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Melissa Theriault - Arthur Danto ou l'art en boite

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Arthur Danto ou l'art en boîte
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau
et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Agnès BESSON, Lou Andreas-Salomé, Catherine Pozzi. Deux
femmes au miroir de la modernité, 20 I O.
Philippe DEVIENNE, Penser l'animal autrement, 2010.
Claire LE BRUN-GOUANVIC, Suite de l'admonition
fraternelle à Maresisus de Jan Amos Comenius. Traduction
française annotée de Continuatio fraternae admonitionis
comenii ad maresium, 2010.
Michèle AUMONT, Dieu à volonté: ultime confidence
d'Ignace de Loyola dans le Récit, 2009.
Jean-Louis BISCHOFF, Les spécificités de l'humanisme
pascalien, 20 IO.
Cécile VOISSET-VEYSSEYRE, Des amazones et des femmes,
2010.
Nathalie GENDROT, L'autobiographie et le mythe chez
Casanova et Kierkegaard, 2009.
Louis-José LESTOCART, L'intelligible
esthétique, 2010.
Salvatore GRANDONE, Mallarmé. Phénoménologie du non-
sens,2009.
Jean REAIDY, Michel Henry, la passion de naître. Méditations
phénoménologiques sur la naissance, 2009.
Dominique NDEH, Dieu et le savoir selon Schleiermacher,
2009.
connaissance
Mélissa ThériauIt
Arthur Danto ou l'art en boîte
t H1t/L f.arnlattan
@ L'HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-11410-4
E~:9782296114104
REMERCIEMENTS
MENER À BIEN la publication de son premier livre est une tâche
aussi excitante qu'éprouvante... surtout pour l'entourage de l' auteure!
J'aimerais par conséquent remercier les nombreuses personnes qui m'ont
appuyée tout au long de ce processus.
Ma reconnaissance va d'abord à Steve Martin et à Simone Pelletier
pour la révision linguistique.
Merci également aux nombreuses personnes ont contribué à ce projet
par le biais de leurs conseils et mots d'encouragement, ainsi qu'à celles qui
ont bien voulu partager leur expérience et leur savoir pour que je puisse
arriver au meilleur résultat possible. Je tenterai ici une liste non exhaustive:
Christian, David, Geneviève, Luc, Marie-Noëlle, Mariève, Natacha, Nigel,
Sophie, Steve, Steve, Steve, Suzanne. Merci à « mes» familles (celle qui est
100% bio et celle qui s'est génétiquement modifiée à partir de ces années
passées à l'UQAM!).
INTRODUCTION
Quand l'art nous met en boîte... ou presque!
SOYEZ HONNÊTE, la situation suivante vous est probablement
déjà arrivée: vous êtes dans un musée ou une galerie, vous arrivez face à un
objet qui n'a rien de beau, rien de spécial. L'incompréhension vous
submerge, vous vous laissez aller à une pointe d'exaspération et vous vous
dites: « C'est de l'art, ça?! »
Ça y est: vous êtes tombé dans le piège tendu par l'artiste. Même le
spécialiste ou le connaisseur aura, un jour ou l'autre, cette réaction tout à
fait normale. L'éclatement des règles de la production de l'art déstabilise
notre rapport aux oeuvres depuis que des objets ordinaires sont extirpés de
leur banal contexte d'usage pour être exposés, scrutés et détournés de leur
vocation première. Il est donc parfaitement légitime de se demander parfois
- comme nous le faisons tous - ce qu'ils font là.
Le philosophe Arthur C. Danto s'est posé la même question en 1964
à la Stable Gallery devant une œuvre d'Andy Warhol, les célèbres Boîtes
Brillo. La réponse à cette question a mené à la publication d'un ouvrage qui
a marqué la philosophie de l'art du vingtième siècle, The Transfiguration of
the Commonplace, traduit en français en 1989 sous le titre La
transfiguration du banal.
***
9
Les bouleversements dans la pratique artistique du vingtième siècle
sont apparus comme autant de défis lancés aux philosophes puisqu'ils ont
forcé ceux-ci à revoir de fond en comble leur compréhension des
phénomènes artistiques. Ces changements les ont amenés à conclure que la
réflexion sur l'art devait être affranchie de plusieurs présupposés - voire des
dogmes - hérités de l'esthétique philosophique classique afin d'en finir avec
cet assujettissement philosophique de l'art.
Plusieurs auteurs se sont donc efforcés de repenser l'art en se
dégageant des assises classiques dans lesquelles il était historiquement
inscrit (notamment à travers les concepts d'idée de beau, de goût, de génie).
Parmi ces derniers, on trouve Arthur C. Danto. Né aux États-Unis en 1924,
il étudie les arts et la peinture avant de se tourner vers la philosophie. Ses
premiers travaux portent sur l'œuvre de Hegel, dont l'influence le suivra
tout au long de sa carrière. Pourtant, c'est un commentaire critique de
Wittgenstein à propos du penseur allemand qui évoque le mieux la quête
intellectuelle que Danto poursuivra pendant des décennies: « Il me semble
que Hegel veut toujours nous montrer que les choses qui ont l'air
différentes sont en fait identiques, alors que ce qui m'intéresse, c'est de
montrer que des choses qui ont l'air identiques sont en fait différentes» I.
On ne saurait donc sous-estimer son influence dans le renouveau de
la réflexion en esthétique et en philosophie de l'art: le penseur américain
s'est employé à donner un grand coup de balai dans les idées préconçues au
propre comme au figuré puisqu'il l'a fait à l'aide... de boîtes de produits
ménagers2. C'est bel et bien «avec Brilla» (en référence aux célèbres
reproductions de boîtes d'un produit nettoyant exposées en 1964 par Andy
Warhol) qu'il met en évidence certaines erreurs fréquentes dans les
discussions sur l'art et propose de jeter un regard neuf sur la question. Le
projet philosophique de Danto consistera donc à montrer quelle est la
différence entre l'œuvre d'art et l'objet ordinaire. Bien qu'elles soient
identiques à l'œil nu, il y a quelque chose qui différencie la boîte de Brilla
de Warhol de celle qu'on trouve au supermarché et c'est à partir de cette
1 Rapporté dans (Danto, 2000, p. 79).
2 Le titre de cet ouvrage a bien sûr été emprunté à l'excellent article de Richard Shusterman
dont on trouvera la référence complète en bibliographie.
10
interrogation que cet auteur prolifique fera, dès les années soixante, sa
marque dans les milieux intellectuels et artistiques. Sa réflexion
philosophique est nourrie par son intérêt pour les arts visuels, sa pratique
artistique ainsi que son expérience en tant que critique d'art pour le
périodique The Nation; un demi-siècle de bouleversements dans le monde
artistique et philosophique nous est raconté par ce passionné d'art qui nous a
livré une philosophie de l'art aussi riche et originale que stimulante.
Il est toutefois difficile de rendre justice à un penseur ayant à son
actif une feuille de route aussi impressionnante et c'est en toute
connaissance de cause que nous soumettons au lecteur un aperçu qui ne
représente guère plus que la pointe de l'iceberg. On pourrait nous reprocher
d'avoir laissé de côté l'œuvre considérable de Danto en tant que critique
d'art: à cela nous répondons que c'est aux artistes eux-mêmes qu'une telle
tâche revient. Ne sont-ils pas ceux dont le travail a été scruté et analysé par
l'œil perçant d'un de leurs pairs? S'il est vrai que «choisir, c'est
renoncer », cela s'applique particulièrement ici, puisque nous renonçons à
cette mission impossible qui viserait à rendre justice à l'ensemble de
l'œuvre de Danto dans ce court ouvrage.
Nous avons choisi en toute modestie de présenter sa pensée à travers la
notion d'interprétation, qui fera office de fil directeur. Ce choix s'imposait
vu la richesse et la quantité impressionnante des sujets traitéspar le penseur
américain: dès la fin des années quatre-vingts, il se consacre à la critique
d'art (qu'il pratique depuis plus d'un quart de siècle) et met en pratique la
théorie soigneusement mûrie dans les décennies précédentes. Toutefois, la
notion d'interprétation est un thème récurrent qui occupe une place centrale
dans sa réflexion: plus neutre que l'évaluation, elle agit comme critère de
démarcation entre les objets ordinaires et les œuvres d'art. Elle est selon
Danto ce qui «transfigure» l'artefact en œuvre d'art, ce qui fait que l'objet
banal devient spécial. Ainsi, pour arriver à rendre l'essentiel de son apport,
nous nous concentrerons sur son ouvrage majeur, La transfiguration du
banal où cette notion est abondamment discutée et analysée.
Pour ce faire, un retour sur quelques éléments marquants du
vingtième siècle s'impose afin de mettre en évidence les développements en
esthétique et en philosophie de l'art qui ont influencé la pensée de Danto.
On pourrait résumer la situation en disant que le penseur américain a
navigué entre deux positions extrêmes, à savoir le courant wittgensteinien
(qui repoussait les questions esthétiques du revers de la main en invoquant
leur caractère indéfinissable) et l'attitude conventionnelle (qui consiste à
11
s'accrocher à une vision de l'art calquée sur le paradigme classique). La
philosophie de l'art qu'il nous propose s'appuie sur une connaissance solide
des développements récents dans la pratique et la théorie artistique, ce que
cherche à mettre en valeur la deuxième partie de cet ouvrage: on y
présentera une analyse détaillée portant sur le rôle de l'interprétation dans
l'ontologie de l'art mise de l'avant par Danto.
La troisième partie vise à exposer de façon critique les reproches
adressés à Danto par ses commentateurs, adversaires comme sympathisants.
Nous analyserons certains aspects problématiques du processus interprétatif,
ce qui permettra de situer la pensée de Danto dans les débats qui ont cours
actuellement en philosophie de l'art. Cela permettra également d'orienter
notre réflexion vers l'un des problèmes déterminants de ce domaine:
comment rendre compte du foisonnement de la production artistique et
proposer une philosophie de l'art plus inclusive, plus sensible à la diversité
de l'art d'aujourd'hui?
