vais t'arranger cela. » Devant Véronique stupéfaite, elle se mit à genoux et banda la jambe avec des précautions maternelles. Le pansement serrait un peu, à tout prendre Véronique préférait la pomme de terre, mais devant des événements aussi surprenants on ne pouvait s'arrêter à un détail. L'opération terminée, Madame fit asseoir Véronique devant une table de jeu recouverte d'un napperon. « Là... ce sera une vraie dînette : des œufs au jambon, du fromage, du pain d'épice.... Ah ! j'aimerais tant pouvoir inviter quelquefois une des enfants à ma table ! Mais j'ai trop de travail... beaucoup trop... ma tâche est littéralement écrasante. » Véronique ne disait mot. Elle avait trop souffert de l'injustice et des vexations de la directrice pour ne pas craindre au fond du cœur que cette transformation subite dissimulât une nouvelle méchanceté. D'autre part, comment, à treize ans, ne pas s'abandonner aux joies d'un festin tel que celui-là ? Madame insista pour qu'elle prît deux œufs, puis un gros morceau de fromage; pour finir elle alla jusqu'à étaler sur le pain d'épice une mince couche de beurre. De son côté, la directrice mangeait à peine; les deux coudes posés sur la table, elle regardait Véronique comme si elle la voyait pour la première fois. Quand la fillette eut terminé, elle la prit par la main. « Véronique, dit-elle, j'ai une nouvelle à t'apprendre. Il t'arrive un grand bonheur... un bonheur que je n'espérais plus pour toi. Tu te rappelles ce monsieur et cette dame qui sont venus la semaine dernière? » 17 Véronique se les rappelait : un monsieur et une dame élégamment vêtus, mais dont le visage ne l'avait pas autrement frappée. Ils étaient arrivés en voiture et s'étaient enfermés avec Madame dans son appartement. Puis, vers le soir, ils étaient passés dans la cour où jouaient les enfants; Madame avait appelé Véronique pour lui poser une question insignifiante. En s'éloignant, Véronique avait entendu le monsieur faire allusion à ses cheveux roux. Madame souriait mystérieusement. « Ce sont eux qui sont revenus aujourd'hui. Tu ne sais pas ce qu'ils venaient faire ? » Un instant Véronique pensa : « Ils veulent ^m'adopter ! » Quoique ces gens ne lui eussent pas été particulièrement sympathiques, son cœur bondit de joie à la pensée de quitter l'orphelinat. Mais elle se ressaisit aussitôt; même si le monsieur et la dame consentaient à passer sur les cheveux roux, on n'adopte pas une fille de treize ans, qui va déjà au lycée. Madame la regardait, ménageant son effet. « On a retrouvé ta famille », dit-elle. Pendant quelques instants, Véronique fut incapable de proférer un son. Si les adoptions étaient fréquentes à l'orphelinat, jamais, en revanche, on n'avait entendu dire qu'une des enfants eût retrouvé sa vraie famille. Ces choses-là n'arrivaient que dans les livres. Et pourtant.... « Alors, demanda-t-elle timidement, ce monsieur et cette dame... ce sont mes parents ? (Et ils ne m'ont même pas embrassée ! pensait- elle.) —• Ton oncle et ta tante seulement. Tes parents sont morts, ils ont été tués tous les deux par un bombardement au moment de l'exode, alors que tu venais de naître. Mais ils t'ont laissé une grande fortune, un château.... » Un château ! Véronique croyait rêver. Un château, il y en a donc dans la vie réelle ? Un château comme celui de Peau d'Ane, de la Belle au bois dormant, ou des grands personnages de l'histoire ? « Un château..., répéta-t-elle presque incrédule. Et... je vais aller y habiter ? Il est à moi... rien qu'à moi ? » 18 La directrice inclina la tête. « Après la mort de tes parents, dit-elle, comme tu avais disparu, ton oncle et ta tante s'y sont installés avec leur fils. Je pense qu'ils continueront à y vivre avec toi, en qualité de tuteurs, jusqu'à ta majorité. — Ah! oui, c'étaient eux qui habitaient le château? Et... ils ne sont pas fâchés qu'on m'ait retrouvée ? — Quelle singulière question ! Puisqu'ils te recherchent depuis treize ans ! Tu es étrange, Véronique, tu n'as même pas l'air heureuse.... — J'aurais mieux aimé retrouver mon père et ma mère », murmura Véronique. Mais Madame ne l'entendit pas. Enthousiaste, elle décrivit à Véronique le château (elle ne l'avait pas vu, mais M. et Mme Sivry lui avaient montré des photographies). Deux grandes tours, des domestiques, des chevaux.... « Et... j'irai bientôt? demanda Véronique. — Il y a encore quelques formalités à faire. Ta famille t'a retrouvée grâce à cette médaille, que tu portais au cou lorsqu’'on t'a trouvée dans un wagon. Cette médaille, c'est moi qui l'ai conservée. —• Je sais, vous me l'avez montrée une fois, dit Véronique. Il y a une tête dessus, n'est-ce pas ? — Oui, une tête d'ange. Après la guerre, quand on a pu communiquer librement d'un bout de la France à l'autre, nous avons essayé, naturellement, de retrouver ta famille. Nous espérions que cette médaille nous y aiderait; nous en avons fait paraître la description dans des journaux, nous l'avons communiquée à tous les organismes qui s'occupent de l'enfance; mais tousnos efforts ont été vains. Nous en avions conclu que tes parents t'avaient abandonnée volontairement, ou qu'ils avaient passé la frontière, comme il arrivait souvent à ce moment-là, et qu'ils étaient morts par la suite. « De leur côté, ton oncle et ta tante te recherchaient, eux aussi. Comment nos efforts ne se sont-ils pas rencontrés ? Comment a-t-il fallu toutes ces années pour que, grâce à un vieux journal, ils retrouvent enfin tes traces ? Inutile de nous le demander : l'important, c'est qu'ils aient réussi.... » 19 Véronique croyait rêver. Le salon de la directrice, cette grande glace qui les reflétait toutes deux, tout cela était-il bien réel ? Etait-ce vraiment elle, cette silhouette menue dans son tablier à carreaux, avec sa toison de cheveux roux ? Et cette voix sirupeuse qui coulait, coulait, faisant éclore une floraison de songes.... « Je regretterai de te perdre, Véronique, dit Madame. Je t'ai toujours beaucoup aimée, tu le sais bien. Il faudra t'en .souvenir, dire du bien de moi à tes relations haut placées.... Tiens, viens m'embrasser avant d'aller te coucher. J'aurais voulu pouvoir le faire plus souvent, mais mon travail, mon travail.... » Elle attira Véronique contre son énorme poitrine sanglée d'alpaga noir et posa sur son front des lèvres épaisses et mouillées. Ce baiser n'avait rien d'agréable, mais Véronique était si émue qu'elle fondit en larmes. « Oh ! madame, madame ! » sanglota-t-elle. Il était près de dix heures lorsque Véronique regagna à pas de loup le dortoir où elle occupait le dernier lit au bout de la rangée. Dans le lit voisin, une petite forme remua : c'était Ninette, sa préférée. « C'est toi, Véronique ? — Oui, c'est moi. Tu ne dors pas encore ? — Je ne pouvais pas, j'avais trop peur pour toi. Madame est venue, elle a grondé Mlle Berthe — oh ! comme elle criait ! Après elle a dit qu'elle montait te chercher.... Oh! Véronique, est-ce qu'elle t'a battue ? — Battue, oh ! non ! Elle m'a fait dîner avec elle; nous avons mangé des œufs et du pain d'épice.... Si tu savais ce qui m'arrive, Ninette ! Je vais avoir un château, un vrai ! avec des tours, et un parc, et un oncle et une tante et des chevaux.... Oh ! Ninette, je vous inviterai toutes, tu verras.... » A