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Suzanne Pairault La fortune de Véronique

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1
 
1re édition 2éme éditons
2
LA FORTUNE
DE
VERONIQUE
3
SUZANNE PAIRAULT
LA FORTUNE
DE VERONIQUE
ILLUSTRATIONS DE J. HIVES
HACHETTE
4
DU MÊME AUTEUR
dans la même collection
ROBIN DES BOIS
*
dans la Bibliothèque Rose
 MON AMI ROCCO
Copyright 1951 by Librairie Hachette.
Tous droits de traduction, de reproduction et 
d'adaptation réservés pour tous pays.
5
CHAPITRE PREMIER
VÉRONIQUE ! appela une voix aigre. Véronique ! » Véronique,
avec un soupir, descendit de l'échafaudage de caisses sur lequel elle
apprenait ses leçons. Cet appel, il y avait bien cinq minutes qu'elle
l'attendait.... Mais elle espérait tant finir Isabeau de Bavière avant la
nuit !
Le grenier de l'orphelinat, où elle se réfugiait pour travailler,
n'avait pourtant rien de bien séduisant. Un amoncellement de meubles
cassés — qui, même dans leur jeunesse, n'avaient jamais dû être beaux
—, des paperasses jetées au hasard, de vieux vêtements sur lesquels,
en été, on voyait flotter un brouillard de mites.... Quelques rares
lucarnes perçaient le toit; pour pouvoir lire, Véronique était obligée
d'empiler plusieurs caisses les unes sur les autres et de s'asseoir au
sommet, le plus près possible du jour. De temps à autre une araignée
curieuse quittait les solives et descendait au bout de son fil voir ce que
signifiait cette page blanche couverte d'insectes mystérieux.
6
Tant pis pour Isabeau de Bavière.... Véronique, de toute façon,
en savait assez sur son compte pour pouvoir répondre si on
l'interrogeait demain. Mais l'histoire l'intéressait en elle-même,
indépendamment du professeur et des examens. En lisant, elle voyait
l'aventure se dérouler sous ses yeux; elle croyait entendre le pas des
chevaux et le cliquetis des armes. Tant de choses, mon Dieu ! tant de
choses dans le vaste monde ! Et se sentir enfermée ici pour des années
encore... qui sait ? peut-être pour toujours, comme Mlle Berthe, la
surveillante qui venait de l'appeler.
Pendant que la fillette dégringolait l'escalier, on cria encore une
fois : « Véroni-i-i-ique ! » Mlle Berthe, redressant sa petite taille
sèche, ses yeux noirs brillants de colère, attendait sur le palier du
premier.
« Ça fait trois fois que je t'appelle, Véronique !
— Je sais, mademoiselle. Mais je suis descendue tout de suite,
je vous assure.
— Je ne te demande pas ton avis. Madame a une visite, ce doit
être important, voilà plus d'une heure que ça dure. Mais nous ne
pouvons pas l'attendre, il faut faire dîner les petites. Lave-leur bien les
mains à toutes; tu es responsable si Madame découvre des ongles
noirs. Et arrange un peu tes cheveux, s'il te plaît. Ces boucles dans
tous les sens, ça te donne un genre.... Surtout avec des cheveux
de cette couleur! Les gens de la campagne disent que les
roux, c'est tout mauvais.
— Je ne peux pas changer la couleur de mes cheveux, dit
Véronique.
— Tu pourrais les serrer pour que ça se voie moins. Est-ce que
je porte des boucles, moi ? Mais tu n'as pas le temps de te coiffer,
probablement.... Qu'est-ce que tu faisais là-haut ? tu rêvais ?
— J'apprenais mes leçons.
— Tu es contente, hein, d'avoir ce prétexte pour ne rien faire ?
Rends-toi compte, ma petite, qu'à ton âge tu devrais déjà être placée...
fille de ferme ou bonne à tout faire, mais oui.... La loi n'oblige pas les
orphelinats à garder les enfants assistés au-delà du certificat d'études.
Il a fallu qu'on te trouve je ne sais quelles dispositions, pour que
M. l'inspecteur te fasse envoyer au lycée.... Au lycée, je te demande
7
un peu ! Est-ce que j'y suis allée, moi ? Ça ne m'empêche pas de
gagner honorablement
8
Mlle Berthe attendait sur le palier du premier.
ma vie, au lieu d'accepter la charité comme certaines personnes
que je connais....»
Véronique se redressa.
« Si c'est de moi que vous parlez, je n'accepte aucune charité !
dit-elle avec violence. Il a été convenu avec l'inspecteur que je
continuerais à habiter l'orphelinat et que je paierais ma pension en
m'occupant des petites.
— Justement, tu devrais avoir à cœur de rendre quelques
services en échange du pain que tu manges. La laveuse m'a dit que les
tabliers des petites étaient dans un état.... »
Véronique poussa un soupir. Ces tabliers, c'était son cauchemar.
Elle avait beau les repriser, supplier les petites d'y faire attention,
chaque jour il s'y découvrait de nouveaux accrocs, des taches d'on ne
savait quoi, qui refusaient de partir à la lessive. Ce n'était pas sa faute,
pourtant, si les enfants de six à huit ans ne pouvaient pas rester
tranquilles !
Mlle Berthe trottait derrière elle dans le corridor.
« Tu pourrais répondre, quand on te parle ! Si tu te mets à être
insolente, maintenant.... Oh ! mais attends, je ferai mon rapport à
Madame. Et nous verrons si tu continueras à y aller, au lycée ! »
Véronique se tut; elle savait par expérience qu'il était préférable
de ne pas irriter Mlle Berthe. Quant à Madame, rien ne comptait pour
elle que l'argent : Véronique l'intéressait dans la mesure où elle
remplaçait une servante et lui permettait ainsi de « gratter » chaque
mois quelques billets sur les subventions de l'établissement.
Des cris de « Véronique ! Véronique ! » se firent entendre de
nouveau, mais cette fois c'étaient des cris de joie et d'amitié, provenant
d'une dizaine de fillettes rassemblées dans la salle de douches, et
occupées à se laver les mains avant le repas.
Cette salle, qui servait à toutes les toilettes d'un bout de l'année à
l'autre, était une grande pièce oblongue, au centre de laquelle
s'alignaient deux rangées de lavabos, chacun surmonté d'un robinet.
Le nom usurpé de « salle de douches » provenait d'un antique appareil
à pomme d'arrosoir, caché derrière un rideau dans un angle de la salle,
et qui d'ailleurs ne fonctionnait plus depuis longtemps.
9
L'orphelinat se targuait de posséder l'eau chaude courante,
prétention justifiée par la présence d'une chaudière dans le cabinet
attenant. Mais la chaudière n'était jamais allumée, ni été,
ni hiver; souvent même, pendant les grands froids, quand le gel
atteignait les (tuyaux, l'eau froide elle-même tarissait; Véronique
débarbouillait alors les petites, tant bien que mal, à la pompe qui se
trouvait dans la cour.
Elle s'avança en souriant au milieu des fillettes. Malgré le mal
que celles-ci lui donnaient, elle n'arrivait pas à leur en vouloir; elle
n'avait pas encore oublié le temps où, toute petite elle-même, elle osait
à peine respirer de peur d'attirer sur sa tête les foudres de Mlle Berthe.
« Véronique ! tu nous raconteras une histoire après le dîner ?
Celle du prince et du pauvre ? Celle du petit garçon qui a retrouvé ses
parents dans le naufrage ?
— Oui, oui, je vous les raconterai. Mais il faut avoir les mains
propres, sans quoi Mlle Berthe nous privera d'histoire. Voyons,
montrez-moi ça. »
Une vingtaine de menottes se levèrent. Il n'était pas très aisé de
se laver avec le « savon spécial » acheté à bas prix par Madame, et
dont la principale caractéristique consistait à être insoluble à l'eau
froide. Mais les petites avaient fait de leur mieux, compensant par des
frictions énergiques la qualité du savon.
« Regarde, Véronique, comme les miennes sont blanches ! Et
moi ! et moi ! Tu vois, je n'ai pas du tout rongé mes ongles,
aujourd'hui.
— C'est bien, déclara Véronique après avoir passé l'inspection.
Maintenant allons à table; et pas de bruit, surtout, ou nous nous ferons
gronder. »
Les fillettes, docilement, se mirent en rangs. Dansle corridor,
elles rejoignirent la file des « grandes », âgées de neuf à douze ans,
qui sortaient de la salle d'étude. Celles-là fréquentaient l'école du
quartier; elles y avaient des bancs à part, les habitants du faubourg
ayant demandé que leurs filles ne fussent pas confondues avec les «
enfants trouvées ».
Elles entrèrent dans la salle à manger à la queue leu leu et prirent
leurs places en silence, les grandes à deux tables placées le long des
murs, les petites à la table du fond, que présidait Mlle Berthe.
10
Véronique, elle, ne s'asseyait pas : elle servait. Il avait d'abord été
convenu qu'elle aiderait la fille de service, mais au bout de quelque
temps Madame avait compris qu'elle pouvait se passer de cette
dernière et décrété que Véronique servirait seule.
11
Devant Véronique stupéfaite, la directrice se mit à genoux.
LA FORTUNE DE VERONIQUE
12
Le retard de Madame fit ricaner les grandes. Elles se racontaient
à mi-voix que la directrice, pour donner aux enfants l'exemple de la
sobriété, ne descendait à table qu'après s'être gavée de friandises. Mais
Mlle Berthe, en claquant dans ses mains, fit taire les rieuses; ses mains
sèches faisaient autant de bruit qu'un claquoir.
Véronique s'était rendue tout droit à la cuisine, où Ernestine, la
cuisinière, venait de tirer du feu trois grandes marmites. Une odeur de
chou aigre montait jusqu'aux solives; malgré sa faim, Véronique eut
un instant de dégoût. Elle jeta un coup d'œil vers le fourneau pour voir
ce qui viendrait ensuite; c'était un chaudron de riz, gris et gluant.
Non sans peine, elle souleva une des marmites et se dirigea vers
la salle à manger, marchant avec précaution de peur de renverser la
soupe. On aurait dit qu'Ernestine faisait exprès de remplir ces
marmites à plein bord; elles étaient si lourdes, si brûlantes, que
Véronique craignait toujours de ne pas arriver jusqu'au 'bout. Un soir,
l'hiver précédent, elle avait fait un faux mouvement et répandu de la
soupe sur le carreau; Madame l'avait giflée devant les petites. Même
après un an, ce souvenir faisait encore monter le rouge à son front.