12
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PARTIE
Les influences de Danto
L'héritage wittgensteinien
LA PHILOSOPHIE DE WITTGENSTEIN a eu un impact majeur
sur la pensée des philosophes analytiques et en cela, Danto ne fait pas
exception3. Bien que Wittgenstein ne soit évidemment pas le seul à avoir eu
une influence décisive sur sa pensée, l'apport du penseur viennois sur la
philosophie de l'art de la seconde moitié du vingtième siècle
(principalement à travers sa philosophie du langage) est inéluctable. Il
s'impose ainsi d'en exposer les grands traits ici afin de mettre en lumière les
enjeux théoriques qui monopolisent l'attention au moment où Danto amorce
sa réflexion en philosophie de l'art. Les principes communément admis dans
le courant analytique à la suite de Wittgenstein seront d'ailleurs critiqués par
Danto, qui récuse l'abandon des tentatives de définition de l'art ainsi que
son remplacement par le concept de ressemblances de famille. Il n'en
3
Une version modifiée de cette section a fait l'objet d'une publication antérieure: «Trente
ans après La transfiguration du banal: Danto, héritier de Wittgenstein », iE. Revue
canadienne d'esthétique, vol. 14 (été 2008).
15
demeure pas moins que le regain d'intérêt pour l'esthétique dans le monde
anglo-américain des années cinquante contraste avec la situation qu'on
pouvait observer au début du siècle, où ces questions étaient laissées de
côté. Comme l'expliquent si bien Nelson Goodman et Catherine Elgin, les
débuts de la philosophie analytique sont marqués par un rejet de l'esthétique
philosophique:
La philosophie analytique naissante laissait intention-
nellement de côté l'esthétique. Elle admettait qu'il est sot de
chercher une règle pour déterminer la signification d'un
symbole esthétique. Elle espérait seulement trouver des
règles pour les signes plus simples, ceux de la science et du
langage ordinaire. (Goodman et Elgin, 1990, p. 90)
Au moment où la philosophie analyti~ue en est à ses balbutiements,
plusieurs des théories esthétiques dominantes sont tributaires de l'influence
néo-hégélienne et définissent l'art comme une forme d'expression. Cela ne
pouvait présenter que peu d'intérêt pour les analystes, qui se réclament de la
première théorie de la signification Wittgenstein, telle qu'énoncée dans le
Tractatus logico-philosophicus. Dans le cadre de son analyse de la
proposition, Wittgenstein y soutient que les énoncés esthétiques, tout
comme les énoncés éthiques, n'ont pas de contenu positif auquel on peut
attribuer une valeur de vérité, ce qui en fait par le fait même des énoncés
dénués de sens. Ceux qui se réclament des idées de Wittgenstein vont alors
naturellement laisser de côté ces questions.
Ironiquement, c'est aussi par le biais de Wittgenstein que l'attention
des analystes sera à nouveau portée sur l'esthétique, sujet que le penseur
viennois perçoit comme étant « très vaste et tout à fait mal compris»
(Wittgenstein, 1971, ~ 1.1). En effet, la réflexion sur l'art et l'esthétique sera
relancée dans une autre direction par le biais de Leçons et conversations sur
l'esthétique - un recueil de notes d'étudiants publié à titre posthume -, d'où
seront tirées quelques idées qui seront reprises par les disciples de
Wittgenstein. En fait, malgré la passion connue de Wittgenstein pour les arts
- on sait qu'il était mélomane, amateur de cinéma et issu d'une famille de
mécènes - peu de ses écrits portent spécifiquement sur ces questions. C'est
4
On peut penser ici aux travaux de Croce et Collingwood, mais également à ceux de John
Dewey.
16
donc presque un abus de langage de parler de «l'esthétique» de
Wittgenstein, mais il n'en demeure pas moins que les formules-choc livrées
à ses élèves ont été largement diffusées, discutées et adoptées. Puisque ce
sont des textes tardifs, Wittgenstein inscrit sa réflexion esthétique dans une
théorie de la signification qui accorde un statut particulier aux énoncés et
adjectifs esthétiques. La condition pour qu'un énoncé soit doté de sens n'est
plus qu'on puisse lui attribuer une valeur de vérité, mais plutôt qu'il soit
intégré dans un ensemble d'usages et de règles: il faut donc se pencher sur
le fonctionnement des énoncés et adjectifs esthétiques pour en déterminer la
signification. Mais ceux qui s'intéressent à l'esthétique ne sont pas pour
autant au bout de leurs peines. Puisque les adjectifs esthétiques sont le plus
souvent employés comme interjections, souligne Wittgenstein, ils ne
transmettent pas de contenu mais expriment généralement un sentiment
(Bouveresse, 1973 p. 158).
Puisqu'ils cherchent à repenser l'esthétique au-delà des théories
classiques et expressivistes de l'art qui avaient dominé le début du siècle
sous diverses formes teintées d'hégélianisme, plusieurs philosophes de
langue anglaise s'intéressent désormais aux idées lancées par Wittgenstein.
Ils traitent alors les problèmes esthétiques (et artistiques) en empruntant des
notions de la philosophie de Wittgenstein telles que celles de forme de vie et
ressemblances de famille. C'est au profit de cette idée de ressemblances de
famille qu'on en vient à écarter l'idée qu'il faille absolument formuler une
définition en termes de conditions nécessaires et suffisantes pour
comprendre ce qui est particulier à l'art. En effet, puisque la diversité des
formes d'art regroupées sous un même terme rend difficile une formulation
suffisamment (mais pas trop) inclusive sur le plan extensionnelle, on
emprunte à Wittgenstein une autre approche, soit comprendre l'art comme
un concept ouvert, suivant l'injonction contenue dans le célèbre passage des
Investigations philosophiques:
Ne dites pas: « il faut que quelque chose leur soit commun
[...] mais voyez d'abord si quelque chose leur estcommun
[...] Et tel sera le résultat de cette considération: nous voyons
un réseau complexe d'analogies qui s'entrecroisent et
s'enveloppent les unes les autres... (Wittgenstein, 1961, part.
I, sect. 66-67)
C'est un peu plus loin dans ce même texte qu'il emploiera
l'expression qui sera des plus utilisées par les théoriciens: «Je ne puis
caractériser mieux ces analogies que par le mot: "ressemblances de
17
familles" [sic] ». En utilisant le concept de ressemblances de famille, on
peut de fait plus facilement expliquer que des activités aussi différentes que
la musique de chambre, la tragédie grecque, les installations multimédia et
les toiles de Lichtenstein soient regroupées sous le même concept, celui
«d'œuvre d'art ». Même si ces activités n'ont pas nécessairement une
caractéristique en commun, elles partagent certains traits de ressemblance,
elles ont un « air de famille ». C'est là, dit Wittgenstein, le seul moyen de
comprendre la particularité du concept d'art et d'éviter les erreurs et
insuffisances des théories artistiques précédentes. Il est donc inutile de
définir l'art en termes de conditions nécessaires et suffisantes: la
compréhension du concept d'art doit plutôt passer par l'étude des pratiques
linguistiques reliées à l'art (ou desformes de vie contenues dans l'art).
Bien sûr, Wittgenstein n'était pas le seul à avoir vu les problèmes
des tentatives définitoires en esthétique5, mais son influence contribue à
l'accentuation de la tendance de l'époque qui tend vers l'abandon des
tentatives de définition de l'art sous forme extensionnelle, c'est-à-dire à
l'aide de critères nécessaires et suffisants. On retrouve cette position
clairement exprimée dans « Le rôle de la théorie en esthétique », un célèbre
article du philosophe américain Morris Weitz:
La théorie esthétique, au sens d'une définition vraie ou d'un
ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes de l'art, est-
elle possible? L'histoire de l'esthétique, à elle seule, devrait
ici nous arrêter. Car, en dépit du grand nombre de théories,
nous ne semblons pas plus près du but aujourd'hui qu'on ne
l'était au temps de Platon. (Weitz, 1988, p. 27)
Convaincus par les arguments de Wittgenstein, plusieurs
abandonnent effectivement l'entreprise. Toutefois, si ces arguments
semblent convaincants pour une majorité de philosophes jusqu'aux années
soixante-dix, certains y résistent. Danto, par exemple, renoue avec les
tentatives définitoires et affirme qu'il est possible de déterminer
définitivement, à condition que l'on emploie des critères appropriés, si un
objet est une œuvre d'art ou non. La transfiguration du banal constitue donc
sur ce point un virage marqué (et remarqué) par rapport à ce qui se disait à
5
Voir à ce sujet (Kivy, 1997, p. 32).
18
l'époque en esthétique, ce qui explique les remous causés par ce retour
d'une forme d'essentialisme. En remettant en question la pertinence de
l'idée de ressemblances de familles comme moyen de comprendre la
particularité du concept d'art, Danto allait quelque peu à contre-courant.
Il tente donc de trouver des éléments qui seraient communs à toutes
les œuvres d'art et qui permettraient d'en formuler une définition, une
tentative qui semble vaine aux yeux de ceux qui comptabilisent les échecs
de différentes théories de l'art à rendre compte adéquatement de la pratique
du vingtième siècle. À ceux qui doutent de la possibilité de produire cette
définition, il répond qu'une définition de l'art « ne saurait être fondée sur
une inspection directe des œuvres» et qu'ignorer le problème, comme le fait
Wittgenstein, ne saurait constituer une réponse satisfaisante (Danto, 1989, p.
24). Ses successeurs ont donc vu juste en soulignant qu'il y avait un
problème avec les définitions de l'art, mais ont été exagérément pessimistes
en qualifiant l'entreprise d'impossible.
De la philosophie de l'action à la philosophie de l'art
On pourrait avoir l'impression que Danto rejette l'héritage
wittgensteinien puisqu'il conteste certaines de ses thèses les plus
importantes. L'influence de Wittgenstein se limite-t-elle à fournir à Danto
matière à critique? Aucunement: Danto conserve de son prédécesseur
certains principes qui ont eu une influence marquante sur sa propre
philosophie de l'action6, domaine qu'il explore durant les années soixante-
dix.
