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Pratiques : linguistique, littérature, didactique Dialogue, discussion et argumentation au début de la scolarité Frédéric François Citer ce document / Cite this document : François Frédéric. Dialogue, discussion et argumentation au début de la scolarité. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°28, 1980. Argumenter. pp. 83-94; doi : https://doi.org/10.3406/prati.1980.1183 https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1980_num_28_1_1183 Fichier pdf généré le 13/07/2018 https://www.persee.fr https://www.persee.fr/collection/prati https://www.persee.fr/collection/prati https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1980_num_28_1_1183 https://www.persee.fr/authority/280809 https://doi.org/10.3406/prati.1980.1183 https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1980_num_28_1_1183 Dialogue, discussion et argumentation au début de la scolarité (1) Frédéric FRANÇOIS L'étude de l'argumentation, traditionnellement, depuis les sophistes et la rhétorique d'Aristote, renvoie à des situations de discours précises. En Grèce, l'Assemblée, le tribunal ou l'exercice pour l'exercice. A une autre époque la disputatio, l'éloquence de la chaire, le discours parlementaire, la publicité ou le discours télévisé. C'est-à-dire que la fonction psychologique supposée (convaincre autrui, changer son attitude) est impliquée par un rôle social. Mais rien n'oblige l'orateur à toujours jouer son rôle et la fonction psychologique supposée (changer l'attitude d'autrui) n'est pas une nécessité inaliénable. Il peut y avoir un discours de réassurance de l'« in- group » déjà convaincu, qui ne cherche pas à convaincre effectivement qui que ce soit. Encore bien plus dans un cadre qui n'est pas fortement institutionnalisé, comme la conversation entre adultes ou entre enfants, le discours peut aboutir à bien autre chose qu'à convaincre, sans parler de la naïveté qu'il y aurait à supposer que nous pouvons commencer par déterminer le but poursuivi par les émetteurs pour étudier ensuite les moyens de l'atteindre. Plutôt donc que de nous donner a priori un objet homogène qu'on appellerait argumentation, on voudrait proposer l'idée que les trois pôles des moyens linguistiques utilisés, du discours de l'autre et du réel (quel qu'il soit, y compris imaginaire) mis en mots sont dans des relations variables de dominance ou de conflit. Fréquemment, il y a conformité entre les mots utilisés, le réel extra-linguistique et les relations des interlocuteurs. Quand l'un dit à l'autre passe-moi le pain et que le récepteur obéit, on peut dire que (1) Nous voudrions remercier Ici les enfants, les enseignantes, les étudiantes qui ont permis la réalisation de ce travail au niveau de la maternelle et du C.P. Les quelques exemples de discussion sur les animaux « en vrai > et ainsi que sur la définition proviennent d'un travail plus large mené depuis deux ans dans les Yvelines. La discussion sur le rêve de : Dominique Aveline, Constantes et variables au cours d'échanges verbaux entre enfants en fonction du thème Mémoire pour le certificat de capacité d'orthophoniste Pitié — Salpetrière 1978, celle sur garçons et filles et sur la mort de Corinne Giraux et Caroline Lions, Analyse de la conduite de discussion chez des enfants de cours préparatoire, id. On ajoutera que la nécessité matérielle de ne présenter que des échantillons sélectionnés de discours nous donne parfois l'impression d'une trahison à l'égard des uns et de3 autres. 