Six rangées de petits visages pâles se tendaient vers la porte de la
cuisine. Même cette soupe malodorante, même le riz réduit à l'état de
colle, c'était avec avidité qu'on les engloutirait. Des assiettes se
tendraient pour en demander encore : les favorites de Mlle Berthe
seraient servies deux fois, trois fois même, tandis que les autres
ravaleraient leurs larmes sans oser protester.
« Eh bien, demanda la surveillante, c'est pour demain, cette
soupe ? »
Véronique essaya de se dépêcher. Dans sa hâte elle oublia le
carreau descellé qui manquait juste devant la porte de la cuisine; son
pied buta dans le trou et le poids de la marmite l'entraîna en avant. Les
petites poussèrent un cri : la fillette était étalée de tout son long sur le
sol, où la soupe répandue s'élargissait autour d'elle en une grande mare
grasse.
Mlle Berthe s'était dressée, comme mue par un ressort, et
marchait sur elle, la main levée. D'un coude, Véronique protégea son
visage; l'autre main cherchait sa jambe, qui lui faisait mal.
« Vas-tu te relever ? hurla la surveillante. Il faut me laver ce
carreau... tout de suite ! Dépêche-toi, allons... plus vite que ça.
13
 
__ Je... je crois que la soupe m'a brûlée, balbutia Véronique.
— Ça, tu peux dire que tu l'a bien mérité ! Allons, debout, et pas
de comédie. Va chercher une toile et nettoie-moi ça. Non, attends... va
d'abord chercher les autres marmites. Il faut que je m'arrange pour
qu'il y en ait pour tout le monde. »
Véronique se releva avec peine. Sa jambe brûlée lui causait une
douleur presque intolérable. Les larmes aux yeux, elle retourna à la
cuisine et souleva la seconde marmite.
« Faut ôter ton bas, dit la cuisinière. Sans ça il collera et ça
risquera de s'infecter.
__ Je ne peux pas, dit Véronique. Mlle Berthe m'a dit
d'apporter la soupe.
— Attends, dit Ernestine, je vais t'aider. Ce n'est pas mon
travail, mais on n'est pas des bourreaux, tout de même. Prends une des
marmites, je porterai l'autre. »
Les marmites apportées, Véronique se mit en devoir de laver le
carreau. Elle avait enroulé la toile à laver au bout du balai, mais Mlle
Berthe protesta.
« A genoux ! à genoux ! Tu as peur de te baisser, maintenant ?
C'est au lycée, qu'on te donne ces manières de princesse ? »
Véronique obéit et s'agenouilla. Son bas de gros coton, qui s'était
collé à la plaie, s'arracha; elle souffrait tellement qu'elle devait se
retenir pour ne pas crier. Mlle Berthe exigea que le carreau fût lavé a
fond, puis rincé à grande eau. Quand ce fut fini, elle ordonna à
Véronique d'aller à la pompe rincer le seau et la toile.
« Après, tu monteras au grenier, tu y resteras jusqu'à ce que je
vienne te chercher. Quand on ne sait pas travailler, on n'a pas le droit
de manger. »
Ravalant ses larmes, Véronique rentra dans la cuisine. Ernestine
se pencha vers elle.
« Tiens, lui dit-elle, prends cette soucoupe; je t'ai râpé un peu de
pomme de terre crue pour mettre sur ta brûlure, c'est ce qu'il y a de
meilleur. »
Véronique prit la soucoupe et monta lentement l'escalier du
grenier. Sa jambe lui faisait si mal qu'elle butait à chaque marche. La
14
nuit était maintenant presque tombée; des ombres se tapissaient dans
tous les angles, comme des bêtes prêtes à bondir.
 
Dans le grenier, elle se sentit mieux. Tant de fois elle s'était
réfugiée là, loin des présences hostiles, pour bercer ses rêves d'avenir !
Elle se laissa tomber sur une caisse, sous la lucarne d'où filtrait encore
un jour bleuâtre, et, ôtant son bas, étala sur sa brûlure l'onguent
d'Ernestine. Presque aussitôt elle éprouva un soulagement.
Brave Ernestine ! avec ses façons brusques, c'était encore elle la
meilleure de toutes. Mlle Berthe haïssait Véronique et ne s'en cachait
pas; elle ne pouvait lui pardonner d'avoir été autorisée à suivre les
cours du lycée, alors qu'elle-même avait quitté l'école à douze ans.
Elle aurait voulu voir Véronique humiliée comme elle, vouée à une
existence sans avenir. Pour Madame, c'était autre chose. Elle en
voulait à l'orpheline de manger son pain; elle jugeait que les services
rendus ne compensaient pas sa pitance.
« Si j'avais mes parents... », pensa Véronique.
Comme toujours, cette pensée ouvrit en grand les écluses de son
chagrin_
Elle commença à sangloter, tamponnant ses yeux, faute de
mouchoir — l'orphelinat ne lui accordait pas ce luxe — avec le coin
de son tablier à carreaux.
Ce trop-plein d'amour qui l'étouffait, qu'elle était prête à donner
à tous, pourquoi les autres ne l’acceptaient-ils pas ? Au lycée, les
professeurs étaient trop lointains, les élèves se moquaient de son
tablier, de ses gros souliers, et l'appelaient l'« enfant trouvée ».... A
l'orphelinat, tout le monde la détestait. Non, pourtant, pas les petites.
Mais les petites étaient des enfants : il fallait leur donner toujours sans
jamais rien attendre en échange. Etre aimée de ceux qu'on aime, c'est
cela, certainement, qu'on appelle le bonheur....
Il y avait des fillettes que l'on adoptait. Celles-là avaient de la
chance; on les voyait partir un beau jour avec un couple de parents
tout neufs, un peu gênés, un peu maladroits, ne sachant pas encore très
bien leur rôle. Pour adopter un enfant, il faut les aimer beaucoup,
certainement. Madame disait que les parents adoptifs étaient souvent
plus tendres que les autres.
15
Pourquoi n'avait-on jamais adopté Véronique ? A cause de ses
cheveux roux, peut-être ? Mlle Berthe répétait toujours que les
honnêtes gens se méfiaient des roux. Etait-ce sa faute si elle était néeavec ces cheveux couleur de flamme ? Tout le monde ne détestait pas
cela; une des petites ne lui avait-elle pas
dit un jour : « C'est joli, tes cheveux, on dirait le soleil couchant,
Véronique. »
Elle en était là de ses réflexions quand elle entendit un pas
monter l'escalier. Elle pensa d'abord que c'était Mlle Berthe, mais le
pas était plus lourd, plus lent que celui de la surveillante; un souffle
court haletait sur le palier. « Madame ! » pensa Véronique avec un
frisson.
« Tu es là, Véronique ? demanda une voix essoufflée, tandis
qu'une main cherchait le loquet à tâtons dans la pénombre.
— Je suis la, oui, madame. »
La porte s'ouvrit enfin; la silhouette massive de Madame
s'encastra dans l'ouverture. « Mais, ma pauvre enfant, il fait tout à fait
noir ! » dit-elle.
Cette sollicitude surprit Véronique; elle supposa que Madame
ignorait le motif de sa réclusion. « Mlle Berthe m'a envoyée ici parce
que... parce que j'avais renversé la marmite, balbutia-t-elle.
— Je sais, dit Madame. Mlle Berthe outrepasse son autorité, je
viens d'ailleurs de la réprimander vertement. J'ai appris aussi que tu
n'avais pas dîné; moi non plus, j'avais des visites. Nous allons dîner
ensemble, j'ai dit à Ernestine de nous servir dans mon appartement. »
Véronique se demandait si elle rêvait. La voix même de Madame
était méconnaissable : doucereuse, filant comme un sirop, c'était la
voix qu'elle réservait à M. l'inspecteur et aux visiteurs de marque.
« Tu ne dis rien ? Allons, viens avec moi. »
Elle prit le bras de Véronique et s'appuya sur elle pour descendre
l'escalier. Au palier du premier, qu'éclairait une pâle veilleuse, elles
bifurquèrent vers l'appartement de la directrice, où Véronique
pénétrait pour la première fois.
« Nous allons dîner dans le salon, expliqua Madame, je n'ai pas
de salle à manger, c'est inutile puisque je prends mes repas avec vous.
Je tiens à ce que cette maison soit non pas un orphelinat, mais une
grande famille.... Tu le dirais, si on te le demandait, n'est-ce pas ?
16
— Je... oui, madame, bien sûr », dit Véronique.
A ce moment, Madame remarqua la jambe de la fillette. « Est-ce
que tu t'es fait mal ? demanda-t-elle. Pourquoi ton bas est-il roulé
jusqu'au mollet ?
— C'est la soupe qui m'a brûlée, expliqua Véronique.
— Et on ne t'a pas soignée ?
— Ernestine m'a donné de la pomme de terre râpée, cela m'a fait
beaucoup de bien.
— De la pomme de terre ! répéta la directrice avec un
accent d'horreur. Mais, ma pauvre petite, il faut faire un pansement à
l'acide picrique ! Viens dans ma chambre, je vais t'arranger cela. »
Devant Véronique stupéfaite, elle se mit à genoux et banda la
jambe avec des précautions maternelles. Le pansement serrait un peu,
à tout prendre Véronique préférait la pomme de terre, mais devant des
événements aussi surprenants on ne pouvait s'arrêter à un détail.
L'opération terminée, Madame fit asseoir Véronique devant une
table de jeu recouverte d'un napperon.
« Là... ce sera une vraie dînette : des œufs au jambon, du
fromage, du pain d'épice.... Ah ! j'aimerais tant pouvoir inviter
quelquefois une des enfants à ma table ! Mais j'ai trop de travail...
beaucoup trop... ma tâche est littéralement écrasante. »
Véronique ne disait mot. Elle avait trop souffert de l'injustice et
des vexations de la directrice pour ne pas craindre au fond du cœur
que cette transformation subite dissimulât une nouvelle méchanceté.
D'autre part, comment, à treize ans, ne pas s'abandonner aux joies d'un
festin tel que celui-là ? Madame insista pour qu'elle prît deux œufs,
puis un gros morceau de fromage; pour finir elle alla jusqu'à étaler sur
le pain d'épice une mince couche de beurre.
De son côté, la directrice mangeait à peine; les deux coudes
posés sur la table, elle regardait Véronique comme si elle la voyait
pour la première fois. Quand la fillette eut terminé, elle la prit par la
main.
« Véronique, dit-elle, j'ai une nouvelle à t'apprendre. Il t'arrive
un grand bonheur... un bonheur que je n'espérais plus pour toi. Tu te
rappelles ce monsieur et cette dame qui sont venus la semaine
dernière? »
17
Véronique se les rappelait : un monsieur et une dame
élégamment vêtus, mais dont le visage ne l'avait pas autrement
frappée.