La pensée de Wittgenstein joue donc un rôle particulièrement
important puisque la philosophie de l'art de Danto est une transposition de
6
D'autres emprunts à Wittgenstein viendront plus tard, alors qu'i! se consacrera à la
critique d'art et qu'il adapte sa position à un pluralisme qu'il ne peut plus éviter (puisqu'il
est le corollaire de sa propre thèse de la fin de l'art). Danto s'exprime ainsi: « C'est bien
sûr à Wittgenstein que j'emprunte la notion de ((forme de vie ». Il a dit : (( Se représenter
un langage signifie se représenter une forme de vie (Investigations philosophiques, ~19) ».
Mais la même chose vaut pour l'art: imaginer une forme d'art, c'est imaginer une forme
de vie dans laquelle elle joue un rôle.» (Danto, 2000, p. 296). Il se rangera donc finalement
aux côtés du penseur viennois en considérant que les différentes pratiques artistiques qui se
succèdent ou se côtoient au fil de l'histoire appartiennent à autant de formes de vie, et que
les considérer uniquement à partir des critères physiques constitue une erreur.
19
sa propre philosophie de l'action qui est construite autour du concept de
basic action (Danto, 1989, p. 34 ; Danto, 1979, p. 471-495). Ce concept
avait été développé à partir d'un problème posé par Wittgenstein dans les
Investigations philosophiques: « .. .quand "je lève mon bras ", mon bras se
lève. Et voici né le problème. Qu'est-ce que la chose qui reste, après que
j'ai soustrait le fait que mon bras se lève, de celui que je lève mon bras? »
(Wittgenstein, 1961, ~ 621). On se trouvait là face à un problème concernant
l'ontologie de l'action: est-ce que c'est le simple mouvement du bras qui
constitue l'action ou quelque chose d'autre? On s'entend évidemment pour
dire que l'action ne se réduit pas au simple lever du bras: il y a là quelque
chose de plus qu'un mouvement physique. La réponse de Wittgenstein est
que cette autre chose n'est pas une intention ou une volonté de l'agent, mais
plutôt un contexte. Assumer que la signification est dans l'objet physique
(c'est-à-dire lorsqu'on considère que c'est le mouvement du bras qui fait
l'acte de saluer) reviendrait à ignorer un élément important, à savoir que
cette signification est le résultat de la mise en relation de l'objet avec son
contexte d'exécution.
C'est cette conclusion qui amènera Danto à considérer que l'œuvre
d'art est quelque chose de plus que le support matériel dans lequel elle
s'incarne. Si une action ne se réduit pas à un mouvement visible, une œuvre
d'art ne peut non plus se réduire à sa dimension physique (perceptible) : elle
possède aussi une dimension sémantique qui est d'ordre contextuel. C'est
donc cette idée qu'il avait développée dans Analytical Philosophy of Action7
qui se représentera ensuite sous diverses formes autour d'une même
question générale (Danto, 1989, p. 36). Comment expliquer le passage d'un
objet ou d'un événement d'une catégorie à l'autre, si ce ne sont pas les
critères perceptuels qui déterminent l'appartenance à cette catégorie, comme
on l'avait supposé jusqu'alors? Le fond théorique qui demeure lorsque
Danto transpose sa philosophie de l'action à la philosophie de l'art réside
donc dans l'irréductibilité de l'objet analysé à sa dimension perceptible,
qu'il soit question d'une philosophie du langage, d'une philosophie de
l'action ou d'une philosophie de l'art. Puisqu'il faut faire intervenir une
dimension supplémentaire pour que l'unité de base (mot, action ou œuvre)
fasse sens, on se retrouve face à une constante au point de vue
épistémologique.
7
C'est d'abord dans Analytical Philosophy of History que Danto utilise l'argument des
indiscernables, qu'il reprend ensuite dans Analytical Philosophy of Action.
20
Une œuvre d'artn'est donc pas un objet ayant des propriétés
physiques particulières, mais bien un objet qu'on se représente comme
ayant une signification particulière. L'interprétation fonctionne donc chez
Danto de façon analogue au concept de « voir comme» développé par
Wittgenstein. C'est du moins ce qu'on peut dégager de la conclusion à
laquelle il parvient lorsque, procédant à partir d'une interrogation
wittgensteinienne en philosophie de l'action, il applique la même méthode à
la philosophie de l'art. Utilisant en guise d'exemple paradigmatique l'œuvre
de Warhol, Danto établit à l'aide de ce qu'il appelle 1'« argument des
indiscernables» que l'apparence d'un objet n'est jamais suffisante pour
indiquer si cet objet est une œuvre d'art ou non. Trivial en apparence, le
constat mérite d'être étudié. Puisque les Boîtes Brillo de Warhol ne
présentent aucune différence visuelle avec de vraies boîtes de Brillo8 (une
marque de commerce de tampons à récurer populaires à l'époque), Danto se
trouve face à un problème de taille qui l'amène à se poser la question
suivante: comment peut-on expliquer qu'une paire d'objets identiques
puisse être constituée d'un objet qui est une œuvre d'art et d'un autre qui
n'en est pas une?
Certains auteurs, tentant de résoudre le problème laissé en suspend
par Wittgenstein et ses successeurs, ont proposé d'utiliser les concepts
d'« expérience esthétique» et d'« attitude esthétique »9, où l'œuvre d'art est
comprise comme quelque chose visant à provoquer une expérience
satisfaisante, et doit être appréhendée d'une façon particulière. Toutefois,
ces tentatives n'étaient pas satisfaisantes pour Danto : on ne peut
évidemment pas se baser sur le concept d'expérience esthétique (tel qu'ont
tenté de le faire des auteurs tels que Bell, Dewey et Beardsley), puisque
deux objets semblables devraient, en toute logique, provoquer une même
expérience 10.
8
Évidemment, Boîtes Brilla peut poser problème à la limite parce qu'elle est un fac-similé;
l'urinoir de Duchamp est un exemple plus approprié puisqu'il est un « vrai» urinoir.
9
« C'est l'attitude que nous prenons qui détermine notre façon de percevoir le monde. Une
attitude est une manière d'orienter et de régler notre perception. Nous ne voyons ni
n'entendons jamais sans discrimination tout ce qui est dans notre environnement. Au
contraire, nous « prêtons attention» à certaines choses [...] Finalement, avoir une attitude
c'est être favorablement ou défavorablement orienté» (Stolnitz, 1988, p. 103-104).
10
L'intérêt que peut révéler la notion d'expérience sur le plan philosophique est d'un autre
ordre: « si la notion de l'attitude esthétique s'est avérée n'avoir pas de valeur théorique
21
Reste alors la notion d'attitude, comprise comme une perception
désintéressée, détachée de toutes considérations utilitaires ou de la poursuite
d'un objectif (Stolnitz, 1988, p. 104-108). Dans cette perspective, pour
comprendre ce qui fait la particularité de Boîtes Brillo, il suffirait d'oublier
que ce sont en fait des boîtes de produit ménager pour se concentrer sur
l'effet produit par les lignes, les couleurs, etc. La circularité de cette
hypothèse est évidente: pour adopter une « attitude esthétique» face à une
œuvre, il faut d'abord savoir que c'est une œuvre. Certains aspects de la
notion d'attitude esthétique sont également problématiques!! : en quoi
consiste cette action de « mise à distance» ? Est-ce que tout le monde peut
avoir une attitude esthétique? Comment peut-on être sûr que l'on a une
attitude esthétique et surtout, de quoi est-elle constituée? Il fallait donc
trouver une autre solution que de faire appel au perçu pour arriver à
formuler une théorie satisfaisante. La différence entre une œuvre d'art et sa
réplique ordinaire, nous dit Danto, tient à ce que la première est vue comme
une œuvre d'art, et non la seconde, d'où l'utilisation de la métaphore de la
transfiguration.
Il apparaît donc que l' œuvre est un tout qui englobe la composante
physique et la dimension interprétative: elle ne peut pas être comprise
uniquement à partir de ses propriétés esthétiques. Pour comprendre ce qui
fait qu'on se retrouve en présence d'une œuvre d'art plutôt qu'un simple
objet, il faut alors se pencher sur le fonctionnement du processus
interprétatif, c'est-à-dire la façon dont nous nous représentons l'objet en
relation avec le contexte et avec les autres œuvres pour lui attribuer une
signification. C'est donc l'interprétation qui fait l'œuvre d'art dans la
mesure où elle permet à un objet ordinaire d'être considéré comme une
œuvre d'art12.
pour l'esthétique, elle a une valeur pratique pour l'appréciation de l'art...» (Dickie, 1988, p.
132).
11« La théorie de l'attitude égare l'esthétique d'une seconde manière, en prétendant que la
relation d'un critique à une œuvre d'art est différente, en genre, de la relation qu'ont avec
elle d'autres personnes» (Dickie, 1988, p. 125).
!2 Danto parle effectivement souvent de l'interprétation mais en dit très peu sur la question
à savoir à qui doit échoir ce rôle (Romano, 1993, p. 186).
22
Questions esthétiques, artistiques et psychologiques
On trouve également chez Wittgenstein deux clarifications qui
auront une influence notable chez Danto. Premièrement, il insiste sur la
distinction entre les questions artistiques et les questions esthétiques;
deuxièmement, il soutient que tenter de comprendre ces questions en termes
de réactions physiologiques et psychologiques constitue une erreur.