83 les caractéristiques du code s'intègrent aux caractéristiques extralinguistiques du circuit pragmatique. Un auteur comme Piaget a certes eu raison de refuser le « panlanga- gisme » d'où les structures de la pensée sortiraient toutes armées. En un sens les structures linguistiques ne font que refléter les structures percep- tivo-motrices, l'opposition verbo-nominale par exemple s'ancrant dans la distinction participants-événements. Mais en un autre sens le circuit de la nomination, de la question, organise le réel selon des règles qui ne proviennent pas directement du circuit pragmatique : que l'on songe à la répétition des pourquoi? des et avant? de l'enfant, aux possibilités de jeu verbal, d'auto- affectation. Il y a bien là dualisme primordial du circuit de l' action-perception (circuit déjà humanisé de pratiques sociales et non du pur objet brut) et du circuit de l'interaction verbale, comme Vigotzky l'a maintenu contre Piaget (2). Mais parler d'efficacité du langage reste mystérieux si l'on oublie que le langage est d'abord dialogue (3), non au sens d'intention d'échange mais au sens où ce que dit B n'est pas seulement dépendant des caractéristiques de l'objet perçu, désiré ou absent, ni des propriétés du code utilisé, mais aussi de ce que A vient de dire. C'est de cette première efficacité du dialogue dont on voudrait partir car elle nous semble fonder l'efficacité postérieure de l'argumentation proprement dite et d'ailleurs se retrouver dans beaucoup de situations de discussion entre adultes. Ce à quoi s'ajoute que ces structures dialogiques sont antérieures aux structures monologiques qui en fait en dérivent, (le discours monologique « habile » intégrant les structures du dialogue, la réponse par distinguo ou l'anticipation de l'objection : mais ne pourrait-on pas dire que ? Tout empiriquement, le premier fil conducteur sera la constatation qu'un certain type de thèmes entraîne une grande diversité de codages linguistiques alors que d'autres s'épuisent. Ainsi des enfants pourront être très excités de voir tomber la neige, mais il n'en sortira pratiquement rien dans l'échange verbal ; on peut dire que dans ce cas, le réfèrent écrase la mise en mots. On entendra ainsi en moyenne section : — de l'eau, moi j'ai vu la neige sur les volets — la neige, elle, elle tombe, elle est tombée deux fois — la neige, elle est tombée sur la rue — la neige elle a tombé sur le trottoir — la neige elle a tombé sur l'école — la neige elle a tombé sur la maison II ne suffit pas que l'objet soit passionnant pour que la mayonnaise du dialogue prenne. Ou plutôt ne se réalise ici qu'une des fonctions fondamentales du dialogue : la confrontation sur un thème commun des discours et des expériences, de l'absent propre à chacun, mais ils restent juxtaposés. De même, on a pu voir chez les plus grands que certains thèmes traditionnels de discussion : la ville et la campagne, la pollution, l'écologie étaient des thèmes où ne pouvaient que soit se répéter des codages génériques figés (« les voitures, les usines... ça pollue, c'est pas beau »), soit se (2) L.S. Vigotzky, Language and thought (tr américaine) M.I.T. Press. Cambridge. Massachusaets, 1962. 168 p. (3) La réflexion sur la nature fondamentalement dialogique du langage nous semble avoir été développée principalement chez M. Bakhtine Esthétique et théorie du roman, tr. fr. Paris, Gallimard, 1978, 490 p. 84 heurter des points de vue opposés f« moi j'aime mieux les immeubles, moi j'aime mieux les papillons •»). D'autres thèmes au contraire (lorsque la maîtresse apporte en classe un lapin « en vrai » et un lapin « en peluche », ou lorsqu'elle demande ce que c'est que d'être mort, lorsqu'il s'agit de la différence entre les filles et les garçons ou lorsqu'il s'agit de parler du rêve) font apparaître l'efficacité du dialogue. Alors les différents discours ne sont pas simples répétitions d'énoncés génériques ou d'expériences particulières, mais introduisent un conflit entre les différentes mises en mots, le plus souvent entre un discours générique et une expérience particulière, qui fera que les sujets disent autre chose que ce qu'ils auraient dit seuls « face au code et au réel ». Cette relation conflictuelle structure des sous-ensembles qu'on appellera conventionnellement « échanges ». Ce qui n'empêche pas qu'il existe d'autres procédures à l'œuvre dans le dialogue en particulier le déplacement, généralement codé chez les adultes (à propos...). Les moments fortsde l'apparition d'un codage nouveau dans