Ils étaient arrivés en voiture et s'étaient enfermés avec Madame
dans son appartement. Puis, vers le soir, ils étaient passés dans la cour
où jouaient les enfants; Madame avait appelé Véronique pour lui poser
une question insignifiante. En
s'éloignant, Véronique avait entendu le monsieur faire allusion à
ses cheveux roux.
Madame souriait mystérieusement.
« Ce sont eux qui sont revenus aujourd'hui. Tu ne sais pas ce
qu'ils venaient faire ? »
Un instant Véronique pensa : « Ils veulent ^m'adopter ! »
Quoique ces gens ne lui eussent pas été particulièrement
sympathiques, son cœur bondit de joie à la pensée de quitter
l'orphelinat. Mais elle se ressaisit aussitôt; même si le monsieur et la
dame consentaient à passer sur les cheveux roux, on n'adopte pas une
fille de treize ans, qui va déjà au lycée.
Madame la regardait, ménageant son effet. « On a retrouvé ta
famille », dit-elle.
Pendant quelques instants, Véronique fut incapable de proférer
un son. Si les adoptions étaient fréquentes à l'orphelinat, jamais, en
revanche, on n'avait entendu dire qu'une des enfants eût retrouvé sa
vraie famille. Ces choses-là n'arrivaient que dans les livres. Et
pourtant....
« Alors, demanda-t-elle timidement, ce monsieur et cette dame...
ce sont mes parents ? (Et ils ne m'ont même pas embrassée ! pensait-
elle.)
—• Ton oncle et ta tante seulement. Tes parents sont morts, ils
ont été tués tous les deux par un bombardement au moment de l'exode,
alors que tu venais de naître. Mais ils t'ont laissé une grande fortune,
un château.... »
Un château ! Véronique croyait rêver. Un château, il y en a donc
dans la vie réelle ? Un château comme celui de Peau d'Ane, de la
Belle au bois dormant, ou des grands personnages de l'histoire ?
« Un château..., répéta-t-elle presque incrédule. Et... je vais aller
y habiter ? Il est à moi... rien qu'à moi ? »
18
La directrice inclina la tête.
« Après la mort de tes parents, dit-elle, comme tu avais disparu,
ton oncle et ta tante s'y sont installés avec leur fils. Je pense qu'ils
continueront à y vivre avec toi, en qualité de tuteurs, jusqu'à ta
majorité.
— Ah! oui, c'étaient eux qui habitaient le château? Et... ils ne
sont pas fâchés qu'on m'ait retrouvée ?
— Quelle singulière question ! Puisqu'ils te recherchent
depuis treize ans ! Tu es étrange, Véronique, tu n'as même pas l'air
heureuse....
— J'aurais mieux aimé retrouver mon père et ma mère »,
murmura Véronique.
Mais Madame ne l'entendit pas. Enthousiaste, elle décrivit à
Véronique le château (elle ne l'avait pas vu, mais M. et Mme Sivry lui
avaient montré des photographies). Deux grandes tours, des
domestiques, des chevaux....
« Et... j'irai bientôt? demanda Véronique.
— Il y a encore quelques formalités à faire. Ta famille t'a
retrouvée grâce à cette médaille, que tu portais au cou lorsqu’'on t'a
trouvée dans un wagon. Cette médaille, c'est moi qui l'ai conservée.
—• Je sais, vous me l'avez montrée une fois, dit Véronique. Il y
a une tête dessus, n'est-ce pas ?
— Oui, une tête d'ange. Après la guerre, quand on a pu
communiquer librement d'un bout de la France à l'autre, nous avons
essayé, naturellement, de retrouver ta famille. Nous espérions que
cette médaille nous y aiderait; nous en avons fait paraître la
description dans des journaux, nous l'avons communiquée à tous les
organismes qui s'occupent de l'enfance; mais tousnos efforts ont été
vains. Nous en avions conclu que tes parents t'avaient abandonnée
volontairement, ou qu'ils avaient passé la frontière, comme il arrivait
souvent à ce moment-là, et qu'ils étaient morts par la suite.
« De leur côté, ton oncle et ta tante te recherchaient, eux aussi.
Comment nos efforts ne se sont-ils pas rencontrés ? Comment a-t-il
fallu toutes ces années pour que, grâce à un vieux journal, ils
retrouvent enfin tes traces ? Inutile de nous le demander : l'important,
c'est qu'ils aient réussi.... »
19
Véronique croyait rêver. Le salon de la directrice, cette grande
glace qui les reflétait toutes deux, tout cela était-il bien réel ? Etait-ce
vraiment elle, cette silhouette menue dans son tablier à carreaux, avec
sa toison de cheveux roux ? Et cette voix sirupeuse qui coulait,
coulait, faisant éclore une floraison de songes....
« Je regretterai de te perdre, Véronique, dit Madame. Je t'ai
toujours beaucoup aimée, tu le sais bien. Il faudra t'en .souvenir, dire
du bien de moi à tes relations haut placées.... Tiens, viens m'embrasser
avant d'aller te coucher. J'aurais voulu pouvoir le faire plus souvent,
mais mon travail, mon travail.... »
Elle attira Véronique contre son énorme poitrine sanglée
d'alpaga noir et posa sur son front des lèvres épaisses et mouillées. Ce
baiser n'avait rien d'agréable, mais Véronique était si émue qu'elle
fondit en larmes.
« Oh ! madame, madame ! » sanglota-t-elle.
Il était près de dix heures lorsque Véronique regagna à pas de
loup le dortoir où elle occupait le dernier lit au bout de la rangée. Dans
le lit voisin, une petite forme remua : c'était Ninette, sa préférée.
« C'est toi, Véronique ?
— Oui, c'est moi. Tu ne dors pas encore ?
— Je ne pouvais pas, j'avais trop peur pour toi. Madame est
venue, elle a grondé Mlle Berthe — oh ! comme elle criait ! Après elle
a dit qu'elle montait te chercher.... Oh! Véronique, est-ce qu'elle t'a
battue ?
— Battue, oh ! non ! Elle m'a fait dîner avec elle; nous avons
mangé des œufs et du pain d'épice.... Si tu savais ce qui m'arrive,
Ninette ! Je vais avoir un château, un vrai ! avec des tours, et un parc,
et un oncle et une tante et des chevaux.... Oh ! Ninette, je vous
inviterai toutes, tu verras.... »
A l'âge de Ninette, aucun miracle ne semble impossible. Elle
regarda Véronique avec curiosité.
« Ça ne te fait pas plaisir, d'avoir un château ? demanda-t-elle.
Pourquoi tu pleures, alors ? »
Car, vaincue par l'émotion, Véronique sanglotait de toutes ses
forces, le visage enfoui entre ses deux bras.
20
CHAPITRE II
DANS le préau couvert de l'orphelinat, Véronique attendait son
oncle et sa tante Sivry qui devaient venir la chercher dans la matinée.
Depuis la révélation de Madame, tout s'était déroulé avec une telle
rapidité qu'elle n'y croyait pas encore; il lui semblait qu'elle rêvait, que
le songe allait s'effondrer tout à coup et qu'elle se retrouverait dans son
petit lit du dortoir, craignant de s'être rendormie et redoutant les
foudres de Mlle Berthe.
Pourtant, cette fois, tout semblait réel, bien réel. Madame lui
avait recommandé de mettre sa robe des dimanches, avec un col
propre que Mlle Berthe — devenue, elle aussi, tout sucre et tout miel
— avait repassé elle-même à la lingerie. Comme Véronique s'apprêtait
à faire son lit, la surveillante lui avait fait remarquer que ce n'était plus
la peine : le soir elle ne dormirait plus là, mais dans son château. Le
mot de « château » emplissait la bouche de Mlle Berthe; elle en
oubliait même de gronder les petites, qui, surexcitées par l'événement,
gambadaient ça et là au lieu de faire leur toilette.
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M. et Mme Sivry n'étaient pas revenus à l'orphelinat. Comme
Véronique s'en étonnait, Madame lui avait dit qu'ils étaient trop
occupés par les démarches nécessaires : ne fallait-il pas que
Véronique, considérée comme disparue depuis treize ans, fût reconnue
officiellement comme l'héritière de la fortune et du château ?
Pour Véronique, qui n'avait jamais possédé même une carte
d'identité, la seule idée de ces démarches officielles la plaçait sur un
plan différent, presque comme les héros dont elle apprenait l'histoire.
La guerre de Cent Ans n'avait-elle pas eu pour origine une question
d'héritage ? Et voilà qu'elle aussi, maintenant....
« Tu reviendras nous voir, Véronique ? demandaient les petites.
Tu nous inviteras dans ton château ?
— Je voudrais pouvoir vous emmener toutes, dès maintenant ! »
répondait-elle.
Si on lui avait dit, un mois auparavant, qu'elle se sentirait le
cœur serré en quittant l'orphelinat, elle aurait haussé les épaules.
Pourtant, au moment de s'en éloigner pour toujours, elle éprouvait un
singulier mélange de joie, de crainte et de tristesse. Qui s'occuperait
des petites, désormais ? Qui démêlerait les cheveux de Ninette ? qui
réveillerait Gisèle pour l'empêcher de mouiller son lit ?
Elle regrettait aussi son grenier, la lucarne par laquelle si
souvent, elle avait regardé le ciel en rêvant à la liberté qu'elle aurait un
jour. Maintenant la liberté était là... et Véronique en avait presque
peur.
Madame lui avait dit de ne pas froisser sa robe : les Sivry
devaient avoir bonne opinion de l'orphelinat. Véronique, assise sur un
banc dans le préau désert, n'avait donc d'autre distraction que ses
pensées, lorsque tout à coup le bruit d'un moteur la fit tressaillir.
« Les voilà ! Ce sont eux ! » pensa-t-elle avec une sorte de
panique.
Elle ne se trompait pas; quelques instants plus tard, Madame,
son large visage encore élargi par un grand sourire, introduisait les
deux visiteurs.
« Voilà notre petite Véronique, dit la directrice. Véronique, ma
chérie, viens embrasser ton oncle et ta tante. »
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Véronique fit timidement un pas en avant. N'ayant vu les Sivry
qu'une seule fois, elle les reconnaissait à peine. L'oncle était grand et
gros : un gilet blanc tendu sur son abdomen en exagérait encore la 
proéminence; son visage rond et poupin était éclairé par de gros
yeux bleus à fleur de tête. Sa femme, au contraire, était petite et très
menue; un maquillage très accentué empêchait de distinguer sa
véritable physionomie. Elle portait un tailleur gris clair qui parut à
Véronique d'une suprême élégance, et tenait à la main un grand sac de
crocodile. « Bonjour, madame, balbutia la fillette.