Wittgenstein tente en fait d'éviter d'adopter une position qui impliquerait
des présupposés déterministes, comme celle (résultant selon lui d'une
confusion conceptuelle) voulant que l'étude des mécanismes
psychologiques puisse régler les problèmes centraux reliés aux questions
esthétiques. À ce propos, il s'exprime ainsi dans les Investigations
philosophiques:
On dit souvent que l'esthétique est une branche de la
psychologie. C'est l'idée qu'une fois que nous aurons fait des
progrès, nous comprendrons tout - tous les mystères de l'Art
- par le biais d'expérimentations psychologiques. Pour
excessivement stupide que soit cette idée, c'est bien cela en
gros. Les questions n'ont rien à voir avec l'expérimentation
psychologique, mais reçoivent leur réponse d'une façon
complètement différente. (Wittgenstein, 1971, ~ 35-36)
Il insiste également sur cette précision dans Leçons et conversations
sur l'esthétique: la psychologie n'est pas à même d'expliquer les jugements
esthétiques et il ne saurait avoir « la moindre liaison entre ce dont
s'occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre d'art»
(Wittgenstein, 1971, ~ 2.7). La spécificité des œuvres d'art (c'est-à-dire ce
qui les distingue des objets ordinaires) ne peut donc pas non plus être
expliquée à partir de la chaîne causale de nos représentations de l'œuvre ou
de l'objet. Expliquer de quelle manière on perçoit une œuvre d'art, ou
comment on réagit à son contact ne nous permet pas de comprendre ce qui
fait que l'on est en présence d'une œuvre d'art, ou encore si c'est une bonne
œuvre d'art. Wittgenstein fait appel à la distinction entre motif et cause pour
montrer que le rôle de l'esthétique en philosophie est de donner des raisons
qui expliquent pourquoi ces questions sont comprises de telle ou telle façon,
et non pas de cerner les éventuelles causes de cette compréhension
(Bouveresse, 1973, p. 174). Danto, tout comme Wittgenstein, insistera donc
plus tard sur les risques de confusions possibles entre les questions
esthétiques et celles liées à la psychologie de la perception, à l'encontre de
23
ceux qui tentent d'établir une correspondance causale entre les œuvres et
des états mentaux 13.
Si Danto s'exprime en termes plus modérés que Wittgenstein sur le
rôle que jouent les considérations psychologiques et esthétiques dans notre
compréhension de l'art, cette idée joue néanmoins chez lui un rôle
important. L'argument des indiscernables met en évidence que l'étude des
dimensions psychologiques et perceptuelles n'est pas une solution
permettant d'éclairer lesmystères irrésolus de la philosophie de l'art: elle
ne permettrait pas de distinguer la dimension esthétique de la dimension
artistique de l'œuvre. En fait, l'importance de la distinction entre esthétique
et artistique sur laquelle Danto s'attarde dans le quatrième chapitre de La
transfiguration du banal était déjà soulignée par Wittgenstein en ces
termes:
Je vois en gros ceci - il y a un domaine où l'on exprime son
plaisir [...] puis il yale domaine de l'Art qui est tout à fait
différent, bien que souvent votre visage ait la même
expression... (Wittgenstein, 1971, ~ 2.4)
Bref, c'est à partir des questions soulevées par Wittgenstein que
Danto conclut que d'aborder les œuvres d'art dans une perspective
strictement esthétique reviendrait à les aborder hors contexte, c'est-à-dire
détachées de leur sens. Prendre l'œuvre hors contexte (c'est-à-dire
s'intéresser uniquement à l'objet physique) est une erreur équivalente à celle
qui consiste à croire que l'action se réduit au mouvement - comme si le fait
de saluer ne tenait qu'à un mouvement du bras ou que Fontaine, la
« sculpture» de Marcel Duchamp, était une œuvre d'art parce que la
porcelaine étincelante dont elle est faite nous incite à la contemplationl4.
Ainsi, l'exemple de Boîtes Brillo montre une insuffisance au sein des
théories de l'art du vingtième siècle encore aux prises avec certains
présupposés; elles n'étaient plus à même de rendre compte des
développements artistiques de l'époque.
13
Voir à ce sujet (Solomon et Higgins, 1993, p. 116).
14
Un exemple: c'était ce que faisaient ceux qui ont affirmé qu'on devait porter attention à
la blancheur et la brillance de Fontaine (Danto, 1989, p. 15).
24
Les idées mises de l'avant par Danto ont donc eu un impact majeur
et après deux décennies de forte popularité, les théories
néowittgensteiniennes ont commencé à perdre du terrain. À la suite de celle
de Danto, d'autres approches (dont les théories institutionnelles comme
celles de George Dickie et Ted Cohen, ainsi que les théories historiques de
l'art de Noël Carroll et Jerrold Levinson) ont montré qu'il était possible de
formuler des critères clairs d'appartenance à la classe des œuvres d'art sans
restreindre les possibilités d'innovation ni exclure certains types d'objets ou
de pratiques (Carroll, 1999, p. 265). Il n'était à ce moment alors plus
nécessaire de faire appel aux notions de concept ouvert ou de ressemblances
de famille pour parler d'art: le fait qu'un objet en particulier fonctionne
(c'est-à-dire qu'il soit reconnu) au sein des institutions de l'art, par exemple,
pourrait servir de critère de reconnaissance. Les tentatives pour trouver des
critères d'appartenance à l'art pouvaient alors reprendre de plus belle:
l'alerte à l'impossibilité définitoire était levée.
Ce retour aux tentatives de définition s'explique en partie par
certains problèmes liés à l'usage même du concept de ressemblances de
famille, problèmes qui ont d'abord échappé à ceux qui ont repris cette idée
de Wittgenstein. Premièrement, faire appel à un concept de ressemblances
de famille pour comprendre l'art n'était pas assez précis pour qu'on puisse
construire à partir de là une philosophie de l'art convaincante. Cet air de
famille peut en effet se trouver même entre des pratiques ou objets qui
n'appartiennent pas à l'art. Par exemple, la gymnastique a des airs de
famille avec certaines formes de danse et la lutte de la WWE est tellement
mise en scène qu'elle est plus proche du théâtre que d'un quelconque sport,
la peinture par numéro n'est pas considérée comme un art malgré qu'elle ait
quelques points communs avec la peinture « artistique» et le moins qu'on
puisse dire, c'est que n'importe quelle boîte de Brillo a pour le moins un air
de famille avec Boîtes Brillo. Ce concept n'est donc pas assez précis pour
qu'on puisse déterminer par son concours ce qui est une œuvre d'art et ce
qui n'en est pas une (Carroll, 1999, p. 265). C'est d'ailleurs le même
reproche qui avait été adressé à l'esthétique de Dewey, lorsqu'il avait tenté
de définir l'art par le biais de la notion d'expérience: plusieurs choses
procurent une expérience comparable à celle que procure l'art, sans qu'on
puisse dire pour autant que ce soit de l'art.
De plus, Carroll souligne que c'est en fait une erreur de parler de
ressemblances de famille lorsqu'il est simplement question de ressemblance,
parce que les ressemblances de famille sont dues à une origine commune
aux membres qui la composent, ce qui n'est pas nécessairement le cas des
25
œuvres d'art (Carroll, 1999, p. 225). Nonobstant ces objections, le concept
de ressemblances de famille, en tant qu'explication de l'utilisation d'un seul
terme pour désigner une pluralité de pratiques, comporte visiblement une
grande force de persuasion, à en croire le passage suivant:
Comme le montre Wittgenstein, il n'y a pas de raison de
supposer à priori que l'utilisation d'un terme très général peut
et doit être expliquée et justifiée par l'existence d'une
propriété commune a tous les objets auxquels il est appliqué
de façon pertinente. [Nous soulignons] (Bouveresse, 1973, p.
156)
Le fait même que l'on puisse parler «d'application pertinente»
implique que pour utiliser le mot art, on doive faire appel à des règles
d'utilisation de ce concept. Or, ces règles sont en l'occurrence des
conditions d'appartenance à une classe d'objet, peu importe qu'on arrive à
la définir explicitement ou non. Mêmes des termes très généraux comme
« art» ne sont pas attribués arbitrairement à des objets: ces objets sont
regroupés sous le même terme parce qu'il y a des raisons - historiques,
pragmatiques, formelles... - de les classer sous la catégorie œuvre d'art,
plutôt que celles de traité de psychologie, de pamphlet politique, etc.
Regarder, voir et reconnaître
Ce problème renvoie donc à une autre dimension de l'oeuvre. Danto
rappelle que la tâche de la philosophie de l'art n'est pas d'apprendre à
reconnaître si un objet est une œuvre d'art ou non, mais expliquer ce que les
œuvres ont en commun. Il n'est donc pas possible de simplement « regarder
et voir» (comme le prétendait Wittgenstein) comment fonctionnent les
œuvres. Déterminer quelles ressemblances elles entretiennent entre elles et
expliquer comment des pratiques aussi différentes en sont venues à être
regroupée sous un même concept ne va pas de soi. Danto reproche au
concept wittgensteinien d'être en quelque sorte un mauvais concept de
classe: ce n'est pas parce qu'ils se ressemblent que les membres d'une
même famille - qu'on parle de personnes, d'objets, de concepts...-
appartiennent au même groupe, mais c'est plutôt parce qu'ils appartiennent
au même groupe qu'ils se ressemblent, tel qu'il l'explique dans le passage
suivant:
[L]'injonction « regardez et voyez» comporte des
implications malencontreuses puisqu'elle laisse entendre que
26
l'entreprise définitoire pourrait être de l'ordre d'une capacité
de reconnaissance. Il est certain qu'il existe des cas où cette
capacité intervient [00.]. Mais ce n'est pas un hasard non plus
si les éléments des « familles» [...] appartiennent à la même
culture et à la même époque; [...] ce qui est en jeu, ce sont
des facteurs causaux ou génétiques communs [Nous
soulignons] (Danto, 1989, p. 111-112)
La notion de causalité est donc au centre de ce qui nous occupe ici :
alors que les wittgensteiniens rejettent toute explication de type causal ou
qui fasse appel au monde intérieur dans leur conception de l'art et de
l'esthétique, Danto affirme qu'elle a un certain rôle à jouer, sans toutefois
lui attribuer un rôle central pour la classification entre art et non-art (ce vers
quoi tendent par moments Dickie et Goodman - nous y reviendrons plus
loin).
À ceux qui adhèrent à la position wittgensteinienne sur cette
question, Danto répond qu'il faut déjà savoir ce qu'est une œuvre d'art pour
pouvoir regarder et voir. Cela suppose en plus une capacité de reconnaître la
différence entre art et non-art qui n'est pas une capacité naturelle, mais
acquise (ce à quoi Wittgenstein auraitévidemment donné son accord).