l'âge de Ninette, aucun miracle ne semble impossible. Elle regarda Véronique avec curiosité. « Ça ne te fait pas plaisir, d'avoir un château ? demanda-t-elle. Pourquoi tu pleures, alors ? » Car, vaincue par l'émotion, Véronique sanglotait de toutes ses forces, le visage enfoui entre ses deux bras. 20 CHAPITRE II DANS le préau couvert de l'orphelinat, Véronique attendait son oncle et sa tante Sivry qui devaient venir la chercher dans la matinée. Depuis la révélation de Madame, tout s'était déroulé avec une telle rapidité qu'elle n'y croyait pas encore; il lui semblait qu'elle rêvait, que le songe allait s'effondrer tout à coup et qu'elle se retrouverait dans son petit lit du dortoir, craignant de s'être rendormie et redoutant les foudres de Mlle Berthe. Pourtant, cette fois, tout semblait réel, bien réel. Madame lui avait recommandé de mettre sa robe des dimanches, avec un col propre que Mlle Berthe — devenue, elle aussi, tout sucre et tout miel — avait repassé elle-même à la lingerie. Comme Véronique s'apprêtait à faire son lit, la surveillante lui avait fait remarquer que ce n'était plus la peine : le soir elle ne dormirait plus là, mais dans son château. Le mot de « château » emplissait la bouche de Mlle Berthe; elle en oubliait même de gronder les petites, qui, surexcitées par l'événement, gambadaient ça et là au lieu de faire leur toilette. 21 M. et Mme Sivry n'étaient pas revenus à l'orphelinat. Comme Véronique s'en étonnait, Madame lui avait dit qu'ils étaient trop occupés par les démarches nécessaires : ne fallait-il pas que Véronique, considérée comme disparue depuis treize ans, fût reconnue officiellement comme l'héritière de la fortune et du château ? Pour Véronique, qui n'avait jamais possédé même une carte d'identité, la seule idée de ces démarches officielles la plaçait sur un plan différent, presque comme les héros dont elle apprenait l'histoire. La guerre de Cent Ans n'avait-elle pas eu pour origine une question d'héritage ? Et voilà qu'elle aussi, maintenant.... « Tu reviendras nous voir, Véronique ? demandaient les petites. Tu nous inviteras dans ton château ? — Je voudrais pouvoir vous emmener toutes, dès maintenant ! » répondait-elle. Si on lui avait dit, un mois auparavant, qu'elle se sentirait le cœur serré en quittant l'orphelinat, elle aurait haussé les épaules. Pourtant, au moment de s'en éloigner pour toujours, elle éprouvait un singulier mélange de joie, de crainte et de tristesse. Qui s'occuperait des petites, désormais ? Qui démêlerait les cheveux de Ninette ? qui réveillerait Gisèle pour l'empêcher de mouiller son lit ? Elle regrettait aussi son grenier, la lucarne par laquelle si souvent, elle avait regardé le ciel en rêvant à la liberté qu'elle aurait un jour. Maintenant la liberté était là... et Véronique en avait presque peur. Madame lui avait dit de ne pas froisser sa robe : les Sivry devaient avoir bonne opinion de l'orphelinat. Véronique, assise sur un banc dans le préau désert, n'avait donc d'autre distraction que ses pensées, lorsque tout à coup le bruit d'un moteur la fit tressaillir. « Les voilà ! Ce sont eux ! » pensa-t-elle avec une sorte de panique. Elle ne se trompait pas; quelques instants plus tard, Madame, son large visage encore élargi par un grand sourire, introduisait les deux visiteurs. « Voilà notre petite Véronique, dit la directrice. Véronique, ma chérie, viens embrasser ton oncle et ta tante. » 22 Véronique fit timidement un pas en avant. N'ayant vu les Sivry qu'une seule fois, elle les reconnaissait à peine. L'oncle était grand et gros : un gilet blanc tendu sur son abdomen en exagérait encore la proéminence; son visage rond et poupin était éclairé par de gros yeux bleus à fleur de tête. Sa femme, au contraire, était petite et très menue; un maquillage très accentué empêchait de distinguer sa véritable physionomie. Elle portait un tailleur gris clair qui parut à Véronique d'une suprême élégance, et tenait à la main un grand sac de crocodile. « Bonjour, madame, balbutia la fillette. — Appelle-moi tante Nina », dit Mme Sivry. Puis, dans un grand geste ému, elle attira Véronique contre elle; sa peau sentait bon comme la campagne au printemps. « Ma chère, chère petite, murmura-t-elle. Regarde, René, est-ce qu'elle ne te rappelle pas la pauvre Marguerite ? Il me semble que je l'aurais reconnue, rien qu'à ses beaux cheveux roux.... — Marguerite, demanda Véronique, c'était maman ? — Oui, mon enfant. Et ta tante a raison, tu lui ressembles, dit à son tour M. Sivry. — Et vous, mad... tante Nina, vous êtes sa sœur ? — Sa cousine seulement... plus exactement c'est ton oncle René qui était son cousin. Mais je l'aimais comme une sœur, pauvre Marguerite ! Retrouver sa fille, c'est pour moi un tel bonheur ! » ajouta-t-elle en se tournant vers Madame, qui s'essuyait les yeux avec son mouchoir. Véronique avait envie de pleurer, elle aussi, mais elle se contenait, pensant que ce ne serait pas aimable pour sa nouvelle famille. Cherchant un mot gentil à dire, elle se rappela que les Sivry avaient un fils. « On m'a dit que j'avais un cousin ? » demanda-t-elle à sa tante. Mme Sivry leva les yeux au ciel. « Elle pense à Max ! s'écria-t- elle. Oui, ma chérie, tu as un cousin, un grand cousin de quinze ans. Cela te fait plaisir, n'est-ce pas ? » Véroniqueaurait préféré que le cousin fût plus jeune. Elle aimait les enfants et se sentait toute prête à choyer un bébé. Ce garçon de quinze ans ne ressemblerait-il pas aux collégiens qui venaient taquiner les filles à la sortie du lycée ? Elle se rassura en pensant qu'un cousin n'était pas un garçon comme les autres, mais presque un frère. S'il était 23 aussi bien disposé que ses parents à l'égard de sa nouvelle cousine, ils pourraient devenir d'excellents amis. « Oui, je suis très contente », déclara-t-elle. Sa tante l'embrassa de nouveau. « Que tu t'entendes avec Max, c'est ce que je désire le plus au monde ! dit-elle. Il est si gentil, tu verras ! — Je suis sûre que je l'aimerai beaucoup », dit Véronique. M. Sivry toussota; tante Nina déclara alors qu'il était temps de se mettre en route, si on voulait déjeuner à Paris et faire quelques courses avant de regagner « Les Falaises ». Oncle René tenait à la régularité des repas; il souffrait de l'estomac s'il ne mangeait pas à heure fixe. « Allez, allez, je ne vous retiens pas, dit Madame. Véronique a déjà fait ses adieux aux enfants; elles viendront dans la cour la voir monter en voiture. » Jamais, dans ses rêves les plus ambitieux, Véronique n'avait espéré voyager dans une voiture comme celle qui les attendait devant la porte. L'intérieur ressemblait à un salon, velours gris et bois précieux, avec des tas de galons, de cordelières, d'appliques dont la fillette ne pouvait deviner l'usage. « Monte à côté de ton oncle, tu verras mieux le paysage », dit tante Nina. M. Sivry s'installa au volant et Véronique prit place à côté de lui. Les coussins étaient doux comme de la mousse. « On pourrait aller jusqu'au bout du monde sans être fatigué », pensa-t-elle. Comme la voiture démarrait, elle se retourna vers l'orphelinat. Les petites, alignées devant la maison, agitaient la main pour lui dire adieu. Même Mlle Berthe, le visage tordu par l'envie, secouait dans l'air un grand