un échange peuvent ensuite s'enliser ou réapparaître beaucoup plus loin. Pas plus qu'entre adultes, une discussion entre enfants n'est un processus linéaire et homogène. Les échanges de base Parler d'échanges de base ne signifie pas que par exemple en maternelle on ne trouve qu'eux. Encore moins qu'on ne les trouve pas ensuite. Mais qu'ils constituent beaucoup plus que les structures lexico-syntaxiques prises en elles-mêmes le noyau de l'efficacité de la mise en mots. Ainsi on aura n grande section un échange comme : Mme X vous allez nous parler du rêve. Ca. Du rêve euh... (rires) An. J'ai déjà rêvé de plusieurs choses qu'on... Pi. Moi, je rêve quand je ferme les yeux Ca. Moi, je rêve plein de choses Ph. Ouais, c'est vrai, toujours Pi. On peut rêver des animaux gentils ou des animaux méchants Ph. On peut rêver Ca. On peut rêver que papa a battu maman (rires) Ph. On peut rêver d'un petit oiseau Pi. On peut rêver de choses très graves ou très rigolotes Co. Moi, un jour, j'ai... Ph. Ni trop graves ni trop rigolotes comme il a dit Co. Un jour, j'ai rêvé qu'il y avait une petite souris bleue qui était dans mon lit et qui avait mangé toute ma couverture (...) Mme X. ça n'existe pas les fantômes Pi. Hein, c'est vrai que les fantômes n'existent pas Ca. Même les sorcières Co. Moi, j'ai rêvé une fois d'une fenêtre toute jaune Ca. Oh, toute jaune. Moi j'ai rêvé qu'une sorcière marchait et qui me regardait à la fenêtre, j'ai eu peur. On peut distinguer un certain nombre d'enchaînements. a — la répétition pure et simple ou modifiée formellement : ce qui 85 a lieu deux fois : après les introductions thématiques par l'adulte — du rêve : du rêve, — n'existe pas : n'existe pas — . (On n'épiloguera pas ici sur la fréquence de cette reprise de la parole magistrale). b — La série thématique ou structure « en étoile », qui peut prendre plusieurs formes différentes tant en ce qui concerne la structure linguistique que les effets de codage. bl — en particulier chez les plus jeunes, et lorsqu'il s'agit d'un objet présent, vont se multiplier les déterminations différentes de cet objet : (petits moyens) — Ils ont envie de marcher — ils ont des queues, une petite queue comme ça, — ils ont envie de manger du chou Ici l'élément constant est limité à ils. On peut de la même façon avoir reprise d'un élément prédicatif et ajouter — c'est des bébés — des bébés lapins — y' en a beaucoup — a beaucoup de bébés lapins Du point de vue formel, ces éléments successifs peuvent être juxtaposés ou intégrés dans une même « phrase ». Mais l'unité thématique de ces syntagmes différents importe beaucoup plus que l'utilisation éventuelle de structures phrastiques complexes. En ce qui concerne le codage, il nous semble qu'on a ici une caractéristique fondamentale, sous-jacente à toute conduite plus complexe : sur un élément thématique, apporter des aspects, des points de vue opposés, condition minimale en deçà de laquelle aucune argumentation n'est possible. b2 — La même structure en étoile fonctionne différemment lorsqu'elle aboutit à rendre présent dans le champ du discours des aspects absents du même objet, comme plus haut dans le cas de la neige ou bien (section des petits 2 ans 1/2-3 ans) : — lapins... — j'en ai deux chez ma maman... — chez ma mami, y' en a plein à Marseille ou — y' a un lapin, il a de longues oreilles — moi aussi j'ai des oreilles, repris comme modèle un peu plus loin : — il a des petits yeux — moi aussi j'ai des yeux. c — La troisième structure de base sera celle où ce qui fait l'unité du discours, c'est non plus la série fondée sur l'unité du thème, mais l'actualisation d'un ensemble paradigmatique précodé : (moyenne section) : — c'est un lapin... — là c'est la maman — c'est les bébés... — c'est le papa. 86 Ici aussi l'efficacité du codage ne dépend pas directement de la structure elle-même. Une procédure identique peut aboutir à faire apparaître un objet réel, imaginaire, présent ou absent. d — Une quatrième structure sera l'opposition oui-non. Ici à partir du