L'apprentissage qui permet de reconnaître les œuvres repose sur des règles
implicites ou non qui font en sorte que « regarder et voir» n'est possible
qu'en appliquant un bagage théorique aux objets avec lesquels nous sommes
en contact. D'autre part, observer le fonctionnement des œuvres d'art est
possible que s'il y a quelque chose de commun qui permet de relier les
différentes instances, mais cela n'implique pas nécessairement que ce
quelque chose soit définissable (Danto, 1989, p. 108). On pourrait par
exemple n'être capable de formuler ce qu'il y a de commun dans les œuvres
d'art seulement après-coup 15.
Puisque les théories néowittgensteiniennes ont le défaut de réduire la
portée des tentatives de définition aux capacités de reconnaissance
(implicites ou non) de l'objet d'art, la stratégie de Danto sera alors de
montrer dans quelle mesure dans toute définition de l'art que nous
15
On retrouve aussi cette idée chez Croce et Collingwood: le propre de l'esthétique est de
ne pouvoir définir l'art qu'après coup, puisque l'une des qualités premières d'une œuvre
d'art est d'être innovatrice.
27
formulons entre en jeu un facteur qui se situe au-delà de ces capacités de
reconnaissance (Danto, 1989, p. 111). En employant divers exemples de la
pratique artistique (tels que Boîtes Brillo et Fontaine), il montre que la
connaissance du contexte historique et culturel est nécessaire pour permettre
de reconnaître certaines œuvres, que « la capacité de repérer les œuvres
d'art par simple énumération n'implique pas la maîtrise du concept d'art»
(Danto, 1989, p. 16). Le concept de ressemblances de famille n'est alors
d'aucuhe aide pour résoudre la question qui l'occupe:
Mais est-ce que le fait qu'un objet puisse être une œuvre d'art
tout en ne ressemblant pas aux œuvres antérieures implique
qu'il ne puisse pas y avoir de généralisation ni de définition
concernant les œuvres d'art? Il n'en serait ainsi que si nous
limitions les éléments de la définition aux propriétés
perceptueIles. Si nous prenons en compte aussi les propriétés
non perceptueIles, il se peut que nous trouvions une
homogénéité étonnante à l'intérieur de cette classe d'objets
qui, selon la perspective wittgensteinienne, n'est qu'une
famille d'éléments hétérogènes. (Danto, 1989, p. 116)
Cela montre bien que la reconnaissance n'est pas un critère qui
permet d'arriver à une compréhension satisfaisante du concept et que c'est
plutôt l'interprétation des œuvres qui tient ce rôle. Elle dépend notamment
de notre façon de définir l'art et non uniquement de la manière dont on
perçoit les œuvres. Pour cette raison, l'injonction de Wittgenstein ne
pourrait nous aider à comprendre ce qu'est le concept d'art que si les œuvres
correspondaient à une intuition de ce que devrait être une œuvre d'art. En
fait, c'est l'appel à l'intuition qui rend superflue pour les wittgensteiniens
l'idée d'une définition (Danto, 1989, p. 110), mais cela constitue en quelque
sorte une pétition de principe. S'il est effectivement possible pour le
philosophe de l'art de voir ce qu'il y a de commun entre les différentes
pratiques artistiques et entre les œuvres d'art qui appartiennent à ces
pratiques, cela ne répond pas à la question suivante: pourquoi cet urinoir-là,
et pas les autres?
De façon générale, Danto a conservé de Wittgenstein entre autres le
présupposé métaphilosophique voulant que la philosophie soit d'abord une
activité d'éclaircissement de concepts, et de dissolution des confusions
possibles dans notre compréhension du monde, peu importe qu'il soit
question de philosophie de l'action, du langage ou de l'art. Si Wittgenstein
avait soulevé le problème de façon adéquate, il restait toutefois à proposer
28
une explication quant à la nature de cette différence. Nous passerons
maintenant à la présentation des autres principales figures d'influence de
Danto car bien que Wittgenstein ait joué un rôle prédominant dans la
formation de la philosophie de l'art de Danto, plusieurs autres auteurs y ont
également contribué. C'est le cas de Monroe Beardsley, de Nelson
Goodman et de George Dickie, à la fois source d'inspiration et objets de
critique de la part de Danto.
Monroe Beardsley: la critique et l'expérience esthétique
Une autre figure marquante de l'esthétique du vingtième siècle est
sans contredit Monroe Beardsley, dont les thèses se sont imposées à partir
de la fin des années quarante. Il rejette deux idées fondamentales qu'on
trouve dans les conceptions romantiques de l'art, soit le rôle prédominant de
l'intention de l'artiste et de l'émotion qu'il provoque chez la critique
(Wreen, 1998, p. 233), ce qui vaudra à sa position l'appellation de néo-
criticisme. Surtout connu pour son célèbre article sur le sophisme
intentionnel (Beardsley et Wimsatt, 1988), Beardsley nuancera toutefois
plusieurs années plus tard les thèses avancées avec Wimsatt dans «The
Intentional Fallacy: a Fallacy Revived» (Beardsley, 1982).
Héritier intellectuel de Dewey, il reprend parmi les thèses de son
mentor entre autres l'idée d'expérience esthétique comme concept central et
celle du rejet de l'opposition - communément admise, mais néanmoins
erronée - entre l'artiste actif et le spectateur passif. Cette thèse aura un rôle
non négligeable à jouer plus tard chez Danto, puisque sa démarche mène à
la conclusion que le propre de l'art n'est pas dans les objets qui incarnent les
œuvres, mais bien dans la représentation que nous nous faisons de ces
objets. Il n'y a d'art que s'il y a des récepteurs pour penser ces objets
comme tels: l'œuvre d'art «s'adresse à un public» (Cometti, Morizot et
Pouivet, 2000, p. 172). C'est donc vers le rapport entre le récepteur et
l'œuvre, plutôt que vers une tentative de définition que Beardsley oriente
ses travaux. C'est donc une «esthétique» au sens large que défend
Beardsley, en intégrant d'abord les dimensions phénoménologiques et
pragmatiques à sa réflexion sur les arts, pour ensuite s'orienter vers un
matérialisme non réducteur vers la fin de sa carrière. Il soutiendra également
qu'une définition de l'art doit passer par un critère de distinction entre art et
non-art, et ce, en des termes qui évoquent ceux que Danto utilisera des
années plus tard.
29
Beardsley conserve du pragmatisme de Dewey le concept
d'expérience comme point central de sa théorie esthétique. Le déplacement
qu'opère Beardsley de l'objet d'art vers le récepteur passe donc par une
distinction entre l'objet esthétique et l'expérience qui en résulte, ce qu'il
explique comme suit:
[U]ne personne est en train d'avoir une expérience esthétique
[...] si et seulement si la part la plus grande de son activité
mentale pendant ce temps est unifiée et rendue agréable par
le lien qu'elle a, à la forme et aux qualités d'un objet,
présenté de façon sensible ou visé de façon imaginative, sur
lequel son attention principale est concentrée. (Beardsley,
1988, p. 147)
Cette expérience se voit enrichie par l'adoption d'un « point de vue
esthétique» (entendre: désintéressé) face à un objet en particulier, c'est-à-
dire si on s'intéresse à sa valeur esthétique, quelle qu'elle soit (Beardsley
1988, p. 163). Beardsley s'exprime en ces termes à propos de son contenu:
L'expérience, comme telle, consiste en des éléments à la fois
objectifs et affectifs, et, en fait, en tous les éléments de
conscience qui se produisent dans le percevant pendant le
temps de l'exposition à l'œuvre d'art, à l'exception des
éléments qui sont sans rapport avec cette œuvre d'art.
(Beardsley, 1988, p. 147)
Toutefois, si le spectateur joue un rôle actif chez Beardsley, il ne
considère toutefois pas que la réponse émotive du récepteur doive être
déterminante pour l'évaluation d'une œuvre d'art: cette réponse nous donne
de l'information sur le récepteur, non sur l'œuvre (Wreen, 1998, p. 233).
Afin d'éviter ce type de confusions, Beardsley avait souligné l'importance
de faire une démarcation entre description, interprétation et évaluation
critique (Danto reprendra d'ailleurs en gros ces catégories), maiss'appliquera à montrer que ces processus sont en continuum, et non des
activités indépendantes les unes des autres. Beardsley distingue donc les
énoncés portant sur des œuvres d'art entre énoncés normatifs (évaluations
critiques) et énoncés non normatifs (description et interprétation).
30
L'interprétation joue ainsi un rôle important chez Beardsley: elle est
objective et décidable (soit vraie, soit fausse) et consiste en une relation
sémantique entre l'œuvre et ce qui lui est extérieurl6 (Wreen, 1998, p. 234).
Le sophisme intentionnel
Le caractère hermétique ou équivoque de certaines œuvres nous
oblige parfois à chercher d'autres moyens pour déterminer leur signification,
leur sens. Afin d'y arriver, plusieurs théoriciens se sont intéressés à
l'intention de l'artiste17, pratique qui est toutefois dénoncée ainsi par
Beardsley et Wimsatt :
Que « l'intention» de l'auteur exerce une revendication sur
le jugement du critique, voilà ce qui a été contesté dans un
certain nombre de discussions récentes... Nous soutiendrons
que le dessein ou l'intention de l'auteur n'est ni disponible ni
désirable comme norme pour juger du succès d'une œuvre
d'art littéraire... (Beardsley et Wimsatt, 1988, p. 223)
Beardsley et Wimsatt relèvent dans cet article célèbre quelques
problèmes liés à l'intention en prenant pour exemple la poésie: comment le
critique peut-il connaître l'intention du poète? Une intention doit-elle être
consciente? Est-elle causée par un état mental ou un état affectif
particulier? Il y a également selon lui un risque de confusion entre la
critique de la poésie et la psychologie de l'auteur qui peut être d'ordre
historique: il va de soi que l'étude de la personnalité d'un artiste n'équivaut
pas à celle de son œuvre. Beardsley rejette donc l'idée que l'intention de
l'artiste ait un rôle déterminant à jouer dans la compréhension que nous
pourrions ou devrions avoir de l'art, notamment en raison du caractère
vague de cette notion (Beardsley, 1982, p. 189). Cela s'explique notamment
parce qu'il semble associer, voire confondre, état psychologique de l'artiste
et intention (Wreen, 1998, p. 233).