— Appelle-moi tante Nina », dit Mme Sivry. Puis, dans un
grand geste ému, elle attira Véronique contre elle; sa peau sentait bon
comme la campagne au printemps.
« Ma chère, chère petite, murmura-t-elle. Regarde, René, est-ce
qu'elle ne te rappelle pas la pauvre Marguerite ? Il me semble que je
l'aurais reconnue, rien qu'à ses beaux cheveux roux....
— Marguerite, demanda Véronique, c'était maman ?
— Oui, mon enfant. Et ta tante a raison, tu lui ressembles, dit à
son tour M. Sivry.
— Et vous, mad... tante Nina, vous êtes sa sœur ?
— Sa cousine seulement... plus exactement c'est ton oncle René
qui était son cousin. Mais je l'aimais comme une sœur, pauvre
Marguerite ! Retrouver sa fille, c'est pour moi un tel bonheur ! »
ajouta-t-elle en se tournant vers Madame, qui s'essuyait les yeux avec
son mouchoir.
Véronique avait envie de pleurer, elle aussi, mais elle se
contenait, pensant que ce ne serait pas aimable pour sa nouvelle
famille. Cherchant un mot gentil à dire, elle se rappela que les Sivry
avaient un fils.
« On m'a dit que j'avais un cousin ? » demanda-t-elle à sa tante.
Mme Sivry leva les yeux au ciel. « Elle pense à Max ! s'écria-t-
elle. Oui, ma chérie, tu as un cousin, un grand cousin de quinze ans.
Cela te fait plaisir, n'est-ce pas ? »
Véroniqueaurait préféré que le cousin fût plus jeune. Elle aimait
les enfants et se sentait toute prête à choyer un bébé. Ce garçon de
quinze ans ne ressemblerait-il pas aux collégiens qui venaient taquiner
les filles à la sortie du lycée ? Elle se rassura en pensant qu'un cousin
n'était pas un garçon comme les autres, mais presque un frère. S'il était
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aussi bien disposé que ses parents à l'égard de sa nouvelle cousine, ils
pourraient devenir d'excellents amis.
« Oui, je suis très contente », déclara-t-elle.
Sa tante l'embrassa de nouveau. « Que tu t'entendes avec Max,
c'est ce que je désire le plus au monde ! dit-elle. Il est si gentil, tu
verras !
— Je suis sûre que je l'aimerai beaucoup », dit Véronique. M.
Sivry toussota; tante Nina déclara alors qu'il était temps
de se mettre en route, si on voulait déjeuner à Paris et faire
quelques courses avant de regagner « Les Falaises ». Oncle René
tenait à la régularité des repas; il souffrait de l'estomac s'il ne mangeait
pas à heure fixe.
« Allez, allez, je ne vous retiens pas, dit Madame. Véronique a
déjà fait ses adieux aux enfants; elles viendront dans la cour la voir
monter en voiture. »
Jamais, dans ses rêves les plus ambitieux, Véronique n'avait
espéré voyager dans une voiture comme celle qui les attendait devant
la porte. L'intérieur ressemblait à un salon, velours gris et bois
précieux, avec des tas de galons, de cordelières, d'appliques dont la
fillette ne pouvait deviner l'usage.
« Monte à côté de ton oncle, tu verras mieux le paysage », dit
tante Nina.
M. Sivry s'installa au volant et Véronique prit place à côté de lui.
Les coussins étaient doux comme de la mousse. « On pourrait aller
jusqu'au bout du monde sans être fatigué », pensa-t-elle.
Comme la voiture démarrait, elle se retourna vers l'orphelinat.
Les petites, alignées devant la maison, agitaient la main pour lui dire
adieu. Même Mlle Berthe, le visage tordu par l'envie, secouait dans
l'air un grand mouchoir à carreaux. Madame, remontée sur le perron,
dominait la scène de sa massive silhouette noire.
Véronique ne put retenir un sanglot. Pour la première fois elle
sentait obscurément que le passé a une valeur en soi, indépendamment
de ce qu'il renferme, et qu'on s'attache même aux endroits où on a
souffert.
Tante Nina lui toucha doucement l'épaule. « Ne pleure pas, ma
chérie, lui dit-elle. Même si tu étais heureuse à l'orphelinat, tu le seras
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encore plus aux « Falaises ». Tu auras Max, qui est si grand, si fort,
qui saura te protéger....
— Je sais, je sais, tante Nina », hoqueta Véronique à travers ses
larmes.
Bientôt, presque malgré elle, le voyage l'arracha à ses souvenirs.
Jamais encore elle ne s'était déplacée autrement qu'à pied ou à bicyclette,
sur la vieille machine qui lui servait à aller au lycée. Véronique, trouvée
dans un wagon de chemin de fer en gare d'Amiens, avait été transportée
d'abord à l'hospice de cette ville, puis directement à l'orphelinat de
Clermont, qui comportait alors une crèche, et qu'elle n'avait pas quitté
depuis.
Maintenant la voiture filait entre des haies d'aubépine qui
semblaient couvertes de neige. A droite et à gauche, les fermes
succédaient aux fermes, les villages aux villages; on passait si vite qu'on
avait à peine le temps de lire leurs noms sur les plaques.
Véronique comprenait que son imagination ne l'avait pas trompée :
le monde était encore plus grand, encore plus beau, qu'elle ne le voyait
en rêve.
On enfila enfin un long boulevard aux murs lépreux.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda la fillette.
— Ce sont les faubourgs, nous arrivons à Paris. »
Paris ! cette ville noire et sale ! Mais Véronique n'eut pas le temps
de s'en attrister que déjà le boulevard changeait d'aspect; tout devenait
plus gai, plus animé, une foule de gens bien vêtus se promenaient en
tous sens.
« Voici la gare du Nord, dit M. Sivry. Maintenant, la gare Saint-
Lazare.... Tu vois ce grand monument avec des statues? c'est l'Opéra.
— Que c'est beau ! » murmura Véronique.
Ils s'arrêtèrent pour déjeuner dans un restaurant des boulevards. La
salle, garnie de glaces et de candélabres, remplit la fillette de stupeur.
Etait-il possible que cette pièce magnifique servît à manger ? Oui, sans
doute, puisqu'il y avait des tables... et quelles tables! Nappées de blanc,
couvertes de verres resplendissants et d'argenterie....
« Tiens, mettons-nous ici », dit Mme Sivry. C'était toujours elle qui
commandait; à tout ce qu'elle disait son mari se contentait d'acquiescer
en silence; tout au plus ajoutait-il un « Vous avez raison, Nina »,
murmuré à mi-voix.
Véronique prit place sur la banquette à côté de sa tante, tandis que
l'oncle s'installait dans un fauteuil en face d'elles. Un monsieur élégant
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s'avança et leur 'tendit une grande carte sur laquelle était écrit le nom des
plats. Véronique crut d'abord que ce monsieur était un ami, mais à sa
grande surprise ni l'oncle ni la tante ne lui adressèrent la parole.
 « Véronique, ma chérie, que veux-tu manger ? » demanda Mme
Sivry.
Véronique ne savait que choisir. « Si j'hésite trop longtemps,
j'aurai l'air d'une sotte », se disait-elle avec désespoir. Les noms inscrits
sur la carte ne signifiaient rien pour elle. Tout à coup elle pensa à
demander des œufs au jambon.
« Des œufs au jambon ! Mais tu peux en avoir tous les jours, dit
M. Sivry. Prends plutôt une spécialité de la maison, le curry d'agneau,
par exemple, ou le chaud-froid de volaille.
— Si vous voulez, oncle René, dit Véronique.
-— Tiens, laisse-moi commander comme pour moi. Des huîtres,
d'abord... est-ce que tu aimes les huîtres?
— Je ne sais pas, je n'en ai jamais mangé.
— A son âge, on n'aime pas les huîtres, trancha Mme Sivry.
Commandez-lui plutôt des écrevisses, ça l'amusera. Ensuite le
chaud-froid, puis un dessert, pêche Melba ou meringue glacée. Cela te
convient, Véronique ?
— Certainement, tante Nina », dit la fillette.
Elle n'imaginait pas que des choses à manger pussent être aussi
bonnes. Que mettait-on dedans pour que les plats aient ainsi chacun leur
goût ? La pêche Melba la plongea dans des abîmes de délices. Si les
petites pouvaient goûter ça ! pensa-t-elle avec un vague sentiment de
remords.
« Pendant que vous irez dans les magasins, dit M. Sivry, je vous
attendrai au café de la Paix. Vous n'avez pas, je pense, Nina, l'intention
de me traîner chez les couturières ?
— Nous n'allons pas chez des couturières aujourd'hui, dit Mme
Sivry, je trouverai certainement dans la bonne confection l'essentiel de
ce qu'il faut à Véronique. »
A Véronique ! Ainsi c'était d'elle qu'on allait s'occuper ? Elle ne
s'était pas encore posé la question de son habillement; si elle l'avait fait,
elle aurait sans doute pensé que sa robe des dimanches lui suffirait
jusqu'à ce qu'elle eût grandi. Maintenant, pour la première fois, elle se
rendait compte que cette robe de laine brune, même avec le petit col qui
l'égayait, n'était pas ce qui convient à une héritière.
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« Allez au café si vous voulez, dit tante Nina à son mari, nous vous
rejoindrons vers quatre heures. Qu'as-tu donc à me regarder ainsi,
Véronique ?
— C'est parce que vous dites « vous » à oncle René, expliqua la
fillette. Je croyais que les gens mariés se disaient « tu ».
— Cela dépend du milieu auquel ils appartiennent », dit tante
Nina avec hauteur.
Véronique pensa qu'elle avait dit une sottise. Cependant elle
voulait poser une autre question.
« Tante Nina, est-ce que je m'appelle Sivry, moi aussi ?
— Comment, la directrice ne te l'a pas dit ? Non, tu t'appelles
Vayssière; c'était le nom de ton père.
— Et mon nom de baptême ? Je m'appelle toujours Véronique ?
— Oui parce que tes parents sont morts avant de pouvoirte
déclarer à la mairie. Tu garderas le prénom de Véronique qu'on t'a donné
à l'orphelinat.
— Tant mieux, cela m'aurait ennuyée de changer de prénom », dit
la fillette.
Elle répéta tout bas : « Véronique Vayssière », sans arriver à se
persuader qu'il s'agissait d'elle.