mouchoir à carreaux. Madame, remontée sur le perron, dominait la scène de sa massive silhouette noire. Véronique ne put retenir un sanglot. Pour la première fois elle sentait obscurément que le passé a une valeur en soi, indépendamment de ce qu'il renferme, et qu'on s'attache même aux endroits où on a souffert. Tante Nina lui toucha doucement l'épaule. « Ne pleure pas, ma chérie, lui dit-elle. Même si tu étais heureuse à l'orphelinat, tu le seras 24 encore plus aux « Falaises ». Tu auras Max, qui est si grand, si fort, qui saura te protéger.... — Je sais, je sais, tante Nina », hoqueta Véronique à travers ses larmes. Bientôt, presque malgré elle, le voyage l'arracha à ses souvenirs. Jamais encore elle ne s'était déplacée autrement qu'à pied ou à bicyclette, sur la vieille machine qui lui servait à aller au lycée. Véronique, trouvée dans un wagon de chemin de fer en gare d'Amiens, avait été transportée d'abord à l'hospice de cette ville, puis directement à l'orphelinat de Clermont, qui comportait alors une crèche, et qu'elle n'avait pas quitté depuis. Maintenant la voiture filait entre des haies d'aubépine qui semblaient couvertes de neige. A droite et à gauche, les fermes succédaient aux fermes, les villages aux villages; on passait si vite qu'on avait à peine le temps de lire leurs noms sur les plaques. Véronique comprenait que son imagination ne l'avait pas trompée : le monde était encore plus grand, encore plus beau, qu'elle ne le voyait en rêve. On enfila enfin un long boulevard aux murs lépreux. « Qu'est-ce que c'est ? demanda la fillette. — Ce sont les faubourgs, nous arrivons à Paris. » Paris ! cette ville noire et sale ! Mais Véronique n'eut pas le temps de s'en attrister que déjà le boulevard changeait d'aspect; tout devenait plus gai, plus animé, une foule de gens bien vêtus se promenaient en tous sens. « Voici la gare du Nord, dit M. Sivry. Maintenant, la gare Saint- Lazare.... Tu vois ce grand monument avec des statues? c'est l'Opéra. — Que c'est beau ! » murmura Véronique. Ils s'arrêtèrent pour déjeuner dans un restaurant des boulevards. La salle, garnie de glaces et de candélabres, remplit la fillette de stupeur. Etait-il possible que cette pièce magnifique servît à manger ? Oui, sans doute, puisqu'il y avait des tables... et quelles tables! Nappées de blanc, couvertes de verres resplendissants et d'argenterie.... « Tiens, mettons-nous ici », dit Mme Sivry. C'était toujours elle qui commandait; à tout ce qu'elle disait son mari se contentait d'acquiescer en silence; tout au plus ajoutait-il un « Vous avez raison, Nina », murmuré à mi-voix. Véronique prit place sur la banquette à côté de sa tante, tandis que l'oncle s'installait dans un fauteuil en face d'elles. Un monsieur élégant 25 s'avança et leur 'tendit une grande carte sur laquelle était écrit le nom des plats. Véronique crut d'abord que ce monsieur était un ami, mais à sa grande surprise ni l'oncle ni la tante ne lui adressèrent la parole. « Véronique, ma chérie, que veux-tu manger ? » demanda Mme Sivry. Véronique ne savait que choisir. « Si j'hésite trop longtemps, j'aurai l'air d'une sotte », se disait-elle avec désespoir. Les noms inscrits sur la carte ne signifiaient rien pour elle. Tout à coup elle pensa à demander des œufs au jambon. « Des œufs au jambon ! Mais tu peux en avoir tous les jours, dit M. Sivry. Prends plutôt une spécialité de la maison, le curry d'agneau, par exemple, ou le chaud-froid de volaille. — Si vous voulez, oncle René, dit Véronique. -— Tiens, laisse-moi commander comme pour moi. Des huîtres, d'abord... est-ce que tu aimes les huîtres? — Je ne sais pas, je n'en ai jamais mangé. — A son âge, on n'aime pas les huîtres, trancha Mme Sivry. Commandez-lui plutôt des écrevisses, ça l'amusera. Ensuite le chaud-froid, puis un dessert, pêche Melba ou meringue glacée. Cela te convient, Véronique ? — Certainement, tante Nina », dit la fillette. Elle n'imaginait pas que des choses à manger pussent être aussi bonnes. Que mettait-on dedans pour que les plats aient ainsi chacun leur goût ? La pêche Melba la plongea dans des abîmes de délices. Si les petites pouvaient goûter ça ! pensa-t-elle avec un vague sentiment de remords. « Pendant que vous irez dans les magasins, dit M. Sivry, je vous attendrai au café de la Paix. Vous n'avez pas, je pense, Nina, l'intention de me traîner chez les couturières ? — Nous n'allons pas chez des couturières aujourd'hui, dit Mme Sivry, je trouverai certainement dans la bonne confection l'essentiel de ce qu'il faut à Véronique. » A Véronique ! Ainsi c'était d'elle qu'on allait s'occuper ? Elle ne s'était pas encore posé la question de son habillement; si elle l'avait fait, elle aurait sans doute pensé que sa robe des dimanches lui suffirait jusqu'à ce qu'elle eût grandi. Maintenant, pour la première fois, elle se rendait compte que cette robe de laine brune, même avec le petit col qui l'égayait, n'était pas ce qui convient à une héritière. 26 « Allez au café si vous voulez, dit tante Nina à son mari, nous vous rejoindrons vers quatre heures. Qu'as-tu donc à me regarder ainsi, Véronique ? — C'est parce que vous dites « vous » à oncle René, expliqua la fillette. Je croyais que les gens mariés se disaient « tu ». — Cela dépend du milieu auquel ils appartiennent », dit tante Nina avec hauteur. Véronique pensa qu'elle avait dit une sottise. Cependant elle voulait poser une autre question. « Tante Nina, est-ce que je m'appelle Sivry, moi aussi ? — Comment, la directrice ne te l'a pas dit ? Non, tu t'appelles Vayssière; c'était le nom de ton père. — Et mon nom de baptême ? Je m'appelle toujours Véronique ? — Oui parce que tes parents sont morts avant de pouvoirte déclarer à la mairie. Tu garderas le prénom de Véronique qu'on t'a donné à l'orphelinat. — Tant mieux, cela m'aurait ennuyée de changer de prénom », dit la fillette. Elle répéta tout bas : « Véronique Vayssière », sans arriver à se persuader qu'il s'agissait d'elle. Dans le magasin — tellement plus vaste, tellement plus beau que ceux de Clermont ! — un nouvel enchantement commença. Tante Nina acheta d'abord à Véronique du linge extraordinairement fin, six paires de bas, une robe de chambre rosé, une douzaine entière de mouchoirs. Puis elle l'entraîna vers une autre partie du magasin et lui choisit une jupe plissée et un chandail, avec la jaquette assortie, qu'elle fit mettre de côté en disant que « mademoiselle les porterait pour partir ». Elle acheta ensuite deux blouses blanches, une robe en lainage fin et deux autres en toile « pour les chaleurs ». « Comment arriverai-je à user tout cela ?» se demandait Véronique stupéfaite. « Ah ! dit tante Nina, j'oubliais, il va te falloir un chapeau. Une grande capeline souple, c'est ce qu'il y a de plus joli à ton âge. » De tous les objets choisis, ce fut celui-là qui ravit le plus Véronique. Son visage, sous la capeline, lui semblait différent, ses yeux plus grands et plus clairs. « Mademoiselle est ravissante avec ce chapeau », minaudait la vendeuse. 