16
« Une interprétation critique [...] est un énoncé qui présente la "signification" d'une
œuvre d'art» [Notre traduction] (Beardsley, 1981, p. 9).
17 Voir (Beardsley, 1982, p. 198, n. 8) pour exemples et références.
31
Danto insiste au contraire sur l'idée que l'intention de l'artiste doit
jouer un rôle prédominant dans l'interprétation correcte d'une œuvre, et
répond à l'argument de Beardsley par le biais de « Pierre Ménard, auteur du
Quichotte », la célèbre nouvelle de Borges qui illustre avec humour que
c'est l'intention qui permet de voir la différence sur le plan sémantique entre
deux textes identiques sur le plan syntaxique 18. L'intention de l'artiste a
donc quelque rôle à jouer parfois, même si elle n'est pas toujours nécessaire
ou même souhaitable, notamment parce qu'elle apporte un élément de
solution au problème des indiscernables: les boîtes de Brillo et Boîtes Bri/lo
ne sont pas faites avec la même intention. Évidemment, ce critère n'est pas
suffisant pour servir de critère de démarcation, mais constitue néanmoins un
pas en cette direction. D'ailleurs, le retournement effectué par Danto en
faveur de l'intention de l'artiste est peut-être dû notamment au fait que
Danto se réfère aux arts visuels où l'intention de l'artiste peut ajouter de
l'information significative, alors qu'elle apparaît superflue en littérature
(domaine qui a la préférence de Beardsley).
Bref, Danto poursuit à certains égards le projet de Beardsley:
formuler une théorie de l'art dénuée le plus possible d'élans spéculatifs et de
substrats romantiques. Toutefois, se baser sur l'expérience comme le fait
Beardsley n'est pas selon lui une option envisageable. D'une part, cela
dénote une confusion (un plutôt: unefusion) entre esthétique et philosophie
de l'art alors que c'est principalement à la seconde que Danto s'intéresseI9.
D'autre part, La transfiguration du banal est un plaidoyer convainquant qui
montre l'impossibilité de se fier sur l'expérience esthétique en tant que point
d'assise d'une éventuelle définition de l'art.
Nelson Goodman ou l'œuvre d'art comme symbole
Nelson Goodman propose dans Langages de l'art (publié
originalement en 1968) une réflexion sur le symbole qui marque la réflexion
en esthétique. L'impact de l'ouvrage lors de sa publication n'a d'égal que
l'originalité de la démarche qu'il contient, démarche qui vise la
compréhension de la pratique artistique sous un autre angle: Goodman ne
18
«Ainsi, malgré leur identité graphique, les deux ouvrages sont radicalement différents, et
on peut se demander comment les réquisitoires contre la prétendue Illusion de l'intention
peuvent survivre à l'exploit de Ménard. })(Danto, 1989, p. 78).
19
Voir (Danto, 1989, p. 272).
32
cherche pas à proposer une théorie de l'art, mais plutôt une théorie des
symboles. L'art étant un système symbolique complexe, l'analyse des
pratiques artistiques est donc le moyen idéal pour arriver à une théorie
générale des symboles20.
Alors que la plupart des théories de l'art sont orientées vers des
objets, Goodman s'intéresse quant à lui aufonctionnement de ces objets en
tant que symboles. II ne tente donc ni dans Langages de l'art, ni dans ses
écrits subséquents sur les mêmes questions (Goodman 1992, 1996 et 2001),
de proposer une théorie esthétique, mais bien de proposer une théorie
générale du fonctionnement des symboles qui s'appliquerait notamment à
des pratiques telles que l'art en procédant par comparaison des différents
types de langages (Goodman, 1990, p. 27). Faisant référence notamment à la
démarche de Goodman, le passage suivant résume bien les possibilités qui
sont ouvertes grâce à une approche de ce type:
[L]'habitude que nous avons de penser en termes d'objet
nous en masque la plupart du temps l'importance et la
véritable signification. C'est pourtant l'une des vertus d'un
grand nombre de pratiques artistiques contemporaines que
d'avoir attiré notre attention sur ce que l'on peut appeler la
signification des usages et le caractère décisif, dans
l'expérience esthétique, des transactions qui s'opèrent entre
ce que l'on a l'habitude de tenir pour les deux pôles distincts
du sujet et de l'objet. (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p.
29-30)
L'objectif de Goodman n'est pas de définir l'art mais de savoir lorsqu'il y a
art, ce qu'on peut reconnaître par ce qu'il appelle les « symptômes» de
l'art: densité syntaxique et sémantique, saturation syntaxique, exem-
plification, référence multiple et complexe (Goodman, 1992, p. 79-80).
Abandonner les critères de définition constitue ainsi selon Goodman
une méthode plus prometteuse pour l'avancement de la théorie en
20 «Bien que ce livre traite de problèmes qui concernent les arts, il ne recouvre pas
exactement le domaine de ce que l'on considère habituellement comme l'esthétique. [...]
Les problèmes concernant les art sont des points de départ plutôt que de convergence.
L'objectif est d'avoir accès à une théorie générale des symboles.» (Goodman, 1990, p. 27).
33
esthétique et il a sur ce point la même réaction que les néo-wittgensteiniens.
Face aux difficultés qui se présentent de façon récurrente dans la réflexion
esthétique, Goodman propose de chercher une nouvelle question, plutôt
qu'une nouvelle réponse:
Si les tentatives pour répondre à la question « Qu'est-ce que
l'art?» se terminent de façon caractéristique dans la
frustration et la confusion, peut-être est-ce - comme souvent
en philosophie - que la question n'est pas la bonne. Poser à
nouveaux frais, en même temps qu'appliquer certains
résultats d'une étude de la théorie des symboles, peut aider à
clarifier certains sujets aussi controversés que le rôle du
symbolisme en art, le statut d'art de 1'« objet trouvé» et de ce
qu'on appelle 1'« art conceptuel». (Goodman, 1992, p. 67)
L'une des conditions pour qu'il y ait art est que l'œuvre soit
présentée à un public; autrement, on ne peut parler que de la productiond'un artefact. Là réside la différence entre la réalisation de l'œuvre et son
implémentation esthétique (Goodman, 1996, p. 55). Il ne faut toutefois pas
conclure à partir de cette distinction que Goodman souscrit à une
quelconque approche institutionnelle de l'art21: le fait qu'un objet
fonctionne en tant qu' œuvre est indépendant de sa valeur ou son mérite
esthétique (Morizot, 1990, p. 16) de même que de sa reconnaissance. Les
concepts d'expérience ou d'attitude esthétique ne sont ainsi d'aucune aide
selon Goodman pour comprendre ce qu'est une œuvre d'art :
[U]ne œuvre fonctionne, selon moi, dans la mesure où elle est
comprise, où ce qu'elle symbolise et la façon dont elle le
symbolise [...] est discerné et ajjècte la façon dont nous
organisons et percevons le monde. [Nous soulignons]
(Goodman, 1996, p. 55)
Le processus d'organisation auquel Goodman fait référence dans ce
passage témoigne de l'importance qu'il assigne à la dimension cognitive de
l'art. Comprendre une œuvre ne tient pas uniquement de l'émotion ou de
21
« L'institutionnalisation n'est qu'un moyen, parfois surestimé et souvent inefficace
d'implémentation. » (Goodman, 1996, p. 58).
34
l'empathie: c'est aussi apprendre à utiliser correctement et maîtriser des
systèmes symboliques. Il y a donc là un rapprochement entre philosophie
des sciences et philosophie de l'art, ce qui place sa position à contre-courant
des tendances de l'époque (Goodman, 1996, p. 63).
Nous avons évoqué plutôt le désintérêt du courant analytique pour
les questions relatives à l'art au début du siècle puis la façon dont les idées
de Wittgenstein avaient contribué à renverser cette tendance. Toutefois, ce
regain d'intérêt est également attribuable à des contributions comme celle de
Goodman, qui, dans une perspective radicalement différente de celle de
Wittgenstein, utilise les outils, concepts et méthodes propres à la
philosophie analytique pour comprendre certains éléments propres à l'art.
En mettant à jour certains aspects de la logique interne de différentes
pratiques artistiques, Goodman montre que certaines idées reçues à propos
de l'art sont tout simplement erronées: il n'y a pas lieu de dire que l'art est
une pratique irrationnelle ou insaisissable (idée véhiculée par le courant
romantique). Il n'y a plus lieu non plus, selon lui, d'opposer art et science
ou discours sur l'art et discours sur la science, puisque la « parenté entre
l'apport de la science et celui de l'art a seulement été obscurci par
l'absurde fausse conception qui voit dans l'art un simple divertissement»
(Goodman, 1996, p. 121). Langages de l'art s'achève d'ailleurs par une
prise de position claire de Goodman, qui s'en prend aux préjugés sectaires et
aux clichés répandus sur le divorce entre art et science et vise de la sorte à
réhabiliter la réflexion en esthétique (Morizot, 1990, p. 21).
Expliquer et clarifier différents traits des œuvres d'art en termes, par
exemple, de sens, référence et fonction, tout en maintenant l'objectif de
« limiter les engagements métaphysiques» est donc le seul moyen selon
Goodman de ne pas refaire les mêmes erreurs que les modèles précédents. Il
lui faut donc adopter une démarche descriptive, motivée par un « souci de
neutralité théorique» en vue d'arriver à une esthétique « affranchie de la
critique» (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 40, p. 166-7). Ce dernier
évite par conséquent de traiter des questions d'évaluation ou d'appréciation
des œuvres22 ; il se concentre plutôt sur l'arrière-fond théorique nécessaire à
22« Avec Goodman, l'esthétique s'est affranchie de la critique, contrairement à une option
qui s'était précédemment illustrée dans les travaux de Beardsley [...] Pour Goodman, [...]
une tâche prioritaire consistait à abandonner aussi bien le souci d'une définition de l'art
35
l'utilisation des symboles, que ce soit dans les sciences ou dans les arts,
attitude que Danto adoptera, du moins en partie. Contrairement à Beardsley,
Danto s'intéresse à la dimension cognitive de l'appréciation esthétique, ce
qui le rapproche à certains égards de la position de Goodman (Carroll,
1993b, p. 84). Ce dernier s'attarde particulièrement à la classification des
types de systèmes symboliques (notation, diagrammes, langues, images...),
de même que sur diverses fonctions symboliques, telles que la citation, la
description, la notation, et l'exemplification (Goodman, 1996, p. 64). Cette
méthode a pour effet heureux notamment de proposer une vision
dépsychologisée du concept d'expression, tenu pour central dans nombre de
théories de l'art. Ce concept est alors traduit en deux termes sémantiques:
exemplification et instanciation (Danto, 1989, p. 301), ce qui permet
notamment d'éviter les risques de surenchère conceptuelle et de confusion23.