Dans le magasin — tellement plus vaste, tellement plus beau que
ceux de Clermont ! — un nouvel enchantement commença.
Tante Nina acheta d'abord à Véronique du linge extraordinairement
fin, six paires de bas, une robe de chambre rosé, une douzaine entière de
mouchoirs. Puis elle l'entraîna vers une autre partie du magasin et lui
choisit une jupe plissée et un chandail, avec la jaquette assortie, qu'elle
fit mettre de côté en disant que « mademoiselle les porterait pour partir
». Elle acheta ensuite deux blouses blanches, une robe en lainage fin et
deux autres en toile « pour les chaleurs ».
« Comment arriverai-je à user tout cela ?» se demandait Véronique
stupéfaite.
« Ah ! dit tante Nina, j'oubliais, il va te falloir un chapeau. Une
grande capeline souple, c'est ce qu'il y a de plus joli à ton âge. »
De tous les objets choisis, ce fut celui-là qui ravit le plus
Véronique. Son visage, sous la capeline, lui semblait différent, ses yeux
plus grands et plus clairs.
« Mademoiselle est ravissante avec ce chapeau », minaudait la
vendeuse.
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« Est-ce que je serais jolie ? » se demanda Véronique stupéfaite.
Jusque-là, elle avait admis que ses cheveux roux la classaient à jamais
dans la catégorie des laides. Or, elle avait déjà découvert que pour
certaines personnes — son oncle et sa
tante, notamment — ces cheveux constituaient une beauté. Se
pouvait-il qu'il en fût de même pour le reste ?
« Nous prenons le chapeau, dit Mme Sivry. Mettez-le dans un
carton et faites-le porter à la voiture. »
Dans un autre magasin, Véronique essaya des souliers : une paire
de chaussures à semelle épaisse, des sandales de toile, une paire
d'escarpins « pour le soir ». Tante Nina fit ajouter au paquet de
ravissantes pantoufles rosés, assorties à la robe de chambre.
« Si tu vois quelque chose qui te fait envie, dis-le-moi »,
recommandait-elle.
« Comme elle cherche à me faire plaisir ! » pensait Véronique
émue.
Elle se reprochait de ne pas éprouver envers les Sivry l'immense
élan de tendresse qui lui eût semblé normal à l'égard de sa famille
retrouvée. « Peut-être est-ce parce qu'ils ne sont que mon oncle et ma
tante, se dit-elle. S'ils étaient mes parents.... » Chose étrange, elle ne
parvenait pas à imaginer ce qu'elle éprouverait si tante Nina était sa
mère.
« En tout cas, se dit-elle, ils sont très bons tous les deux, et
j'espère bien que Max le sera aussi ! »
Quand elles rejoignirent M. Sivry, elles avaient acheté encore une
foule d'autres objets : des gants, un nécessaire de couture, un autre
nécessaire en cuir avec tout ce qu'il fallait pour faire sa toilette.
« Je crois que tu as ce qu'il te faut pour commencer, dit Mme
Sivry, plus tard nous commanderons le reste. »
Oncle René, rouge et congestionné, avait devant lui une grande
pile de soucoupes. Tante Nina le regarda d'un air courroucé; il
s'empressa de payer et tous trois regagnèrent la voiture,
« Maintenant, aux « Falaises » ! dit tante Nina. Le pauvre Max
doit être bien impatient de nous voir.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas emmené ? demanda Véronique.
Ça l'aurait amusé, de voir Paris.
— Oh ! il le connaît bien ! D'ailleurs Max adore la campagne;
nous n'aurions pas voulu le priver d'une journée aux « Falaises ».
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— Moi aussi, je crois que j'aimerai beaucoup la
campagne », dit Véronique.
Mme Sivry jeta à son mari un regard satisfait. Mais tout à coup
une nouvelle idée frappa la fillette.
 
 « Où donc irai-je en classe? demanda-t-elle. Est-ce qu'il y a un
lycée près des Falaises ?
— Un lycée ! » Tante Nina semblait choquée. « Mais, ma petite
fille, il n'est plus question pour toi d'aller au lycée ! Tu n'auras pas
besoin de gagner ta vie, ne l'oublie pas.
— Je ne pensais pas à cela. Mais de toute façon je ne voudrais
pas être une ignorante. »
Mme Sivry se pencha et lui caressa doucement la joue.
« Pauvre petite chérie ! Il te faudra longtemps, sans doute, pour te
guérir des idées qu'on t'a données à l'orphelinat ! Ne t'inquiète pas : ton
oncle et moi nous nous occuperons de ton éducation. Sans t'envoyer au
lycée, où tu risquerais de côtoyer des jeunes filles qui ne sont pas de ton
monde, nous te ferons poursuivre tes études, peut-être en faisant venir
aux « Falaises » un professeur qui s'occuperait aussi de Max....
— Max ne va donc pas au lycée, lui non plus ? demanda la
fillette surprise.
— Certainement non ! » dit tante Nina avec fierté.
La voiture avait quitté la grande route et suivait maintenant un
chemin tortueux, encadré de deux grandes haies fleuries. Le soleil, qui
baissait rapidement, mettait sur les fleurs blanches des lueurs dorées.
Tout à coup un château apparut dans le lointain; derrière la grille
ouvragée, une prairie verdoyante montait en pente vers une bâtisse
longue et assez basse, flanquée de deux tours pointues. Sur la droite
s'élevait un groupe de maisons plus modestes, coiffées de toits de
chaume pareils à des bonnets de fourrure.
« Te voilà chez toi, dit M. Sivry. Est-ce que les « Falaises » te
plaisent, petite ? »
Véronique ne répondit pas. De sa vie elle n'avait rien imaginé
d'aussi beau. Et penser que tout cela était à elle !
« C'est... c'est là que nous habitons? demanda-t-elle en reprenant
son souffle.
— Mais oui, dit M. Sivry.
— Et les autres maisons, sur le côté, qu'est-ce que c'est ?
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— Ce sont les communs, c'est-à-dire le garage, les écuries. » Les
chevaux ! Véronique avait oublié les chevaux ! Dans sa joie elle s'agitait
sur son siège, pouvant à peine attendre que la voiture eût franchi la grille
ouverte et contourné la pelouse qu'encerclait une allée sablée.
 
 « Doucement, doucement ! dit M. Sivry. Tiens, regarde, voici Max
qui vient à notre rencontre. »
Un jeune homme vêtu de blanc descendait les marches du perron.
Il était grand et déjà gros comme son père; son visage rouge avait une
expression maussade. Il s'avança et ouvrit la portière pour faire
descendre sa mère, qui se haussa sur la pointe des pieds pour
l'embrasser.
« Max, mon chéri, tu ne t'es pas ennuyé tout seul, au moins ? Il me
semble que tu as les yeux battus... tu as trop lu, j'en suis sûre, tu sais bien
que cela te fatigue.
— J'ai dormi », répondit Max d'un air bougon.
Tante Nina semblait gênée. Elle se retourna vers la voiture.
« Ouvrez donc, René, faites descendre cette petite. Max, mon
amour, voici ta cousine Véronique. Embrassez-vous, mes enfants. »
Le jeune garçon se pencha et posa des lèvres molles sur la joue de
Véronique. Celle-ci fit un effort pour ne pas s'essuyer de la main,
comme le faisaient les petites quand un des membres du Comité jugeait
de son devoir de les embrasser. Elle rendit le baiser de son mieux et
sourit à son cousin.
« Je suis bien contente de vous connaître, Max, lui dit-elle.
— Ah ? fit celui-ci. Eh bien, tant mieux.
— Voyons, Max, mon chéri, intervint sa mère, dis à ta cousine
combien tu es heureux de la voir, toi aussi.... Rappelle-toi : hier, de toute
la journée tu n'as pas parlé d'autre chose ! Les garçons sont timides,
Véronique, c'est de son âge. Mais ne lui dis pas « vous », il faut vous
tutoyer, mes enfants. »
Max, les mains dans ses poches, examinait Véronique de la tête
aux pieds. Il ne semblait ni content ni mécontent de la voir; son visage
n'exprimait qu'une indifférence totale.
« On va manger ? demanda-t-il tout à coup.
— Mais naturellement! dit Mme Sivry. J'ai commandéun bon
dîner en l'honneur de Véronique.
— Clémence veut la voir, interrompit le jeune garçon.
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— Ah ! fit tante Nina en souriant. Clémence est notre vieille
cuisinière, Véronique. Elle a connu tes parents, et....
— Elle a connu mes parents ! dit Véronique, les yeux
brillants.
— Oui, elle était déjà au service de ta grand-mère. Veux-tu aller à
 la cuisine lui dire bonjour ? Il faut avoir de l'indulgence pour les
vieux serviteurs.... »
Mais déjà une petite vieille, coiffée d'un bonnet à la mode du pays,
se montrait à la porte du vestibule. Son visage ridé souriait; ses yeux
bleus étaient clairs comme ceux d'un enfant.
« La petite de Marguerite... de Marguerite et de M. Edouard... »,
marmonnait-t-elle en s'approchant.
Puis tout à coup elle ouvrit les bras : Véronique s'y jeta d'un geste
instinctif.
« Oui, c'est elle, Clémence, dit Mme Sivry avec un sourire
condescendant. Mlle Véronique, la nouvelle maîtresse des « Falaises ».
J'espère que vous la servirez aussi fidèlement que vous avez servi ses
parents. »
Clémence, sans écouter, tâtait les boucles de Véronique.
« Comme sa mère, répétait-elle, comme sa mère.... Les cheveux de
Marguerite étaient un peu moins blonds, mais ça fonce toujours avec
l'âge. Et les yeux... fais-moi voir tes yeux. Non, ils sont bleus ! fit-elle
avec une sorte de dépit. Ceux de Marguerite étaient bruns, couleur de
châtaigne.
— Vous... vous aimiez beaucoup maman ? demanda Véronique.
— Si je l'aimais ! Mais assez bavardé, il faut que je
retourne mon poulet, sans quoi il sera brûlé d'un côté et cru de l'autre. »
« C'est une brave femme, dit Mme Sivry en la suivant des yeux.
Un peu familière, mais fidèle. Je m'arrangerai pour lui faire perdre cette
habitude de te dire « tu. »
Cette question du « tu » et du « vous » semblait jouer un grand rôle
dans la vie de tante Nina. Véronique se promit d'y prendre garde.
« Viens, montons dans ta chambre, dit Mme Sivry. Ne prends pas
les paquets, le valet les montera. Je t'ai fait préparer la chambre de jeune
fille de ta mère, j'ai pensé que cela te ferait plaisir.