27 « Est-ce que je serais jolie ? » se demanda Véronique stupéfaite. Jusque-là, elle avait admis que ses cheveux roux la classaient à jamais dans la catégorie des laides. Or, elle avait déjà découvert que pour certaines personnes — son oncle et sa tante, notamment — ces cheveux constituaient une beauté. Se pouvait-il qu'il en fût de même pour le reste ? « Nous prenons le chapeau, dit Mme Sivry. Mettez-le dans un carton et faites-le porter à la voiture. » Dans un autre magasin, Véronique essaya des souliers : une paire de chaussures à semelle épaisse, des sandales de toile, une paire d'escarpins « pour le soir ». Tante Nina fit ajouter au paquet de ravissantes pantoufles rosés, assorties à la robe de chambre. « Si tu vois quelque chose qui te fait envie, dis-le-moi », recommandait-elle. « Comme elle cherche à me faire plaisir ! » pensait Véronique émue. Elle se reprochait de ne pas éprouver envers les Sivry l'immense élan de tendresse qui lui eût semblé normal à l'égard de sa famille retrouvée. « Peut-être est-ce parce qu'ils ne sont que mon oncle et ma tante, se dit-elle. S'ils étaient mes parents.... » Chose étrange, elle ne parvenait pas à imaginer ce qu'elle éprouverait si tante Nina était sa mère. « En tout cas, se dit-elle, ils sont très bons tous les deux, et j'espère bien que Max le sera aussi ! » Quand elles rejoignirent M. Sivry, elles avaient acheté encore une foule d'autres objets : des gants, un nécessaire de couture, un autre nécessaire en cuir avec tout ce qu'il fallait pour faire sa toilette. « Je crois que tu as ce qu'il te faut pour commencer, dit Mme Sivry, plus tard nous commanderons le reste. » Oncle René, rouge et congestionné, avait devant lui une grande pile de soucoupes. Tante Nina le regarda d'un air courroucé; il s'empressa de payer et tous trois regagnèrent la voiture, « Maintenant, aux « Falaises » ! dit tante Nina. Le pauvre Max doit être bien impatient de nous voir. — Pourquoi ne l'avez-vous pas emmené ? demanda Véronique. Ça l'aurait amusé, de voir Paris. — Oh ! il le connaît bien ! D'ailleurs Max adore la campagne; nous n'aurions pas voulu le priver d'une journée aux « Falaises ». 28 — Moi aussi, je crois que j'aimerai beaucoup la campagne », dit Véronique. Mme Sivry jeta à son mari un regard satisfait. Mais tout à coup une nouvelle idée frappa la fillette. « Où donc irai-je en classe? demanda-t-elle. Est-ce qu'il y a un lycée près des Falaises ? — Un lycée ! » Tante Nina semblait choquée. « Mais, ma petite fille, il n'est plus question pour toi d'aller au lycée ! Tu n'auras pas besoin de gagner ta vie, ne l'oublie pas. — Je ne pensais pas à cela. Mais de toute façon je ne voudrais pas être une ignorante. » Mme Sivry se pencha et lui caressa doucement la joue. « Pauvre petite chérie ! Il te faudra longtemps, sans doute, pour te guérir des idées qu'on t'a données à l'orphelinat ! Ne t'inquiète pas : ton oncle et moi nous nous occuperons de ton éducation. Sans t'envoyer au lycée, où tu risquerais de côtoyer des jeunes filles qui ne sont pas de ton monde, nous te ferons poursuivre tes études, peut-être en faisant venir aux « Falaises » un professeur qui s'occuperait aussi de Max.... — Max ne va donc pas au lycée, lui non plus ? demanda la fillette surprise. — Certainement non ! » dit tante Nina avec fierté. La voiture avait quitté la grande route et suivait maintenant un chemin tortueux, encadré de deux grandes haies fleuries. Le soleil, qui baissait rapidement, mettait sur les fleurs blanches des lueurs dorées. Tout à coup un château apparut dans le lointain; derrière la grille ouvragée, une prairie verdoyante montait en pente vers une bâtisse longue et assez basse, flanquée de deux tours pointues. Sur la droite s'élevait un groupe de maisons plus modestes, coiffées de toits de chaume pareils à des bonnets de fourrure. « Te voilà chez toi, dit M. Sivry. Est-ce que les « Falaises » te plaisent, petite ? » Véronique ne répondit pas. De sa vie elle n'avait rien imaginé d'aussi beau. Et penser que tout cela était à elle ! « C'est... c'est là que nous habitons? demanda-t-elle en reprenant son souffle. — Mais oui, dit M. Sivry. — Et les autres maisons, sur le côté, qu'est-ce que c'est ? 29 — Ce sont les communs, c'est-à-dire le garage, les écuries. » Les chevaux ! Véronique avait oublié les chevaux ! Dans sa joie elle s'agitait sur son siège, pouvant à peine attendre que la voiture eût franchi la grille ouverte et contourné la pelouse qu'encerclait une allée sablée. « Doucement, doucement ! dit M. Sivry. Tiens, regarde, voici Max qui vient à notre rencontre. » Un jeune homme vêtu de blanc descendait les marches du perron. Il était grand et déjà gros comme son père; son visage rouge avait une expression maussade. Il s'avança et ouvrit la portière pour faire descendre sa mère, qui se haussa sur la pointe des pieds pour l'embrasser. « Max, mon chéri, tu ne t'es pas ennuyé tout seul, au moins ? Il me semble que tu as les yeux battus... tu as trop lu, j'en suis sûre, tu sais bien que cela te fatigue. — J'ai dormi », répondit Max d'un air bougon. Tante Nina semblait gênée. Elle se retourna vers la voiture. « Ouvrez donc, René, faites descendre cette petite. Max, mon amour, voici ta cousine Véronique. Embrassez-vous, mes enfants. » Le jeune garçon se pencha et posa des lèvres molles sur la joue de Véronique. Celle-ci fit un effort pour ne pas s'essuyer de la main, comme le faisaient les petites quand un des membres du Comité jugeait de son devoir de les embrasser. Elle rendit le baiser de son mieux et sourit à son cousin. « Je suis bien contente de vous connaître, Max, lui dit-elle. — Ah ? fit celui-ci. Eh bien, tant mieux. — Voyons, Max, mon chéri, intervint sa mère, dis à ta cousine combien tu es heureux de la voir, toi aussi.... Rappelle-toi : hier, de toute la journée tu n'as pas parlé d'autre chose ! Les garçons sont timides, Véronique, c'est de son âge. Mais ne lui dis pas « vous », il faut vous tutoyer, mes enfants. » Max, les mains dans ses poches, examinait Véronique de la tête aux pieds. Il ne semblait ni content ni mécontent de la voir; son visage n'exprimait qu'une indifférence totale. « On va manger ? demanda-t-il tout à coup. — Mais naturellement! dit Mme Sivry. J'ai commandéun bon dîner en l'honneur de Véronique. — Clémence veut la voir, interrompit le jeune garçon. 30 — Ah ! fit tante Nina en souriant. Clémence est notre vieille cuisinière, Véronique. Elle a connu tes parents, et.... — Elle a connu mes parents ! dit Véronique, les yeux brillants. — Oui, elle était déjà au service de ta grand-mère. Veux-tu aller à la cuisine lui dire bonjour ? Il faut avoir de l'indulgence pour les vieux serviteurs.... » Mais déjà une petite vieille, coiffée d'un bonnet à la mode du pays, se montrait à la porte du vestibule. Son visage ridé souriait; ses yeux bleus étaient clairs comme ceux d'un enfant. « La petite de Marguerite... de Marguerite et de M. Edouard... », marmonnait-t-elle en s'approchant. Puis tout à coup elle ouvrit les bras : Véronique s'y jeta d'un geste instinctif. « Oui, c'est elle, Clémence, dit Mme Sivry avec un sourire condescendant. Mlle Véronique, la nouvelle maîtresse des « Falaises ». J'espère que vous la servirez aussi fidèlement que vous avez servi ses parents. » Clémence, sans écouter, tâtait les boucles de Véronique. « Comme sa mère, répétait-elle, comme sa mère.... Les cheveux de Marguerite étaient un peu moins blonds, mais ça fonce toujours avec l'âge. Et les yeux... fais-moi voir tes yeux. Non, ils sont bleus ! fit-elle avec une sorte de dépit. Ceux de Marguerite étaient bruns, couleur de châtaigne. — Vous... vous aimiez beaucoup maman ? demanda Véronique. — Si je l'aimais ! Mais assez bavardé, il faut que je retourne mon poulet, sans quoi il sera brûlé d'un côté et cru de l'autre. » « C'est une brave femme, dit Mme Sivry en la suivant des yeux. Un peu familière, mais fidèle. Je m'arrangerai pour lui faire perdre cette habitude de te dire « tu. » Cette question du « tu » et du « vous » semblait jouer un grand rôle dans la vie de tante Nina. Véronique se promit d'y prendre garde. « Viens, montons dans ta chambre, dit Mme Sivry. Ne prends pas les paquets, le valet les montera. Je t'ai fait préparer la chambre de jeune fille de ta mère, j'ai pensé que cela te ferait plaisir. — Oh! tante Nina ! » dit Véronique ravie. En montant le grand escalier de pierre, elle avait l'impression de pénétrer dans un monde merveilleux, où n'existaient plus ni la faim, ni la crainte, ni la douleur, où tout était beau, abondant, facile. 