C'est toutefois un autre détail en apparence anodin qui illustre le plus
clairement la filiation entre la pensée de Danto et celle de Goodman. Dans le
cadre de son analyse de la représentation (qui jouera plus tard un rôle non
négligeable chez Danto), Goodman établit au tout début de Langages de
l'art que l'imitation et la représentation ne sont pas équivalentes,
notamment parce que la ressemblance n'est pas nécessaire à la
représentation:
Rien n'est intrinsèquement une représentation; avoir un
statut de représentation est relatif à un système symbolique.
Une image dans un système peut être une description dans un
autre; qu'un symbole qui dénote soit représentationnel
dépend non pas de sa ressemblance avec ce qu'il dénote mais
de ses rapports avec d'autres symboles dans un schéma
donné. (Goodman, 1990, p. 270)
stricto sensu que toute considération de mérite. » (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p.
167).
23 «Armé du rasoir d'Occam, instrument ontologique tranchant permettant d'éliminer des
théories toutes les entités auxquelles il est inutile de faire référence, [Goodman] entend
rendre compte de ce que sont les œuvres d'art - c'est-à-dire, pour lui, de ce qui se passe
quand quelque chose fonctionne en tant qu'œuvre d'art [...] -en se limitant à une théorie ne
faisant appel à rien d'autre que des objets physiques et des prédicats qui les dénotent. »
(Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 38).
36
Une chose peut donc être représentée par une autre avec laquelle elle
n'entretient pas de relation de ressemblance. À l'inverse, quelque chose qui
ressemble à une autre chose ne la représente pas forcément. Si on reprend
notre exemple, on voit que même si les Boîtes Brillo ressemblent à des
boîtes de Brillo (pour la simple et bonne raison que l'oeuvre est une
reproduction fidèle de l'objet commercial), cet objet, en tant qu'œuvre peut
néanmoins représenter autre chose que des boîtes de Brillo. La notion de
représentation joue donc dans la philosophie de l'art de Goodman comme
dans celle de Danto un rôle de premier ordre qui dépasse chez les deux
penseurs le cadre de la philosophie de l'art24. Toutefois, ne serait-ce que
parce que la manière dont Goodman traite la question laisse Danto
insatisfait - comme le laissent paraître certains passages de La
transfiguration du hanap5 - Goodman doit être considéré comme une
inspiration directe des thèses qui sont débattues dans l'ouvrage de Danto.
Malgré qu'il ait contribué de façon remarquable au débat entourant
ces questions majeures, Goodman laisse toutefois certains problèmes en
suspens. Il a été souli~né, notamment, qu'on ne saurait généraliser une
théorie de la métaphore 6 comme le fait Goodman, ni confondre métaphore
linguistique et métaphore en général (Danto, 1989, p. 277). Ces éléments
mèneront Danto à adopter une position critique par rapport à la conception
de l'expression de Goodman. Alors que pour ce dernier, l'expression peut
être assimilée à l'exemplification métaphorique, Danto considère quant à lui
que l'expression détermine le caractère représentationnel de l'œuvre d'art
(Danto, 1989, p. 296-299). Les caractéristiques d'une métaphore font aussi
partie de ce qui est représenté, puisque certains prédicats artistiques non
linguistiques font partie de l'expression(Danto, 1989, p. 301).
L'identification que Goodman fait entre expression et exemplification
métaphorique n'est donc pas totalement inexacte, mais elle est réductrice. Il
24
Les positions métaphilosophiques de Danto sont explicitées notamment dans Danto,
Arthur C. (1989) Connections to the World: the Basic Concepts of Philosophy. New York:
Harper & Row.
25
Voir à ce sujet (Danto, 1989, p. 224-226).
26
« ...il suffit que j'aie réussi à montrer que les métaphores possèdent certaines des
structures qui sont celles des œuvres d'art: elles ne se bornent pas à représenter des sujets,
et les propriétés du mode de présentation doivent faire partie de leur compréhension. [...]
En vertu des traits que nous avons identifiés, les métaphores sont des petites œuvres d'art.»
(Danto, 1989, p. 295).
37
en est de même en ce qui concerne sa conception de la représentation qui se
voit réduite à sa fonction de renvoi (Danto, 1989, p. 131, p. 296).
D'autre part, l'importance qu'il accorde au problème de
l'indiscernabilité amènera Danto à critiquer une autre des thèses de
Goodman: pour ce dernier, deux œuvres ou objets apparemment
indiscernables possèdent en fait des différences esthétiques que nous ne
sommes pas encore en mesure de voir. La question prend alors un autre sens
chez Danto : comment est-ce possible que des objets qui nous semblent
identiques aient des prédicats esthétiques différents? Il y a donc, selon ce
dernier, certaines confusions chez Goodman relativement aux
caractéristiques visuelles ou physiques de l'œuvre. Or, l'absence (ou de la
présence) de différences perceptuelles n'est pas sans implications sur le plan
ontologique:
[L]' ensemble des exemples sur lesquels nous avons travaillé
nous oblige à affronter une question qui est exactement
l'inverse de celle que pose Goodman: il s'agit de savoir si
une différence qui passe inaperçue, voire qui serait non
perceptible par nature, peut néanmoins donner lieu à une
différence esthétique... [Nous soulignons] (Danto, 1989, p.
86)
Danto et Goodman utilisent le même argument pour défendre leurs
thèses respectives, mais avec des objectifs complètement différents. Alors
que Goodman se sert de l'exemple de la contrefaçon pour appuyer sa
théorie, Danto retourne la situation dans ce qu'il appelle « le problème des
indiscernables », avec l'intention avouée de «résoudre au préalable le
problème de la différence ontologique entre les œuvres d'art et leurs
répliques non-artistiques» (Danto, 1989, p. 87). Autrement dit, la
contrefaçon joue un rôle diamétralement opposé sur le plan argumentatif
selon qu'on se place du point de vue de la théorie de Goodman ou de celle
de Danto. Pour le premier, la contrefaçon ne pose pas problème parce que le
fait même qu'elle soit une contrefaçon implique des différences physiques
qui font en sorte que sur le plan ontologique, elle n'appartient pas à la même
classe d'objets que l'œuvre d'art dont elle est une imitation27. Chez le
27
Pour une discussion sur ce sujet précis nous renvoyons le lecteur à une publication
antérieure: «Faux tableaux, vrais problèmes: la question de la contrefaçon» dans Revue
38
second, la contrefaçon et l'objet indiscernable court-circuitent (chacun à leur
manière) la démarcation entre œuvres d'art et objets ordinaires. Elle indique
par conséquent qu'une hypothèse supplémentaire doit être formulée afin de
rétablir cette démarcation. En fait, Goodman semble tenir le problème posé
par les objets indiscernables comme étant d'ordre psychophysique plutôt
qu'ontologique (Danto, 1989, p. 87). Mais c'est faire fausse route: les
concepts d'œuvre d'art et de contrefaçon ne sont pas traduisibles en un
ensemble de prédicats élémentaires et ils n'appartiennent à ces catégories
qu'en raison des circonstances historiques de leur production (Danto, 1989,
p.89).
La façon dont Goodman s'intéresse à la notion d'authenticité et à
celle des répliques indiscernables - qu'il soit question d'honnêtes copies ou
de contrefaçons - indique une autre divergence de position entre les deux
auteurs. Bien que Goodman soit attentif à un des traits essentiels des œuvres
d'art, c'est-à-dire la dimension symbolique des œuvres, il accorde encore
trop d'importance à la dimension physique de l'œuvre pour satisfaire aux
exigences de Danto. Le problème que Danto tente de régler à l'aide de
l'exemple des indiscernables est donc contourné par Goodman, qui ne
s'intéresse ni au statut ontologique de l'œuvre d'art, ni à sa dimension
historique qui sont fondamentales pour Danto. Dans la mesure où il ne
s'intéresse qu'à la façon dont fonctionne l'œuvre sur le plan symbolique, il
renvoie à l'arrière plan les questions d'ordre définitoires ce qui ne saurait
mener à une philosophie de l'art complète, cohérente et satisfaisante (Danto,
1989, p. 227).
Ainsi, malgré que Danto formule plusieurs critiques à l'encontre des
thèses avancées par Goodman, il demeure que l'analyse des différentes
pratiques artistiques en tant que système de symboles permet de comprendre
les œuvres non seulement en tant qu'objets physiques, mais aussi en tant
qu'objets de signification. En cela, son travail de clarification sur les
fonctions mises en œuvre dans les différentes pratiques artistiques constitue
un apport non négligeable à l'entreprise de Danto.
canadienne d'esthétique.
Vol_l1/libre/melissa.htm).
Vol. 11, été 2005 (URL: www.uqtr.ca/AE/
39
Les théories institutionnelles de l'art
De son aveu même, c'est presque par hasard que Danto s'est imposé
en tant que philosophe de l'art: on lui attribue souvent la paternité de la
théorie institutionnelle de l'art alors que c'est plutôt à son compatriote
George Dickie qu'elle devrait échoir. Il semble que ce soit en fait une
méprise sur le sens de l'expression monde de l'art [artworldJ que Danto
utilise dans l'article du même nom en 196428 qui ait amené Dickie à
élaborer la théorie institutionnelle, dont Danto se dissociera à plusieurs
reprises, reprochant à Dickie d'attribuer à son propos une connotation
sociologique ayant peu de liens avec ce qu'il avait cherché à exprimer à
l'époque (Danto, 1993b, p. 203).