— Oh! tante Nina ! » dit Véronique ravie.
En montant le grand escalier de pierre, elle avait l'impression de
pénétrer dans un monde merveilleux, où n'existaient plus ni la faim, ni la
crainte, ni la douleur, où tout était beau, abondant, facile.
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La chambre, tapissée de cretonne à fleurs, l'enchanta. Elle avait
toujours pensé, jusque-là, que seules les princesses avaient des chambres
pareilles. Allait-elle vraiment poser la tête sur cet oreiller brodé,
s'allonger sous cette courtepointe rose ?
 
Un gong résonna dans le vestibule.
« Viens dîner, ma chérie, dit tante Nina, sans quoi ton oncle aura
sa crampe d'estomac. »
Bras dessus, bras dessous, elles longèrent une grande galerie
décorée de trophées de chasse et pénétrèrent dans la haute salle à
manger lambrissée. Roger, le valet de chambre qui venait de monter
les paquets, avait changé de veste et se tenait debout derrière la chaise
de Véronique, qu'il repoussa lorsqu'elle s'assit. La fillette remarqua
que Max faisait de même pour tante Nina.
« Que de choses je vais avoir à apprendre ! » se dit-elle.
Quant à Max, une fois son devoir accompli, il s'était assis près
de sa mère et s'absorbait uniquement dans la contemplation du plat
qu'apportait Roger.
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CHAPITRE III
LE LENDEMAIN, Véronique s'éveilla de bonne heure : elle n'avait
pas l'habitude de faire la grasse matinée. Les premiers rayons du
soleil, filtrant à travers les rideaux à fleurs, lui caressaient doucement
le visage. « Mon Dieu ! pensa-t-elle, quelle heure peut-il être
? Pourvu qu'ils ne soient pas déjà .tous à la salle à manger ! Et oncle
René qui n'aime pas attendre.... »
Elle sauta à terre et courut dans la salle de bain attenante à la
chambre. En tournant un robinet, elle constata avec surprise que l'eau
était chaude : il y avait donc des maisons où les chaudières marchaient
tout de bon ? Elle caressa du bout des doigts le rebord de la baignoire,
en s'étonnant de le trouver aussi doux : pourrait-elle vraiment, un jour,
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prendre un bain dans cette baignoire ? Puis elle se hâta de se
débarbouiller et brossa ses cheveux en songeant avec plaisir qu'ici on
les trouvait beaux, et qu'ils ressemblaient à ceux de sa mère.
Ayant revêtu la jupe et le chandail gris de la veille, elle sortit sur
le palier. Pas un bruit dans l'immense maison : seul
un chat tigré, nonchalant, avançait à pas feutrés sur les dalles.
« Minou, minou ! » appela Véronique. Le chat s'approcha et vint se
frotter à ses jambes, puis reprit son exploration.
Véronique descendit l'escalier et se trouva dans le vestibule. Toujours
personne.... Elle ouvrit une porte, qu'elle prit pour celle de la salle à
manger, mais elle se trouva dans une grande salle qu'occupait seulement un
billard.
Une autre porte la conduisit dans un salon meublé de fauteuils en
tapisserie qui représentaient des personnages et des animaux. Sur les murs,
en face d'elle, s'alignaient des portraits dans des cadres d'or : un officier de
marine à longs favoris, une jeune femme en crinoline, un général chamarré
de décorations.
« Mes ancêtres... », pensa Véronique. Puisqu'elle avait un château, il
était naturel qu'elle eût des ancêtres. Elle essaya d'imaginer quelle pouvait
être sa parenté avec ce général; était-il son grand-père ? Son arrière-grand-
père ? Beaucoup plus que cela, probablement... peut-être l'aïeul de son
aïeul?
Tout à coup, sur le mur opposé, elle aperçut deux portraits plus
récents ; l'un représentait un homme au visage très jeune, l'autre une jeune
fille en robe décolletée. Véronique, sans hésitation, pensa : « Mes
parents.... » Oui, c'étaient bien eux, certainement, peints sans doute au
moment de leur mariage, peu de temps avant cet exode qui devait leur
coûter la vie.
« Comme ils sont beaux, tous les deux ! pensa-t-elle. Lui a un visage
si énergique, si ouvert ! Et elle est si jolie ! Comment peut-on dire que je
lui ressemble ? Les cheveux, oui, peut-être, quoique les siens soient plus
foncés, mais le reste.... »
Elle serait volontiers restée une heure en contemplation devant ces
portraits. Mais elle se souvint qu'elle allait déjeuner et qu'on l'attendait
peut-être. Elle ouvrit au hasard une troisième porte puis une quatrième,
alors seulement elle se trouva dans la salle à manger où elle avait dîné la
veille. Une jeune fille, qui époussetait les meubles, sursauta à son
approche.
« Mademoiselle Véronique ! Mais il fallait sonner, je vous aurais
monté votre petit déjeuner. »
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« Bon, pensa Véronique, encore une bévue.... » Cette petite servante
au visage rieur et déluré allait se moquer d'elle, juger que la descendante
des Vayssière faisait piètre figure dans son château....
Mais, sans laisser paraître la moindre ironie, la jeune fille laissait là
chiffons et plumeau.
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« Elle est si jolie ! »
LA FORTUNE DE VERONIQUE
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 « Maintenant que vous êtes descendue, vous préférez peut-être
que je vous serve ici ? demanda-t-elle. Monsieur et madame déjeunent
toujours dans leur chambre, alors je pensais.... Mais le plateau est prêt, je
vais vous l'apporter tout de suite. »
Elle disparut un instant et rentra, portant un plateau chargé de
porcelaine et d'argenterie. Devant Véronique silencieuse, elle étala de
petits pains chauds, du beurre, plusieurs sortes de confitures.
« Vous désirez peut-être des fruits ? M. Max prend toujours des
oranges.
— Mon cousin n'est pas descendu, lui non plus ? demanda
Véronique.
— Oh ! non, il ne se lève pas avant onze heures. »
A ce moment, le visage ridé de la vieille Clémence apparut dans
l'entrebâillementde la porte.
« Ça te plaît ? demanda-t-elle en souriant. J'ai fait les petits pains
exprès pour toi, c'était ceux que Marguerite préférait.... La crème pour le
café est dans le petit pot, près de la cafetière. Ah ! que ça fait plaisir de te
voir là, mignonne !
— Moi aussi, je suis contente de vous voir », dit Véronique. Elle
se demandait comment appeler la vieille femme. Tout
le monde disait : Clémence, mais il lui semblait qu'elle n'oserait
jamais.... Pourtant elle était Mlle Vayssière, la propriétaire du château;
dès maintenant elle devait apprendre à se comporter en maîtresse.
Comment faire pour y parvenir sans blesser personne ?
« Je vous aime bien, Clémence, dit-elle en souriant à la cuisinière.
— Dieu te bénisse, mon petit agneau ! dit la vieille. Sois comme
ta mère, et tout le monde t'adorera dans le pays.
— J'aimerais bien que vous me parliez d'elle, dit Véronique.
— Tant que tu voudras.... Mais ton oncle Charles t'en parlera
aussi. Il doit bientôt venir aux « Falaises ».
— Mon oncle Charles? dit Véronique avec surprise. Je ne savais
pas que j'avais un autre oncle ?
— Mais si : Charles Vayssière, le frère de ton père. C'est un
explorateur, tu sais, ces gens qui vont dans des pays extraordinaires,
découvrir je ne sais quoi. On n'a pas eu de ses nouvelles pendant quinze
ans, tout le monde le croyait mort, et puis voilà que tout à coup il
annonce son retour à Paris....
 
37
— Il est gentil ? demanda Véronique.
— C'est un original, il n'est jamais du même avis que les autres.
Mais je me sauve, j'ai entendu du bruit, peut-être que c'est madame.
Elle n'aimerait pas me trouver en train de bavarder avec toi. »
Preste malgré son âge, elle disparut dans la cuisine. Véronique
avait bien envie de parler avec la femme de chambre, qui était jeune et
paraissait gaie, mais elle craignait de commettre un nouvel impair et
se contenta de dévorer son déjeuner en silence. Comme tout cela était
bon !
Après le déjeuner, elle sortit se promener dans le parc.
Contournant les communs où elle voyait aller et venir des silhouettes
inconnues, elle se dirigea vers un grand pré et se mit à cueillir des
pâquerettes.
Un piétinement sourd là fit sursauter. Elle se retourna vivement
et vit un cheval tenu à la bride par un homme à cheveux gris.
L'homme toucha sa casquette; Véronique lui sourit gentiment.
« Est-ce que ce beau cheval appartient aux « Falaises » ? lui
demanda-t-elle.
— Oui, dit l'homme fièrement, c'est un poulain de l'année
dernière. Vous êtes Mlle Véronique, je suppose ? Ça vous amuserait,
de voir les chevaux ?
— Il y en a donc d'autres ? dit Véronique.
— Bien sûr, et c'est moi qui m'en occupe. Il y a d'abord
Marcotte, la mère de celui-ci, qui vient de mettre bas un autre
poulain....
— Un tout petit cheval nouveau-né? Oh! je voudrais le voir ! »
s'écria Véronique, les yeux brillants.
Le palefrenier la conduisit aux écuries et ouvrit le box de
Marcotte. Tout contre la jument se serrait une bête singulière, toute en
jambes, avec un corps ridiculement petit et l'air effrayé d'un animal
sauvage.
« Voilà notre Simoun, dit l'homme. Ah ! dame, ils ne sont guère
jolis les premiers jours.... Mais ce sera un très beau cheval, tout
comme Ruiz que je promenais tout à l'heure. Vous ne savez pas
monter, mademoiselle Véronique ? Je vous apprendrai, si vous voulez.
— Tante Nina m'a dit que je monterais avec mon cousin Max. »
Le palefrenier fit la grimace. « M. Max ? il monte comme
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un paquet de linge sale, sauf excuse, mademoiselle Véronique.
Tout juste bon pour gâter les chevaux.... Enfin, c'est le maître, n'est-ce
pas ? Ou du moins c'était le maître ! » ajouta-t-il avec un sourire
montrant qu'il n'ignorait rien des affaires du château.
« Je serai bien contente si vous voulez m'apprendre à monter, dit
Véronique. Mais il faut que je rentre, peut-être qu'on m'attend là-bas. »
En traversant le vestibule, elle jeta un coup d'œil à l'horloge. Sans
s'en rendre compte, elle était restée absente près de deux heures.
« Votre tante vous demande, mademoiselle Véronique, dit la
femme de chambre.