31 La chambre, tapissée de cretonne à fleurs, l'enchanta. Elle avait toujours pensé, jusque-là, que seules les princesses avaient des chambres pareilles. Allait-elle vraiment poser la tête sur cet oreiller brodé, s'allonger sous cette courtepointe rose ? Un gong résonna dans le vestibule. « Viens dîner, ma chérie, dit tante Nina, sans quoi ton oncle aura sa crampe d'estomac. » Bras dessus, bras dessous, elles longèrent une grande galerie décorée de trophées de chasse et pénétrèrent dans la haute salle à manger lambrissée. Roger, le valet de chambre qui venait de monter les paquets, avait changé de veste et se tenait debout derrière la chaise de Véronique, qu'il repoussa lorsqu'elle s'assit. La fillette remarqua que Max faisait de même pour tante Nina. « Que de choses je vais avoir à apprendre ! » se dit-elle. Quant à Max, une fois son devoir accompli, il s'était assis près de sa mère et s'absorbait uniquement dans la contemplation du plat qu'apportait Roger. 32 CHAPITRE III LE LENDEMAIN, Véronique s'éveilla de bonne heure : elle n'avait pas l'habitude de faire la grasse matinée. Les premiers rayons du soleil, filtrant à travers les rideaux à fleurs, lui caressaient doucement le visage. « Mon Dieu ! pensa-t-elle, quelle heure peut-il être ? Pourvu qu'ils ne soient pas déjà .tous à la salle à manger ! Et oncle René qui n'aime pas attendre.... » Elle sauta à terre et courut dans la salle de bain attenante à la chambre. En tournant un robinet, elle constata avec surprise que l'eau était chaude : il y avait donc des maisons où les chaudières marchaient tout de bon ? Elle caressa du bout des doigts le rebord de la baignoire, en s'étonnant de le trouver aussi doux : pourrait-elle vraiment, un jour, 33 prendre un bain dans cette baignoire ? Puis elle se hâta de se débarbouiller et brossa ses cheveux en songeant avec plaisir qu'ici on les trouvait beaux, et qu'ils ressemblaient à ceux de sa mère. Ayant revêtu la jupe et le chandail gris de la veille, elle sortit sur le palier. Pas un bruit dans l'immense maison : seul un chat tigré, nonchalant, avançait à pas feutrés sur les dalles. « Minou, minou ! » appela Véronique. Le chat s'approcha et vint se frotter à ses jambes, puis reprit son exploration. Véronique descendit l'escalier et se trouva dans le vestibule. Toujours personne.... Elle ouvrit une porte, qu'elle prit pour celle de la salle à manger, mais elle se trouva dans une grande salle qu'occupait seulement un billard. Une autre porte la conduisit dans un salon meublé de fauteuils en tapisserie qui représentaient des personnages et des animaux. Sur les murs, en face d'elle, s'alignaient des portraits dans des cadres d'or : un officier de marine à longs favoris, une jeune femme en crinoline, un général chamarré de décorations. « Mes ancêtres... », pensa Véronique. Puisqu'elle avait un château, il était naturel qu'elle eût des ancêtres. Elle essaya d'imaginer quelle pouvait être sa parenté avec ce général; était-il son grand-père ? Son arrière-grand- père ? Beaucoup plus que cela, probablement... peut-être l'aïeul de son aïeul? Tout à coup, sur le mur opposé, elle aperçut deux portraits plus récents ; l'un représentait un homme au visage très jeune, l'autre une jeune fille en robe décolletée. Véronique, sans hésitation, pensa : « Mes parents.... » Oui, c'étaient bien eux, certainement, peints sans doute au moment de leur mariage, peu de temps avant cet exode qui devait leur coûter la vie. « Comme ils sont beaux, tous les deux ! pensa-t-elle. Lui a un visage si énergique, si ouvert ! Et elle est si jolie ! Comment peut-on dire que je lui ressemble ? Les cheveux, oui, peut-être, quoique les siens soient plus foncés, mais le reste.... » Elle serait volontiers restée une heure en contemplation devant ces portraits. Mais elle se souvint qu'elle allait déjeuner et qu'on l'attendait peut-être. Elle ouvrit au hasard une troisième porte puis une quatrième, alors seulement elle se trouva dans la salle à manger où elle avait dîné la veille. Une jeune fille, qui époussetait les meubles, sursauta à son approche. « Mademoiselle Véronique ! Mais il fallait sonner, je vous aurais monté votre petit déjeuner. » 34 « Bon, pensa Véronique, encore une bévue.... » Cette petite servante au visage rieur et déluré allait se moquer d'elle, juger que la descendante des Vayssière faisait piètre figure dans son château.... Mais, sans laisser paraître la moindre ironie, la jeune fille laissait là chiffons et plumeau. 35 « Elle est si jolie ! » LA FORTUNE DE VERONIQUE 36 « Maintenant que vous êtes descendue, vous préférez peut-être que je vous serve ici ? demanda-t-elle. Monsieur et madame déjeunent toujours dans leur chambre, alors je pensais.... Mais le plateau est prêt, je vais vous l'apporter tout de suite. » Elle disparut un instant et rentra, portant un plateau chargé de porcelaine et d'argenterie. Devant Véronique silencieuse, elle étala de petits pains chauds, du beurre, plusieurs sortes de confitures. « Vous désirez peut-être des fruits ? M. Max prend toujours des oranges. — Mon cousin n'est pas descendu, lui non plus ? demanda Véronique. — Oh ! non, il ne se lève pas avant onze heures. » A ce moment, le visage ridé de la vieille Clémence apparut dans l'entrebâillementde la porte. « Ça te plaît ? demanda-t-elle en souriant. J'ai fait les petits pains exprès pour toi, c'était ceux que Marguerite préférait.... La crème pour le café est dans le petit pot, près de la cafetière. Ah ! que ça fait plaisir de te voir là, mignonne ! — Moi aussi, je suis contente de vous voir », dit Véronique. Elle se demandait comment appeler la vieille femme. Tout le monde disait : Clémence, mais il lui semblait qu'elle n'oserait jamais.... Pourtant elle était Mlle Vayssière, la propriétaire du château; dès maintenant elle devait apprendre à se comporter en maîtresse. Comment faire pour y parvenir sans blesser personne ? « Je vous aime bien, Clémence, dit-elle en souriant à la cuisinière. — Dieu te bénisse, mon petit agneau ! dit la vieille. Sois comme ta mère, et tout le monde t'adorera dans le pays. — J'aimerais bien que vous me parliez d'elle, dit Véronique. — Tant que tu voudras.... Mais ton oncle Charles t'en parlera aussi. Il doit bientôt venir aux « Falaises ». — Mon oncle Charles? dit Véronique avec surprise. Je ne savais pas que j'avais un autre oncle ? — Mais si : Charles Vayssière, le frère de ton père. C'est un explorateur, tu sais, ces gens qui vont dans des pays extraordinaires, découvrir je ne sais quoi. On n'a pas eu de ses nouvelles pendant quinze ans, tout le monde le croyait mort, et puis voilà que tout à coup il annonce son retour à Paris.... 