sous-thème « pour rêver il suffit de fermer les yeux » // faut dormir, que ce soit la nuit. Ou bien (section des petits) (les lapins) — ils font coin coin — non c'est les canards les coin coin (le discours n'avançant que parce que le premier codage était criticable : s'il avait été « bon », c'aurait été plus difficile). e — à partir de l'opposition oui-non il sera possible de reprendre conjointement les deux énoncés ou de les synthétiser : ici ni trop graves ni trop rigolotes comme il a dit (procédure reprise un peu plus loin sur un sous- thème différent moi, il faut qu'il fasse jour ou nuit). f — Enfin le discours de l'autre peut être intégré dans le discours propre. Au minimum celui qui transforme le propos en thème : — c'est des lapins — pourquoi c'est des lapins. Ou, dans le cas du rêve, quand la rupture introduite par le thème de la fenêtre est à son tour intégrée dans moi j'ai rêvé qu'une sorcière marchait et qui me regardait. Chacune de ces figures se recoupe par ailleurs avec l'opposition : discours particulier : — moi ça me fait plaisir de rêver — discours générique — on peut rêver des choses très graves ou très rigolotes — discours « générique modalisé » — des fois ça fait peur, des fois c'est gentil. On voit que pour une part cet ensemble de stratégies renvoie à des structures linguistiques de base. Il suppose une structure prédicative et non une conduite de pure dénomination et inversement ces comportements sont possibles sans l'intervention de structures « complexes » : nominalisations ou cascades de subordonnées. Davantage ces structures constituent un ensemble cohérent fondé sur la répétition simple ou complexe, la négation, la reprise des termes opposés ou l'expansion. Mais il y aurait formalisme à ne considérer que cela. En même temps ces structures fonctionnent parce qu'elles permettent des figures de discours qui ne sont pas les résultats directs des structures elles- mêmes ; évoquer l'objet absent, jouer avec le langage, glisser d'un thème à l'autre... On ne peut constituer une liste déductive de tout ce qui peut se passer dans un échange. Mais nous avons été frappés de voir la récurrence chez les enfants jeunes d'un certain nombre de structures centrées d'une part autour de la figure oui-et en plus, oui-non, et a et b. D'autre part de l'opposition entre discours générique rapporté et exemple, base sur laquelle pourront se construire les maniements plus complexes qui apparaîtront ensuite : oui, mais... mais si, distinguo... La précocité de ces structures s'accompagne du fait qu'elles présentent très tôt dans l'échange une « efficacité sémiologique complexe » : évoquer 87 l'objet absent ou fictif, contraster une expérience particulière à un discours, différences sémiologiques qui importent beaucoup plus que les structures syntaxiques de l'énoncé, le plus souvent réduites aux structures de base, ce qui montre bien qu'un maniement linguistique « complexe » n'a pas de relation directe à l'utilisation de « structures complexes ». Mais il est bien sûr nécessaire de distinguer l'efficacité « de codage » de ces discours (où les sujets changent par l'échange leur point de vue sur le réel) de leur valeur de vérité. Ainsi on aura chez les petits-moyens un codage à la fois efficace et heureux sur la base d'une « erreur productive » — ils sont tous pareils ces lapins — non parce que l'autre il est couleur et l'autre jaune — il bouge et y'en a un qui ne bouge pas la maîtresse — pourquoi ne bouge-t-il pas ? — parce qu'il ne marche pas — parce qu'ils sont tout petits ceux-là — y'en a un gros, il est en peluche — ils ont pas envie de bouger c'est des jouets, ou bien au contraire des « fuites » vers un sous-thème : — a beaucoup de bébés lapins — c'est le papa — mon papa est parti au travail... ou bien le discours s'engagedans des voies sans issue (grands) : — maîtresse : est-ce qu'il y a une différence entre les deux lapins ? — oui, le bleu est plus grand — et le noir est plus petit — c'est pas la même couleur — y'a les oreilles qui tombent comme