— Mon Dieu, j'espère qu'elle n'est pas fâchée. Il faisait si bon
dehors.... »
Elle se précipita vers le salon, où on lui dit que sa tante l'attendait.
Mme Sivry, enveloppée d'un peignoir de dentelle, était installée dans une
bergère et parcourait des journaux.
« Excusez-moi, tante Nina, balbutia Véronique. J'étais sortie.... Il
ne fallait pas, peut-être ? »
Mme Sivry sourit.
« Mais si, mais si, tu as bien fait d'aller te promener, il faut bien
que tu connaisses le parc.... Je suis enchantée, au contraire, de voir que
tu semblés aimer la campagne. Ton devoir, quand tu grandiras, sera de
t'occuper de ce domaine. « Les Falaises » ne comprennent pas seulement
le château : nous possédons... je veux dire que tu possèdes quatre
fermes. Pour le moment c'est ton oncle qui s'en occupe, mais à ta
majorité... ou à ton mariage —• car rien ne nous dit, n'est-ce pas, que tu
attendras d'avoir vingt et un ans pour te marier ?
— Oh ! j'ai le temps ! dit naïvement Véronique.
— Bien sûr. Mais les années passent vite, tu verras.... » Mme
Sivry poussa un grand soupir. « Ce que je voulais dire, c'est que la
direction d'un domaine comme « Les Falaises » demande une
compétence, une expérience surtout.... Ainsi, tu vois, ton oncle ne s'était
jamais occupé des choses de la terre; oh bien, il a eu du mal à s'y mettre,
j'ai dû beaucoup l'aider. Max sera plus capable, d'abord il adore la
campagne, comme toi. Et puis il ne faut pas oublier qu'il vit aux «
Falaises » depuis l'âge de deux ans....
— Il n'a jamais été en classe ? dit Véronique surprise.
— Jamais... nous avons eu des précepteurs à la maison.
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C'est pourquoi Max connaît parfaitement le domaine. Il te fera tout
visiter, si tu veux. Pas ce matin : je n'aime pas qu'on s'éloigne avant
midi, on risque d'être en retard pour déjeuner. Mais cet après-midi, vous
pourrez vous promener tous les deux et faire le tour des fermes.
— Je veux bien, tante Nina », dit Véronique
Elle aurait préféré sortir seule, mais comment faire ? Aimer la
campagne et s'entendre avec Max : c'était là, semblait-il, tout ce que
tante Nina désirait d'elle.... (Et dire « vous » et « tu » quand il le fallait,
naturellement.)
« J'oubliais, dit tante Nina. Il faut que je te fasse une
recommandation : ne sois pas trop familière avec les domestiques ni
avec les gens du pays. La vieille Clémence a des excuses : elle sert la
famille depuis cinquante ans. Mais avec les autres, garde .tes distances,
n'est-ce pas ? N'oublie jamais que tu es Mlle Vayssière, l'héritière des «
Falaises ».
— J'essaierai, tante Nina.
— Va t'amuser, maintenant. Et ne t'éloigne pas; il est
presque midi, nous déjeunerons dans une demi-heure. »
Le repas se déroula selon le même rite que la veille. Mme Sivry
parlait; de temps à autre son mari approuvait : « Vous avez raison,
Nina.» Une seule fois il prit l'initiative de la conversation; ce fut pour
déclarer que le gigot était un peu trop cuit, il n'y avait plus de rouge dans
la souris. Or, c'était le morceau qu'il préférait, à condition qu'il fût cuit à
point.
« Clémence n'a aucune considération pour moi, dit-il d'un ton
gémissant. Elle sait pourtant bien que si je ne peux pas manger la souris,
ma journée est gâchée. »
Véronique sourit, croyant qu'il plaisantait. Mais non, il était
sérieux; ses yeux se rapetissaient, sa lèvre s'avançait comme celle d'un
enfant qui va pleurer.
Max, lui, ne bronchait pas. Sa mère l'entourait de soins comme un
bébé, lui choisissant lesmeilleurs morceaux, s'oubliant elle-même pour
le servir.
« Je suis sûre qu'elle l'ennuie, pensa Véronique. Elle l'adore, c'est
naturel, mais un garçon de quinze ans préférerait être traité en homme. »
Vers la fin du repas, Mme Sivry demanda d'un ton enjoué :
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« Que comptais-tu faire cet après-midi, Max ? Il me semble que ce
serait une bonne idée de montrer les fermes à ta cousine, qu'en penses-
tu? »
Max jeta un regard sournois à Véronique d'abord, puis à sa mère.
« Bon, dit-il. Mais on ne va tout de même pas y aller à pied ?
— Véronique ne sait pas monter à cheval, mon chéri. Elle
apprendra, je vais lui commander un costume. Mais vous
pourriez faire un tour... au moins jusqu'à la Bredière et au Moulin. »
La perspective n'avait pas l'air d'enchanter Max, mais il ne
protesta pas. Après le déjeuner, on s'installa sur la terrasse qui
dominait la pelouse; Roger apporta le café à M. et Mme Sivry.
« C'est comme un dimanche, pensait Véronique, un merveilleux
dimanche qui ne finirait jamais. »
Elle pensa aux petites et son cœur se serra. Mais cette tristesse
ne dura qu'un instant; trop de choses nouvelles la sollicitaient; le
château, le parc, les fermes, les chevaux, le palefrenier, Clémence....
Tout à coup elle eut envie d'interroger son oncle et sa tante sur ce
mystérieux oncle Charles dont elle avait entendu parler le matin. Mais
comment le faire sans mettre en cause la vieille cuisinière ?
On eût dit que Mme Sivry lisait dans sa pensée, car soudain elle
aborda elle-même le sujet.
« Je ne t'ai pas encore dit, Véronique, que nous allions avoir une
visite, celle de Charles Vayssière, le frère de ton père, qui vient de
passer quinze ans chez les Peaux Rouges.
— Chez les Peaux Rouges ! répéta Véronique en ouvrant de
grands yeux.
— Oui, enfin je le pense..., je ne suis pas très forte sur la
couleur de ces gens-là. En tout cas, Charles Vayssière vient de rentrer
d'Amérique du Sud. Naturellement, il désire faire ta connaissance; je
l'ai invité à passer quelques jours aux « Falaises ».
— C'est bien pour lui faire plaisir, grommela M. Sivry, parce
que Charles....
— Oui, dit Mme Sivry, mieux vaut te prévenir, Véronique,
que Charles Vayssière est un singulier individu. Je ne sais s'il s'est bien
entendu avec les sauvages, en tout cas il est incapable de vivre avec
des gens civilisés. Violent, brutal, intraitable.... Ne t'inquiète pas, il ne
restera que quelques jours.... Et maintenant, mes enfants, si vous
faisiez votre petite promenade ?
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— Il fait encore chaud, dit Max.
— Pas tant que ça ! protesta Véronique qui mourait d'envie de
s'éloigner. Regarde, il y a du vent, les feuilles des arbres bougent.
— D'ailleurs, intervint Mme Sivry, la route est en grande partie
sous bois. J'espère que tu apprivoiseras un peu ton cousin, Véronique,
tu vois comme il est timide ! C'est qu'il a toujours vécu à la campagne,
il n'a pas l'habitude de se promener avec de jolies jeunes filles....
Emporte un cache-col, Max, il fera peut-être frais au retour. Max a là
gorge un peu fragile, expliqua-t-elle à Véronique. »
Un moment plus tard, les deux jeunes gens s'éloignaient
ensemble du château. Max, à son habitude, ne disait mot. En
traversant le pré où le matin elle avait trouvé le palefrenier, Véronique
lui raconta la rencontre.
« C'était Anselme, dit Max. Un sale type, grognon, menteur....
— Il m'avait paru très gentil, dit Véronique surprise.
— Parce que tu n'as pas encore eu affaire à lui. Chaque fois
qu'on veut prendre un cheval, c'est toute une histoire. L'autre jour,
il a mal serré les sangles de ma selle, exprès pour me faire tomber.
— Comment sais-tu que c'était exprès ? demanda
Véronique.
— Je le connais, va ! Dis donc, tu ne pourrais pas marcher un
peu moins vite ?
— Mais je ne marche pas vite du tout ! Est-ce que tu es fatigué?
— Pas encore, mais je le serai bientôt si tu continues. Tu cours
comme si tu comptais trouver un trésor au bout du chemin. Ce n'est
pas si intéressant que ça, de voir des fermes.
— Je croyais que tu adorais la campagne ?
— Je l'adore... enfin... oui, c'est entendu, je l'adore. J'aimerais
bien diriger des propriétés, mais je n'ai aucune envie de soigner les
cochons et les poules.
— Moi, je crois que j'aimerais ça, dit Véronique. A l'orphelinat,
tu comprends, je n'ai jamais eu l'occasion d'essayer.
— Tu ferais bien de ne pas parler de l'orphelinat, dit Max. Nous
avons un rang à tenir dans le pays, tu n'as pas l'air de t'en douter.
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— Je me surveillerai », promit Véronique.
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 « Que c'est beau ! » s'écria Véronique
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Ils marchèrent un long moment sans parler. Le chemin pénétra
sous bois; des fleurs inconnues le bordaient, les arbres bruissaient
comme une musique.
« Que c'est beau ! dit Véronique. Tu ne trouves pas, Max ?
— Oh ! moi, tu sais, j'ai l'habitude ! » fit-il en haussant les
épaules.
Véronique se sentit piquée. « Pourquoi viens-tu, si ça t'ennuie ?
demanda-t-elle.
— Parce que ma mère m'a dit de te montrer les fermes. Sans
ça....»
Véronique réfléchit. « Tu crois que je ne pourrais pas les trouver
toute seule ? questionna-t-elle.
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que tu pourrais rester ici à m'attendre. Je
marche vite, j'aurais bientôt fini, je te reprendrais au retour.
— Ça, dit Max, c'est une idée. Attends, on va aller jusqu'à la sortie
du bois, là je .te montrerai le chemin de la Bredière. Une fois là-bas, tu
demanderas celui du Moulin. Tu ne le diras pas à maman, par exemple ?
— Je ne dirai rien si on ne me le demande pas.
— Et si on te le demande ?
— Je dirai la vérité, je n'ai pas l'habitude de mentir.
— Alors tu m'accuseras ? On vous apprenait de jolies
choses, à l'orphelinat ! »
Cette fois Véronique se fâcha. « Tu m'as dit de ne pas parler de
l'orphelinat, tâche de ne pas commencer ! dit-elle. Surtout que toi, tu
parles de ce que tu ne connais pas.