37 — Il est gentil ? demanda Véronique. — C'est un original, il n'est jamais du même avis que les autres. Mais je me sauve, j'ai entendu du bruit, peut-être que c'est madame. Elle n'aimerait pas me trouver en train de bavarder avec toi. » Preste malgré son âge, elle disparut dans la cuisine. Véronique avait bien envie de parler avec la femme de chambre, qui était jeune et paraissait gaie, mais elle craignait de commettre un nouvel impair et se contenta de dévorer son déjeuner en silence. Comme tout cela était bon ! Après le déjeuner, elle sortit se promener dans le parc. Contournant les communs où elle voyait aller et venir des silhouettes inconnues, elle se dirigea vers un grand pré et se mit à cueillir des pâquerettes. Un piétinement sourd là fit sursauter. Elle se retourna vivement et vit un cheval tenu à la bride par un homme à cheveux gris. L'homme toucha sa casquette; Véronique lui sourit gentiment. « Est-ce que ce beau cheval appartient aux « Falaises » ? lui demanda-t-elle. — Oui, dit l'homme fièrement, c'est un poulain de l'année dernière. Vous êtes Mlle Véronique, je suppose ? Ça vous amuserait, de voir les chevaux ? — Il y en a donc d'autres ? dit Véronique. — Bien sûr, et c'est moi qui m'en occupe. Il y a d'abord Marcotte, la mère de celui-ci, qui vient de mettre bas un autre poulain.... — Un tout petit cheval nouveau-né? Oh! je voudrais le voir ! » s'écria Véronique, les yeux brillants. Le palefrenier la conduisit aux écuries et ouvrit le box de Marcotte. Tout contre la jument se serrait une bête singulière, toute en jambes, avec un corps ridiculement petit et l'air effrayé d'un animal sauvage. « Voilà notre Simoun, dit l'homme. Ah ! dame, ils ne sont guère jolis les premiers jours.... Mais ce sera un très beau cheval, tout comme Ruiz que je promenais tout à l'heure. Vous ne savez pas monter, mademoiselle Véronique ? Je vous apprendrai, si vous voulez. — Tante Nina m'a dit que je monterais avec mon cousin Max. » Le palefrenier fit la grimace. « M. Max ? il monte comme 38 un paquet de linge sale, sauf excuse, mademoiselle Véronique. Tout juste bon pour gâter les chevaux.... Enfin, c'est le maître, n'est-ce pas ? Ou du moins c'était le maître ! » ajouta-t-il avec un sourire montrant qu'il n'ignorait rien des affaires du château. « Je serai bien contente si vous voulez m'apprendre à monter, dit Véronique. Mais il faut que je rentre, peut-être qu'on m'attend là-bas. » En traversant le vestibule, elle jeta un coup d'œil à l'horloge. Sans s'en rendre compte, elle était restée absente près de deux heures. « Votre tante vous demande, mademoiselle Véronique, dit la femme de chambre. — Mon Dieu, j'espère qu'elle n'est pas fâchée. Il faisait si bon dehors.... » Elle se précipita vers le salon, où on lui dit que sa tante l'attendait. Mme Sivry, enveloppée d'un peignoir de dentelle, était installée dans une bergère et parcourait des journaux. « Excusez-moi, tante Nina, balbutia Véronique. J'étais sortie.... Il ne fallait pas, peut-être ? » Mme Sivry sourit. « Mais si, mais si, tu as bien fait d'aller te promener, il faut bien que tu connaisses le parc.... Je suis enchantée, au contraire, de voir que tu semblés aimer la campagne. Ton devoir, quand tu grandiras, sera de t'occuper de ce domaine. « Les Falaises » ne comprennent pas seulement le château : nous possédons... je veux dire que tu possèdes quatre fermes. Pour le moment c'est ton oncle qui s'en occupe, mais à ta majorité... ou à ton mariage —• car rien ne nous dit, n'est-ce pas, que tu attendras d'avoir vingt et un ans pour te marier ? — Oh ! j'ai le temps ! dit naïvement Véronique. — Bien sûr. Mais les années passent vite, tu verras.... » Mme Sivry poussa un grand soupir. « Ce que je voulais dire, c'est que la direction d'un domaine comme « Les Falaises » demande une compétence, une expérience surtout.... Ainsi, tu vois, ton oncle ne s'était jamais occupé des choses de la terre; oh bien, il a eu du mal à s'y mettre, j'ai dû beaucoup l'aider. Max sera plus capable, d'abord il adore la campagne, comme toi. Et puis il ne faut pas oublier qu'il vit aux « Falaises » depuis l'âge de deux ans.... — Il n'a jamais été en classe ? dit Véronique surprise. — Jamais... nous avons eu des précepteurs à la maison. 39 C'est pourquoi Max connaît parfaitement le domaine. Il te fera tout visiter, si tu veux. Pas ce matin : je n'aime pas qu'on s'éloigne avant midi, on risque d'être en retard pour déjeuner. Mais cet après-midi, vous pourrez vous promener tous les deux et faire le tour des fermes. — Je veux bien, tante Nina », dit Véronique Elle aurait préféré sortir seule, mais comment faire ? Aimer la campagne et s'entendre avec Max : c'était là, semblait-il, tout ce que tante Nina désirait d'elle.... (Et dire « vous » et « tu » quand il le fallait, naturellement.) « J'oubliais, dit tante Nina. Il faut que je te fasse une recommandation : ne sois pas trop familière avec les domestiques ni avec les gens du pays. La vieille Clémence a des excuses : elle sert la famille depuis cinquante ans. Mais avec les autres, garde .tes distances, n'est-ce pas ? N'oublie jamais que tu es Mlle Vayssière, l'héritière des « Falaises ». — J'essaierai, tante Nina. — Va t'amuser, maintenant. Et ne t'éloigne pas; il est presque midi, nous déjeunerons dans une demi-heure. » Le repas se déroula selon le même rite que la veille. Mme Sivry parlait; de temps à autre son mari approuvait : « Vous avez raison, Nina.» Une seule fois il prit l'initiative de la conversation; ce fut pour déclarer que le gigot était un peu trop cuit, il n'y avait plus de rouge dans la souris. Or, c'était le morceau qu'il préférait, à condition qu'il fût cuit à point. « Clémence n'a aucune considération pour moi, dit-il d'un ton gémissant. Elle sait pourtant bien que si je ne peux pas manger la souris, ma journée est gâchée. » Véronique sourit, croyant qu'il plaisantait. Mais non, il était sérieux; ses yeux se rapetissaient, sa lèvre s'avançait comme celle d'un enfant qui va pleurer. Max, lui, ne bronchait pas. Sa mère l'entourait de soins comme un bébé, lui choisissant lesmeilleurs morceaux, s'oubliant elle-même pour le servir. « Je suis sûre qu'elle l'ennuie, pensa Véronique. Elle l'adore, c'est naturel, mais un garçon de quinze ans préférerait être traité en homme. » Vers la fin du repas, Mme Sivry demanda d'un ton enjoué : 40 « Que comptais-tu faire cet après-midi, Max ? Il me semble que ce serait une bonne idée de montrer les fermes à ta cousine, qu'en penses- tu? » Max jeta un regard sournois à Véronique d'abord, puis à sa mère. « Bon, dit-il. Mais on ne va tout de même pas y aller à pied ? — Véronique ne sait pas monter à cheval, mon chéri. Elle apprendra, je vais lui commander un costume. Mais vous pourriez faire un tour... au moins