ça, soit au contraire que le « bon codage » arrivant tout de suite bloque la suite du discours. Le moment 2 : On parle ici de moment et non de stade, parce que même si une autre organisation apparaît, elle ne s'accompagne pas de la disparition des mécanismes précédents. D'autre part, parler de stade pourrait faire penser à un développement quasi biologique. Or il y a bien plutôt causalité hétérogène, rencontre d'un thème, d'une enseignante d'enfants qui permet la manifestation à la fois d'un « pathos discursif » et d'« une efficacité discursive », qui n'apparaissent pas toujours à cet âge-là ni plus tard. Surtout parler de stade serait supposer que nous pouvons mettre en évidence un ordre régulier nécessaire dans l'apparition des structures discursives. On en est loin. D'autant que ce qui frappe plutôt c'est la précocité de la réutilisation de ces structures lorsque les conditions s'y prêtent. Quelle est la différence entre une petite fille et un petit garçon ? Pierre — ah moi je sais... Parce que d'abord une petite fille ça a pas les cheveux pareils qu'un garçon et puis que les garçons ça a les cheveux courts. Véronique — x (?) a les cheveux courts 88 Pierre — pasqu'elle les a coupés alors Malika — Anne aussi (brouhaha) Corinne — Maintenant, c'est les garçons qui ont les cheveux longs ? Akim — ouais Pierre — moi j'ai pas les cheveux longs (bis) Sabine — pasque des fois y'a les garçons qu'ils ont les cheveux longs et y'en a qu'ils en ont pas. Malika — Frédéric aussi il a presque des cheveux longs Frédéric — Jérôme aussi Xavier — les filles aussi, elles ont les cheveux longs Rémi — et les garçons aussi, ils ont les cheveux longs filles — pas toujours une fille — un jour en promenade, j'avais vu une fille qu'avait les cheveux courts, mais presque comme un gars. Pour une part les types d'enchaînement sont les mêmes que dans les cas précédents, en particulier les séries. En dehors du fait que la longueur des échanges sur un même sous-thème augmente, comme au niveau précédent, on note les traits caractéristiques de l'organisation discursive, traits non déductibles les uns des autres ou d'une essence plus générale, mais qui constituent cependant un ensemble cohérent : a — Alors que précédemment, le lien des énoncés était pour l'essentiel marqué par leurs seules implications lexicales, ici la fréquence des parce que est corrélative d'une relation explicite de justification des énoncés précédents (ou au contraire d'opposition). b — L'existence de procédures logico-argumentatives en nombre limité entraîne le retour de séries récurrentes : on retrouve les mêmes échanges concernant les bottes qui, sous-thème, peuvent s'imposer comme thème principal, la discussion se centrant alors sur bottes en cuir, bottes en plastique ou sur les jupes : Pierre — c'est pas pareil parce que les filles, des fois, elles ont des jupes et puis les garçons, ils en ont jamais. Général — si à la télé des fois, y'en a qu'en ont des fois. Sabine — des fois y'a des garçons qui mettent des robes et des jupes. Akim — et les Ecossais ils portent des jupes aussi les Ecossais. Pierre — Les Noirs aussi. Même des fois les Noirs ils portent des jupes aussi des petites jupes en peau de banane. x — Des fois y'a des dames aussi qui portent des pantalons. (On retrouve ici la difficulté à déterminer le statut de des fois outil de quantification, automatisme, procédé performatif de garantie contre l'objection. Il fait partie de la communication qu'il y ait des cas centraux assignables et d'autres non). c — Sans doute plus souvent que chez les enfants plus jeunes, on trouve des successions qui ne sont plus binaires (oui-et ou oui-non) mais ternaires, constituent une « synthèse » : Xavier — les filles, elles ont pas de zizi Anne — qu'est-ce qu'elles ont ? (brouhaha) Divers — si elles en ont un, non, si... x — plus court. d — Plus nettement que chez les plus jeunes, à la dichotomie énoncés 89 assertifs-réfutatifs se combine l'opposition entre énoncés génériques, particuliers, « intermédiaires » (marqué préférentiellement par des fois, il y en a des qui...). Deux remarques sur ces points : il fait partie des maniements réels du langage qu'il ne soit pas toujours possible de distinguer contenu de l'énoncé et modalité de l'assertion : le semi-générique fonctionne également comme discours douteux : Akim — ben la différence entre une fille et un garçon, c'est le sexe quelquefois. ou : Akim — ben pour la différence. Malika — oui il faut en parler. Anne — pourquoi ? Pierre — en général, on en a. Il nous semble que ce qui est sous-jacent à ces textes c'est la contradiction entre la possibilité de répéter un discours générique et les hésitations de l'expérience individuelle. Mais en même temps, dans l'échange réfutatif, l'énoncé particulier change de valeur. Face à un énoncé affirmatif universel, l'énoncé négatif particulier n'est plus simple assertion factuelle, mais devient argument. Corrélativement, c'est parce qu'il est erroné, ou plus exactement, parce qu'il s'oppose à l'expérience de certains des interlocuteurs, que le premier discours de Pierre peut mettre en mouvement la discussion. Enfin, contrairement à ce qui se passe chez les enfants plus jeunes (ou dans beaucoup de discussions entre adultes) l'échange est ici saturé, puisqu'à la thèse « la différence c'est les cheveux », s'opposent les deux contre-arguments : — il y a des filles à cheveux courts, — il y a des garçons à cheveux longs. Ce à quoi s'ajoute la présence d'arguments sur des arguments et non pas sur la première énonciation : « avoir des cheveux courts n'est pas un attribut normal des filles, elles les ont coupés ». e — II n'est pas question de poser gravement un stade hypothético- déductif qui remplacerait le stade factuel, mais de constater que l'ensemble : générique, « des fois » particulier, se trouve réintégré dans un autre jeu : possible, impossible, nécessaire, par analyse non du discours explicite de l'autre mais de ses conséquences. Comme dans le cas du discours particulier qui devient argument, le discours hypothétique fonctionne d'abord comme réfutation du discours de l'autre. En même temps comme plaisir de la fiction. L'énoncé précédent est en effet repris : Akim — Si les filles n'avaient pas de zizi, le pipi, il serait pas assez fort pour faire un trou dans la peau hein ! Anne — oui ça c'est vrai. Argument qui entraîne à son tour deux autres discours : Pierre — elles pourraient pas faire pipi par l'autre trou, hein ! Y'en a deux. Anne — Mais qu'est ce que c'est le deuxième ? Pierre — C'est celui qui est derrière les fesses (rires). Jérôme — Si on avait pas de zizi, et ben tellement qu'on en ferait 90 dans le ventre, ça sortirait par les bouches après (rire général et brouhaha). Pierre — Par le nez plutôt. Voix — Par les oreilles, par les fesses, par les nichons. Akim — Pierre il a dit par le nez. Ça remonterait par la bouche plutôt, mais ça n'aurait pas le temps d'aller jusqu'au nez. Notons de façon pédantesque comment le plaisir ludique innocent de la série se renforce de la transgression du tabou, tous deux s'intégrant ici au système de l'argumentation. Le système de « synthèse » qui avait réussi pour le zizi est alors repris, inversé, dans le cas des seins (compliqué par la différence entre les femmes et les petites filles) ainsi que le rôle des contre-exemples : Corinne — et qui a des seins ? Malika — C'est Sabine. Sabine — oh l'autre eh j'en ai pas. Voix — c'est les mamans (brouhaha). Pierre — ben toi, quand tu seras une maman t'en auras, pas les garçons en tout cas. Akim — si des petits, ouais des petits ou ben t'as vu des fois, ils portent des haltères et ils ontdes haltères et ils ont des seins, ben les seins, ils sont très gros. Pierre — ah ben oui dans Astérix, y'en avait deux qui jouaient. Jérôme — Mon papa, il les a moitié gros parce qu'il travaille aux transports. Pierre — et puis moi, dans mon livre d'Astérix, y'a y'a Astérix et puis le chef des Gaulois et les Romains et puis ils jouent à la basque et y'en a un qu'a un gros ventre et puis de