— Ça va, ça va ! » fit Max d'un air lassé.
Ils arrivèrent au bord d'un grand pré où le chemin se séparait en
deux. « Je vais t'attendre ici, dit Max, il y a du soleil, je pourrai dormir
un moment.
— Tu n'as donc pas dormi cette nuit ? demanda Véronique.
— Tu m'agaces, avec tes questions. Prends le chemin de gauche et
suis-le jusqu'au bout, il te mènera à la Bredière. Dis que tu es Mlle
Vayssière, et tâche de te comporter comme la patronne, tu comprends ?
Mes parents ont eu assez de mal à mettre les fermiers au pas; il ne faut
pas leur faire reprendre de mauvaises habitudes. »
Véronique ne répondit pas. « Ne pars pas d'ici avant mon retour,
dit-elle seulement. Je ne suis pas du tout sûre de retrouver le château
sans ton aide. »
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Elle prit le chemin que Max lui avait indiqué; des haies fleuries
l'encadraient, des abeilles bourdonnaient, en quête de butin. « C'est
merveilleux ! » murmura Véronique, enchantée d'être débarrassée de son
maussade compagnon de route.
Marchant d'un bon pas, elle mit moins d'une demi-heure à atteindre
la Bredière. La ferme lui parut magnifique : trois grandes bâtisses
fraîchement crépies entouraient une grande cour où se trouvaient des
instruments agricoles et des charrettes. Une femme parut sur le seuil de
la maison; Véronique se dirigea vers elle .
« Bonjour, madame, dit-elle poliment. Je suis Véronique
Vayssière.
— Mademoiselle Véronique ! s'écria la femme. Et vous venez
comme ça, toute seule ! Mais vous auriez pu vous égarer ! Entrez,
entrez, on est bien content de vous voir, allez.... Mon mari est à la foire,
mais les enfants sont là, c'est jeudi, ils ne vont pas à l'école. »
Elle fit asseoir Véronique dans la grande cuisineclaire, où quatre
enfants de cinq à dix ans se rassemblèrent autour d'elle et l'examinèrent
avec curiosité. Comme ils n'osaient pas lui adresser la parole, elle leur
demanda s'ils connaissaient l'histoire d'Aladin. Sur leur réponse
négative, elle entreprit de la leur raconter, comme elle le faisait pour les
petites.
« Vous aimez les enfants, mademoiselle Véronique ! » dit la
fermière ravie.
Elle- proposa à la fillette un bol de lait. Véronique n'avait pas faim
(depuis son arrivée au château elle avait toujours l'impression d'avoir
trop mangé), mais la vue du lait encore tiède et crémeux la poussa à la
gourmandise.
« C'est bon ! » dit-elle en posant le bol sur la table. Les enfants ne
voulaient pas la laisser repartir, mais elle dit à la fermière qu'elle devait
aller aussi au Moulin; pourrait-on lui indiquer le chemin ?
« Riquet va vous conduire, dit la femme en désignant l'aîné des
enfants. Tu n'iras pas jusqu'au bout, Riquet, tu as tes devoirs à faire, mais
tu montreras le raccourci à Mlle Véronique — et surtout ne traversez pas
le pré du taureau ! »
Véronique et l'enfant se mirent en route. Riquet expliqua à la
fillette que le taureau se trouvait dans un grand pré entouré de haies
épineuses; il ne fallait jamais passer par là, car Brutus ne reconnaissait
que le fermier.
Parvenu à un croisement de chemins, l'enfant s'arrêta.
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« Maintenant vous n'avez qu'à aller tout droit, dit-il, A votre
gauche, vous verrez une ferme, mais n'approchez pas, c'est chez le
père Croûte, et il est méchant comme le diable.
— Autant que le taureau ? demanda Véronique en souriant.
— Ma foi, peut-être davantage.... La mère Croûte n'est pas
mauvaise, elle, mais elle est « demeurée », c'est à peine si elle
comprend ce qu'on lui dit. Le garçon non plus n'est pas comme les
autres. Vous n'avez pas besoin d'avoir peur de lui ni de la mère, mais si
vous voyez le fermier... sauvez-vous !
— Merci du conseil ! » dit Véronique.
Elle poursuivit gaiement son chemin. Mais tout à coup le sentier
bifurqua. Riquet avait oublié de l'en avertir. Pour éviter le redoutable
père Croûte, elle décida de prendre sur la droite, mais elle avait beau
marcher, elle ne découvrait pas le Moulin. Au bout d'un moment elle
pensa qu'elle s'était trompée, revint sur ses pas et s'égara de nouveau.
Le temps passait; il y avait longtemps qu'elle avait quitté la
Bredière. Elle ne cherchait plus maintenant à se rendre au Moulin,
mais seulement à retrouver le chemin du château et l'endroit où elle
avait laissé Max.
Tout à coup elle aperçut une ferme. Son premier mouvement fut
d'y aller, puis elle hésita : et si c'était justement celle qu'on lui avait
recommandé d'éviter ? Mais elle se ressaisit : elle ne voulait que
demander son chemin; que risquait-elle, sinon d'être chassée ? De
toute façon, mieux valait tenter la chance.
Comme elle approchait, -elle entendit derrière la haie le bruit
d'une voix furieuse. Regardant à travers les épines, elle aperçut dans le
pré attenant à la maison un homme, vêtu d'une blouse, qui tenait un
jeune garçon par le bras et le secouait avec violence, lui administrant
de temps à autre un coup de poing ou un coup de pied.
« C'est comme ça que tu gaspilles le grain, voleur, propre à rien !
criait l'homme. Attends, je vais t'apprendre l'économie, moi, tu
verras!»
Véronique retenait son souffle. D'après ce que lui avait dit
Riquet, l'homme devait être le père Croûte, le garçon, sans doute son
valet. Elle plaignait celui-ci de tout son cœur : n'avait-elle pas plus
d'une fois, elle aussi, été rudoyée par Mlle Berthe ou par Madame ?
Comme tout cela était déjà loin ! La scène à
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laquelle elle assistait lui rappelait ce qu'elle avait déjà presque
oublié : qu'il existe par le monde des enfants malheureux, sans famille,
obligés de gagner leur pain. Qui sait ? ce garçon était peut-être un
enfant trouvé comme ceux de l'orphelinat, un de ceux qui n'avaient pas
la chance d'être envoyés au lycée comme elle, et qu'on plaçait dans les
fermes à douze ans....
L'homme lâcha enfin sa victime et s'éloigna à grands pas furieux
vers la maison. Le jeune garçon s'ébroua comme un chien qui sort de
l'eau, puis, passant vivement par un trou de la haie, se trouva en face
de Véronique.
Le premier mouvement de celle-ci fut un geste de peur. L'aspect
du nouveau venu avait bien de quoi effrayer : un peu plus grand que
Véronique, il était très maigre et émacié : de larges yeux sombres
brillaient sous la toison emmêlée qui lui retombait sur le front.
« Qu'est-ce que vous faites là ? demanda-t-il d'une voix sourde.
— Je passais... je vais à la ferme du Moulin. Je suis Véronique
Vayssière », s'empressa-t-elle d'ajouter.
Le nom ne semblait rien dire au jeune garçon. Il passa la main
par une déchirure de sa chemise en lambeaux et commença à se frotter
les côtes.
« II t'a fait mal ? demanda Véronique avec sympathie. Comme il
avait l'air méchant ! C'est ton maître ?
— C'est mon père », dit le garçon.
Véronique resta 'interdite. Il y a donc des parents qui maltraitent
leurs propres enfants ?
« Qu'est-ce que tu avais fait ? demanda-t-elle.
— J'ai donné du grain à la couveuse; nous l'avons vendue à
ceux de la Bredière, ils viendront la chercher demain. Le prix est fait,
alors mon père ne veut plus qu'on la nourrisse. Mais moi je ne veux
pas que la Noire ait faim. Il peut me battre tant qu'il voudra, elle a
mangé quand même ! » acheva-t-il avec un air de triomphe.
Puis, comme s'il regrettait d'avoir tant parlé, il se tut
brusquement et regarda la fillette d'un air méfiant, comme une bête
sauvage qui a appris à redouter les hommes.
« Comment t'appelles-tu ? » demanda Véronique.
Le jeune garçon ne répondit pas.
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« Tu ne veux pas me dire ton nom ? Dis-moi au moins comment
je peux rentrer au château.
— Au château ? » II ne semblait pas comprendre.
« Oui, aux « Falaises », chez M. Sivry. Tu ne le connais pas ?
— Au château, c'est par là, fit le jeune garçon, en désignant un
chemin qui s'enfonçait dans les 'bois.
— Tu es sûr ? »
Le garçon sourit. Quand il souriait, son visage s'éclairait
subitement; malgré ses haillons et ses cheveux emmêlés, il n'avait plus
l'air aussi farouche.
« Tu dois savoir, dit Véronique. En tout cas, je n'ai pas le choix.
Au revoir ! »
En s'éloignant, elle se retourna. Le garçon sauvage était planté
au bord du sentier, toujours à la même place, et la suivait des yeux
comme une apparition.
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CHAPITRE IV
APRÈS avoir marché quelque temps, Véronique s'aperçut que le
chemin sur lequel elle se trouvait était celui où elle avait laissé Max,
Elle pressa le pas : son cousin aurait-il eu la patience de l'attendre ?
Un peu avant le tournant, elle commença à l'appeler, mais personne ne
répondit. « II sera rentré sans moi, pensa-t-elle désolée. Peut-être me
cherche-t-on partout... Tante Nina doit être très fâchée.... Oh ! mon
Dieu ! »
Se rappelant qu'ils étaient venus à travers bois, elle s'y enfonça;
un chêne magnifique, qu'elle avait remarqué en passant, lui indiqua
qu'elle se trouvait sur la bonne voie. Enfin elle émergea dans le pré
d'où l'on apercevait les tours du château.
Prenant sa course, elle atteignit bientôt les communs, puis l'allée
sablée qui conduisait à la terrasse. Installés devant la grande porte-
fenêtre, M. et Mme Sivry achevaient de prendre le thé. A la vue de
Véronique essoufflée, les cheveux au vent, Mme Sivry s'inquiéta.
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 « Que t'arrive-t-il, Véronique ? demanda-t-elle. Où est Max ?
— Max n'est pas rentré ? dit Véronique avec surprise. Alors je
ne comprends pas... je ne sais pas....
— Vous n'étiez donc pas ensemble ? » dit Mme Sivry en
fronçant les sourcils.
Ne voulant ni mentir, ni mettre Max dans son tort, Véronique

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