jusqu'à la Bredière et au Moulin. » La perspective n'avait pas l'air d'enchanter Max, mais il ne protesta pas. Après le déjeuner, on s'installa sur la terrasse qui dominait la pelouse; Roger apporta le café à M. et Mme Sivry. « C'est comme un dimanche, pensait Véronique, un merveilleux dimanche qui ne finirait jamais. » Elle pensa aux petites et son cœur se serra. Mais cette tristesse ne dura qu'un instant; trop de choses nouvelles la sollicitaient; le château, le parc, les fermes, les chevaux, le palefrenier, Clémence.... Tout à coup elle eut envie d'interroger son oncle et sa tante sur ce mystérieux oncle Charles dont elle avait entendu parler le matin. Mais comment le faire sans mettre en cause la vieille cuisinière ? On eût dit que Mme Sivry lisait dans sa pensée, car soudain elle aborda elle-même le sujet. « Je ne t'ai pas encore dit, Véronique, que nous allions avoir une visite, celle de Charles Vayssière, le frère de ton père, qui vient de passer quinze ans chez les Peaux Rouges. — Chez les Peaux Rouges ! répéta Véronique en ouvrant de grands yeux. — Oui, enfin je le pense..., je ne suis pas très forte sur la couleur de ces gens-là. En tout cas, Charles Vayssière vient de rentrer d'Amérique du Sud. Naturellement, il désire faire ta connaissance; je l'ai invité à passer quelques jours aux « Falaises ». — C'est bien pour lui faire plaisir, grommela M. Sivry, parce que Charles.... — Oui, dit Mme Sivry, mieux vaut te prévenir, Véronique, que Charles Vayssière est un singulier individu. Je ne sais s'il s'est bien entendu avec les sauvages, en tout cas il est incapable de vivre avec des gens civilisés. Violent, brutal, intraitable.... Ne t'inquiète pas, il ne restera que quelques jours.... Et maintenant, mes enfants, si vous faisiez votre petite promenade ? 41 — Il fait encore chaud, dit Max. — Pas tant que ça ! protesta Véronique qui mourait d'envie de s'éloigner. Regarde, il y a du vent, les feuilles des arbres bougent. — D'ailleurs, intervint Mme Sivry, la route est en grande partie sous bois. J'espère que tu apprivoiseras un peu ton cousin, Véronique, tu vois comme il est timide ! C'est qu'il a toujours vécu à la campagne, il n'a pas l'habitude de se promener avec de jolies jeunes filles.... Emporte un cache-col, Max, il fera peut-être frais au retour. Max a là gorge un peu fragile, expliqua-t-elle à Véronique. » Un moment plus tard, les deux jeunes gens s'éloignaient ensemble du château. Max, à son habitude, ne disait mot. En traversant le pré où le matin elle avait trouvé le palefrenier, Véronique lui raconta la rencontre. « C'était Anselme, dit Max. Un sale type, grognon, menteur.... — Il m'avait paru très gentil, dit Véronique surprise. — Parce que tu n'as pas encore eu affaire à lui. Chaque fois qu'on veut prendre un cheval, c'est toute une histoire. L'autre jour, il a mal serré les sangles de ma selle, exprès pour me faire tomber. — Comment sais-tu que c'était exprès ? demanda Véronique. — Je le connais, va ! Dis donc, tu ne pourrais pas marcher un peu moins vite ? — Mais je ne marche pas vite du tout ! Est-ce que tu es fatigué? — Pas encore, mais je le serai bientôt si tu continues. Tu cours comme si tu comptais trouver un trésor au bout du chemin. Ce n'est pas si intéressant que ça, de voir des fermes. — Je croyais que tu adorais la campagne ? — Je l'adore... enfin... oui, c'est entendu, je l'adore. J'aimerais bien diriger des propriétés, mais je n'ai aucune envie de soigner les cochons et les poules. — Moi, je crois que j'aimerais ça, dit Véronique. A l'orphelinat, tu comprends, je n'ai jamais eu l'occasion d'essayer. — Tu ferais bien de ne pas parler de l'orphelinat, dit Max. Nous avons un rang à tenir dans le pays, tu n'as pas l'air de t'en douter. 42 — Je me surveillerai », promit Véronique. 43 « Que c'est beau ! » s'écria Véronique 44 Ils marchèrent un long moment sans parler. Le chemin pénétra sous bois; des fleurs inconnues le bordaient, les arbres bruissaient comme une musique. « Que c'est beau ! dit Véronique. Tu ne trouves pas, Max ? — Oh ! moi, tu sais, j'ai l'habitude ! » fit-il en haussant les épaules. Véronique se sentit piquée. « Pourquoi viens-tu, si ça t'ennuie ? demanda-t-elle. — Parce que ma mère m'a dit de te montrer les fermes. Sans ça....» Véronique réfléchit. « Tu crois que je ne pourrais pas les trouver toute seule ? questionna-t-elle. — Pourquoi me demandes-tu ça ? — Parce que tu pourrais rester ici à m'attendre. Je marche vite, j'aurais bientôt fini, je te reprendrais au retour. — Ça, dit Max, c'est une idée. Attends, on va aller jusqu'à la sortie du bois, là je .te montrerai le chemin de la Bredière. Une fois là-bas, tu demanderas celui du Moulin. Tu ne le diras pas à maman, par exemple ? — Je ne dirai rien si on ne me le demande pas. — Et si on te le demande ? — Je dirai la vérité, je n'ai pas l'habitude de mentir. — Alors tu m'accuseras ? On vous apprenait de jolies choses, à l'orphelinat ! » Cette fois Véronique se fâcha. « Tu m'as dit de ne pas parler de l'orphelinat, tâche de ne pas commencer ! dit-elle. Surtout que toi, tu parles de ce que tu ne connais pas. — Ça va, ça va ! » fit Max d'un air lassé. Ils arrivèrent au bord d'un grand pré où le chemin se séparait en deux. « Je vais t'attendre ici, dit Max, il y a du soleil, je pourrai dormir un moment. — Tu n'as donc pas dormi cette nuit ? demanda Véronique. — Tu m'agaces, avec tes questions. Prends le chemin de gauche et suis-le jusqu'au bout, il te mènera à la Bredière. Dis que tu es Mlle Vayssière, et tâche de te comporter comme la patronne, tu comprends ? Mes parents ont eu assez de mal à mettre les fermiers au pas; il ne faut pas leur faire reprendre de mauvaises habitudes. » Véronique ne répondit pas. « Ne pars pas d'ici avant mon retour, dit-elle seulement. Je ne suis pas du tout sûre de retrouver le château sans ton aide. » 45 Elle prit le chemin que Max lui avait indiqué; des haies fleuries l'encadraient, des abeilles bourdonnaient, en quête de butin. « C'est merveilleux ! » murmura Véronique, enchantée d'être débarrassée de son maussade compagnon de route. Marchant d'un bon pas, elle mit moins d'une demi-heure à atteindre la Bredière. La ferme lui parut magnifique : trois grandes bâtisses fraîchement crépies entouraient une grande cour où se trouvaient des instruments agricoles et des charrettes. Une femme parut sur le seuil de la maison; Véronique se dirigea vers elle . « Bonjour, madame, dit-elle poliment. Je suis Véronique Vayssière. — Mademoiselle Véronique ! s'écria la femme. Et vous venez comme ça, toute seule ! Mais vous auriez pu vous égarer ! Entrez, entrez, on est bien content de vous voir, allez.... Mon mari est à la foire, mais les enfants sont là, c'est jeudi, ils ne vont pas à l'école. » Elle fit asseoir Véronique dans la grande cuisineclaire, où quatre enfants de cinq à dix ans se rassemblèrent autour d'elle et l'examinèrent avec curiosité. Comme ils n'osaient pas lui adresser la parole, elle leur demanda s'ils connaissaient l'histoire d'Aladin. Sur leur réponse négative, elle entreprit de la leur raconter, comme elle le faisait pour les petites. « Vous aimez les enfants, mademoiselle Véronique ! » dit la fermière ravie. Elle- proposa à la fillette un bol de lait. Véronique n'avait pas faim (depuis son arrivée au château elle avait toujours l'impression d'avoir trop mangé), mais la vue du lait encore tiède et crémeux la poussa à la gourmandise. « C'est bon ! » dit-elle en posant le bol sur la table. Les enfants ne voulaient pas la laisser repartir, mais elle dit à la fermière qu'elle devait aller aussi au Moulin; pourrait-on lui indiquer le chemin ? « Riquet va vous conduire, dit la femme en désignant l'aîné des enfants. Tu n'iras pas jusqu'au bout, Riquet, tu as tes devoirs à faire, mais tu montreras le raccourci à Mlle Véronique — et surtout ne traversez pas le pré du taureau ! » Véronique et l'enfant se mirent en route. Riquet expliqua à la fillette que le taureau se trouvait dans un grand pré entouré de haies épineuses; il ne fallait jamais passer par là, car Brutus ne reconnaissait que le fermier. Parvenu à un croisement de chemins, l'enfant s'arrêta. 