Cherchant une façon qui permettrait de circonscrire l'ensemble des
œuvres d'art sans faire appel à leurs propriétés formelles, Dickie propose de
comprendre la spécificité de la pratique artistique à partir d'un nombre
restreint de concepts qu'il présente comme autant de postulats29 : artiste,
œuvre d'art, public et monde de l'art. Au moment où Danto formule les
critiques qu'on lit dans La transfiguration du banal, la théorie de Dickie est
moins développée et repose sur deux conditions élémentaires (qui stipulent
grosso modo que l'œuvre d'art est par définition un artefact soumis à
appréciation par un agent rattaché à une institution qu'il appelle « le monde
de l'art »). Dickie proposera finalement en 1984 une version plus élaborée
composée de cinq définitions de base, qu'il juge plus complète et
satisfaisante (Dickie, 2000, p. 53-55).
Suite à ce malentendu, Danto s'est vu contraint de rectifier certains
points et surtout de défendre sa propre théorie qu'on classe parfois - à tort
ou à raison - parmi les théories institutionnelles. Bien que cet aspect soit
effectivement présent chez Danto, ce dernier ne voit pas dans la
reconnaissance institutionnelle une caractéristique inhérente à l'œuvre d'art.
Cette mauvaise lecture de la première ébauche de Danto a mené en bout de
28
Voir (Danto, 1993b, p. 203). Une traduction de l'article de 1964 est disponible dans
(Lories 1988).
29
Bien que Dickie ait proposé en tout quatre versions de sa théorie institutionnelle entre
1969 et 1984, on en parlera ici au singulier puisque chacune est un remaniement de la
précédente et que les critiques que Danto formule à leur égard porte sur des points
communs généraux.
40
ligne à la publication de La transfiguration du banapo, puisque Danto
refusait alors d'être associé aux théories institutionnelles pour plusieurs
raisons. Parmi celles-ci, on trouve le reproche de circularité qui leur est
fréquemment adressé: comment peut-ontrouver satisfaisante une théorie
qui vise à définir l'œuvre d'art mais qui procède sur la base d'un postulat
excessivement général?
La théorie de Dickie vise à définir l'art à partir de critères externes
qui agissent en tant que conditions nécessaires et suffisantes (incluant la
position d'un objet d'art au sein d'une institution ou le fait qu'il ait été
produit dans le but d'être apprécié). En fait, Dickie répond comme Danto à
l'anti-essentialisme de Wittgenstein, mais conserve de ce dernier le rejet de
l'idée d'intériorité pour définir l'art et expliquer la signification des
œuvres31. Dans les deux premiers chapitres de La transfiguration du banal,
Danto en arrive à la conclusion générale que l'approche institutionnelle
n'est pas suffisante en tant que critère de démarcation entre les œuvres d'art
et les autres objets. Il invoque que pour arriver à trouver un tel critère, on
avait - à tort - porté attention au lien causal entre la production de l'artefact
et le fait qu'il soit considéré comme de l'art. La théorie institutionnelle
souffre également d'un manque de profondeur du point de vue historique,
tel que le résume Richard Shusterman:
C'est pourquoi même si [la théorie institutionnelle] peut
expliquer comment les boîtes de Brillo d'Andy Warhol [...]
peuvent être proposées comme candidat au statut d'art, elle
ne peut assurément pas expliquer pourquoi cette œuvre doit
être acceptée ainsi, et l'objet de consommation
correspondant, parfaitement semblable, rejeté; ni pourquoi
30
« Ma réaction philosophique aux boîtes Brillo a fait l'objet d'une communication [...]
sous le titre « Le monde de l'art». J'eus la satisfaction morbide de constater que mon texte
n'était pas compris du tout. Il aurait donc continué à moisir dans quelque vieux numéro du
sépulcral Journal of Philosophy, s'il n'avait été découvert par deux philosophes
entreprenants, Richard Sclafani et George Dickie [...] je sais gré à ceux qui se sont servis de
cet article pour ériger ce qu'on appelle « la théorie institutionnelle de l'art», même si la
théorie en question est étrangère à tout ce que je crois: nos enfants ne correspondent pas
toujours à nos vœux.» (Danto, 1989, p. 25-26).
31
«
"
.soit dit en passant, la théorie institutionnelle de Dickie elle aussi voulait être
essentialiste en ce sens là. Tous les deux, nous nous opposions à l'air du temps qui était
wittgensteinien.» (Danto, 2000, p. 283).
41
elle n'aurait pas été acceptée si Warhol l'avait produite dans
le Paris fin-de-siècle, ou dans la Florence du Quattrocento
(Shusterman, 1992, p. 68)
La théorie institutionnelle de l'art permet donc d'expliquer comment
certains objets en viennent à être considérés comme des œuvres d'art: par
exemple, expliquer pourquoi Fontaine de Duchamp a été rejetée pour une
exposition, puis acceptée lorsque l'identité de son créateur a été connue.
Mais la théorie laisse entier le problème des indiscernables: elle ne permet
pas d'expliquer pourquoi Warhol a pu exposer des boîtes de Brillo dans une
galerie alors que le concepteur graphique qui a conçu l'emballage n'aurait
jamais pu le faire (Danto, 1989, p. 36). L'approche prônée par Dickie
échoue non seulement, selon Danto, en tant que philosophie de l'art, mais
aussi en tant que philosophie tout court.
Cette approche comporte un autre défaut dans la mesure où la
possibilité d'appréciation esthétique est pour Dickie une condition
nécessaire à une définition de l'art. Elle est donc plus orientée sur le
problème de l'appréciation esthétique que sur celui de la nature de l'art ou
de sa définition qui intéresse Danto au premier plan. Cela pose problème
également lorsqu'il y a appréciation négative: est-ce que cela doit
nécessairement impliquer qu'on n'ait pas affaire à une bonne œuvre d'art ?
Le fait de considérer un objet comme de l'art ou non dépend-il de critères
subjectifs tels que l'appréciation? Le critère d'appréciation esthétique peut
d'ailleurs être rempli par n'importe quel objet, à commencer par une boîte
vraie de Brillo, qui n'a pas besoin d'être dans un musée pour que l'on puisse
juger et apprécier ses mérites esthétiques, graphiques ou stylistiques (Danto,
1989, p. 6132). La position de Dickie pose donc problème dans la mesure où
il faut savoir que l'on est en présence d'une œuvre d'art pour pouvoir réagir
différemment et non l'inverse (Danto, 1989, p. 158). On se retrouve alors
face au même problème qu'avec les théories néo-wittgensteiniennes, où la
reconnaissance du caractère artistique était présupposée sans être expliquée.
Bref, le point de divergence central tient au fait que Dickie considère
l'aspect conventionnel de la pratique artistique comme le plus fondamental,
alors qu'il ne résout en rien le problème d'ordre ontologique qui occupe
32
Cet argument est emprunté à Noël Carroll qui tente de cette façon de montrer une faille
chez Danto, et non chez Dickie. (Carroll, 1997, p. 387).
42
Danto. Malgré que la théorie de Danto comporte effectivement une
dimension institutionnelle, on ne peut associer les deux positions (Danto,
1989, p. 26). Le «monde de l'art» évoqué par Danto en 1964 ne doit donc
pas être vu comme jouant le rôle d'un tribunal du goût. Les reproches qu'il
adresse à la théorie institutionnelle se situent donc à plusieurs niveaux: elle
est insatisfaisante d'un point de vue philosophique pour définir l'art, autant
sur le plan logique, ontologique, qu'historique.
Mais bien que des divergences théoriques aient opposé Danto à ses
prédécesseurs, il demeure que ceux-ci ont contribué largement à la
formation d'une théorie qui a fait renaître de leurs cendres plusieurs
questions et débats dont l'importance ne saurait être remise en question. On
doit donc retenir certains éléments des thèses défendues par les auteurs
majeurs qui ont contribué à la formation de la pensée de Danto :
1) chez Goodman: l'analyse des concepts de représentation et d'expression
ainsi que l'instance sur la dimension symbolique des œuvres d'art ;
2) chez Beardsley: la tripartition évaluation - interprétation - identification,
de même que le rôle actif du récepteur ;
3) chez Dickie: la formulation d'une définition en termes de conditions
nécessaires et suffisantes qui vise à répondre à l'anti-essentialisme
wittgensteinien.
Ces aspects joueront un rôle central dans sa pensée et seront des
conditions nécessaires à l'émergence d'une théorie originale chez le penseur
américain.
43
DEUXIÈME PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
Comment un simple objet devient-il une œuvre d'art?
IL A ÉTÉ ÉVOQUÉ en début d'ouvrage que certaines œuvres d'art
peuvent laisser perplexe parce qu'elles ne sont, après tout, que des objets
ordinaires. Comment savoir alors si on est face à de l'art ou non? La
frontière art / non-art est en effet souvent difficile à tracer et les artistes eux-
mêmes se questionnent constamment sur la nature d'une telle démarcation à
travers leur production. Il y a quelques décennies déjà, Marcel Duchamp
lançait la vogue des ready-made dans la controverse: comment pouvait-on
prendre des objets industriels (un urinoir -Fontaine- ou un véritable porte
bouteille, baptisé avec sobriété Porte-bouteilles), les coiffer d'un titre, les
placer dans une galerie et prétendre qu'il y avait là une œuvre d'art?
Nous l'avons vu, c'est par l'argument des indiscernables que Danto
s'emploie à expliquer cette « différence que l'oeil ne saurait décrire », tel
qu'il l'évoquait dans The Artworld en 1964 : alors que l'objet ordinaire est
conçu pour être utilisé, l'objet d'art est conçu pour être interprété. Qu'il ait
été fabriqué en usine ou qu'il ait été destiné antérieurement à un usage
pratique n'est plus pertinent à partir du moment où quelqu'un, quelque part,
décide que désormais, cet objet n'aura pour seule fonction que de signifier
quelque chose, inscrivant ainsi désormais l'objet dans une tradition
artistique. En faisant appel au processus interprétatif, pierre d'angle de sa
définition de l'œuvre d'art, Danto parvient à formuler une définition qui est
suffisamment inclusive pour tenir compte des changements

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