46 « Maintenant vous n'avez qu'à aller tout droit, dit-il, A votre gauche, vous verrez une ferme, mais n'approchez pas, c'est chez le père Croûte, et il est méchant comme le diable. — Autant que le taureau ? demanda Véronique en souriant. — Ma foi, peut-être davantage.... La mère Croûte n'est pas mauvaise, elle, mais elle est « demeurée », c'est à peine si elle comprend ce qu'on lui dit. Le garçon non plus n'est pas comme les autres. Vous n'avez pas besoin d'avoir peur de lui ni de la mère, mais si vous voyez le fermier... sauvez-vous ! — Merci du conseil ! » dit Véronique. Elle poursuivit gaiement son chemin. Mais tout à coup le sentier bifurqua. Riquet avait oublié de l'en avertir. Pour éviter le redoutable père Croûte, elle décida de prendre sur la droite, mais elle avait beau marcher, elle ne découvrait pas le Moulin. Au bout d'un moment elle pensa qu'elle s'était trompée, revint sur ses pas et s'égara de nouveau. Le temps passait; il y avait longtemps qu'elle avait quitté la Bredière. Elle ne cherchait plus maintenant à se rendre au Moulin, mais seulement à retrouver le chemin du château et l'endroit où elle avait laissé Max. Tout à coup elle aperçut une ferme. Son premier mouvement fut d'y aller, puis elle hésita : et si c'était justement celle qu'on lui avait recommandé d'éviter ? Mais elle se ressaisit : elle ne voulait que demander son chemin; que risquait-elle, sinon d'être chassée ? De toute façon, mieux valait tenter la chance. Comme elle approchait, -elle entendit derrière la haie le bruit d'une voix furieuse. Regardant à travers les épines, elle aperçut dans le pré attenant à la maison un homme, vêtu d'une blouse, qui tenait un jeune garçon par le bras et le secouait avec violence, lui administrant de temps à autre un coup de poing ou un coup de pied. « C'est comme ça que tu gaspilles le grain, voleur, propre à rien ! criait l'homme. Attends, je vais t'apprendre l'économie, moi, tu verras!» Véronique retenait son souffle. D'après ce que lui avait dit Riquet, l'homme devait être le père Croûte, le garçon, sans doute son valet. Elle plaignait celui-ci de tout son cœur : n'avait-elle pas plus d'une fois, elle aussi, été rudoyée par Mlle Berthe ou par Madame ? Comme tout cela était déjà loin ! La scène à 47 laquelle elle assistait lui rappelait ce qu'elle avait déjà presque oublié : qu'il existe par le monde des enfants malheureux, sans famille, obligés de gagner leur pain. Qui sait ? ce garçon était peut-être un enfant trouvé comme ceux de l'orphelinat, un de ceux qui n'avaient pas la chance d'être envoyés au lycée comme elle, et qu'on plaçait dans les fermes à douze ans.... L'homme lâcha enfin sa victime et s'éloigna à grands pas furieux vers la maison. Le jeune garçon s'ébroua comme un chien qui sort de l'eau, puis, passant vivement par un trou de la haie, se trouva en face de Véronique. Le premier mouvement de celle-ci fut un geste de peur. L'aspect du nouveau venu avait bien de quoi effrayer : un peu plus grand que Véronique, il était très maigre et émacié : de larges yeux sombres brillaient sous la toison emmêlée qui lui retombait sur le front. « Qu'est-ce que vous faites là ? demanda-t-il d'une voix sourde. — Je passais... je vais à la ferme du Moulin. Je suis Véronique Vayssière », s'empressa-t-elle d'ajouter. Le nom ne semblait rien dire au jeune garçon. Il passa la main par une déchirure de sa chemise en lambeaux et commença à se frotter les côtes. « II t'a fait mal ? demanda Véronique avec sympathie. Comme il avait l'air méchant ! C'est ton maître ? — C'est mon père », dit le garçon. Véronique resta 'interdite. Il y a donc des parents qui maltraitent leurs propres enfants ? « Qu'est-ce que tu avais fait ? demanda-t-elle. — J'ai donné du grain à la couveuse; nous l'avons vendue à ceux de la Bredière, ils viendront la chercher demain. Le prix est fait, alors mon père ne veut plus qu'on la nourrisse. Mais moi je ne veux pas que la Noire ait faim. Il peut me battre tant qu'il voudra, elle a mangé quand même ! » acheva-t-il avec un air de triomphe. Puis, comme s'il regrettait d'avoir tant parlé, il se tut brusquement et regarda la fillette d'un air méfiant, comme une bête sauvage qui a appris à redouter les hommes. « Comment t'appelles-tu ? » demanda Véronique. Le jeune garçon ne répondit pas. 48 « Tu ne veux pas me dire ton nom ? Dis-moi au moins comment je peux rentrer au château. — Au château ? » II ne semblait pas comprendre. « Oui, aux « Falaises », chez M. Sivry. Tu ne le connais pas ? — Au château, c'est par là, fit le jeune garçon, en désignant un chemin qui s'enfonçait dans les 'bois. — Tu es sûr ? » Le garçon sourit. Quand il souriait, son visage s'éclairait subitement; malgré ses haillons et ses cheveux emmêlés, il n'avait plus l'air aussi farouche. « Tu dois savoir, dit Véronique. En tout cas, je n'ai pas le choix. Au revoir ! » En s'éloignant, elle se retourna. Le garçon sauvage était planté au bord du sentier, toujours à la même place, et la suivait des yeux comme une apparition. 49 CHAPITRE IV APRÈS avoir marché quelque temps, Véronique s'aperçut que le chemin sur lequel elle se trouvait était celui où elle avait laissé Max, Elle pressa le pas : son cousin aurait-il eu la patience de l'attendre ? Un peu avant le tournant, elle commença à l'appeler, mais personne ne répondit. « II sera rentré sans moi, pensa-t-elle désolée. Peut-être me cherche-t-on partout... Tante Nina doit être très fâchée.... Oh ! mon Dieu ! » Se rappelant qu'ils étaient venus à travers bois, elle s'y enfonça; un chêne magnifique, qu'elle avait remarqué en passant, lui indiqua qu'elle se trouvait sur la bonne voie. Enfin elle émergea dans le pré d'où l'on apercevait les tours du château. Prenant sa course, elle atteignit bientôt les communs, puis l'allée sablée qui conduisait à la terrasse. Installés devant la grande porte- fenêtre, M. et Mme Sivry achevaient de prendre le thé. A la vue de Véronique essoufflée, les cheveux au vent, Mme Sivry s'inquiéta. 50 « Que t'arrive-t-il, Véronique ? demanda-t-elle. Où est Max ? — Max n'est pas rentré ? dit Véronique avec surprise. Alors je ne comprends pas... je ne sais pas.... — Vous n'étiez donc pas ensemble ? » dit Mme Sivry en fronçant les sourcils. Ne voulant ni mentir, ni mettre Max dans son tort, Véronique
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