gros seins. Corinne — Donc c'est pareil. Pour une part importante, l'organisation des successions se fait grâce au transfert analogique, à la reprise-modification d'une structure appliquée à une autre donnée. Ainsi, la discussion ayant passé au problème des préférences : être garçon ou fille, on a : Akim — moi, je voudrais être une fille et un garçon... Pierre — ça se peut pas d'être une fille et un garçon en même temps, pas qu'autrement, on peut (pas) avoir un zizi de ce côté et un zizi de l'autre... Malika — // peut pas être les deux à la fois, sinon il aurait une tête en avant et une tête en arrière. Hétérogénéité et déplacement Mais analyser la discussion ne consiste pas seulement ni même principalement à retrouver des enchaînements d'énoncés et des procédures qui ressemblent aux procédures répertoriées depuis Aristote. Même s'il n'est pas inintéressant de constater que chez Aristote comme ici l'analogie et Yexemple sont les principales procédures démonstratives utilisables lorsque l'application d'un principe général n'est plus possible. Il s'agit surtout de constater que, lorsqu'elle marche, la discussion aboutit à la création d'un espace hétérogène où se juxtaposent ou s'opposent énoncés génériques et particuliers, positifs et négatifs, relevant de l'expérience réelle ou de la fiction. 91 Dans cet espace de la discussion, il y a un plaisir propre. Il y a eu même temps une efficacité cognitive, si l'on reconnaît — que contrairement à un discours fameux le langage de l'enfant n'est pas d'abord condamné à une domination de « l'égocentrisme », — que l'approche du réel se trouve médiatisée par le cadre de la discussion. Ainsi, dans le cas précédent lorsque « avoir des seins » apparaît un « mauvais codage » qui conduit Akim à l'inverse de l'analogie, au travail du distinguo : — Pour les seins des hommes, les seins des femmes et ben ils sont pas du tout pareils. Anne — Alors raconte la différence Akim — Parce que ceux des hommes sont un peu comme ça, pi ceux des femmes, ils se mettent comme ça, ils se lèvent... quand ils sont levés, pi ceux des hommes y'en a pas toujours tellement... L'efficacité cognitive n'est plus portée par la valeur classificatrice du langage, mais au contraire par l'écart entre le mot et les expériences. De même qu'en grande section apparaît l'échange suivant dominé par la contradiction : une casquette c'est et ça n'est pas un chapeau : — une casquette c'est un chapeau — ça ressemble un peu à un chapeau mais ça n'est pas tout à fait un chapeau — une casquette ça protège du soleil... — ça n'a pas la même forme qu'un chapeau... — une casquette, c'est là où il y a un rond sur les yeux — une casquette c'est plus long devant que le chapeau, c'est un peu arrondi... — la casquette c'est un chapeau de sport. (Efficacité d'autant plus frappante que, le plus souvent, l'enfant seul à la demande de « définition » répond à cet âge par un seul syntagme). On a là un discours fortement centré. Le plus souvent l'aspect hétérogène de l'espace de la discussion se manifeste par la façon dont un sous- thème s'accroche à un autre sous-thème et peut devenir thème principal. Par exemple après le thème du père qui travaille et a de gros seins. Malika — Comme on travaille beaucoup pour avoir de l'argent, on peut avoir de la force. Frédéric — Plus on travaille, plus on gagne de l'argent. Pierre — Ma maman, elle en a pas beaucoup d'argent, même moi, j'en ai que des pièces de 10 centimes. Ou bien lorsqu'on voit le thème « préférer être un garçon ou une fille » glisser deux fois, chaque glissement s'accomplissant à l'occasion d'un des termes de la phrase initiale : Sonia — j'aime mieux être une maman, comme ça, quand je serai grande, je pourrai faire à manger à mes parents. Pierre — moi j'aime bien ma maman parce qu'elle me fait des omelettes au riz. x — - elle peut pas faire à manger à ses parents parce qu'ils seront déjà morts. Xavier — ah ouais après ils seront en squelette... Il est tout à fait compréhensible que, de temps en temps, avec des for- 92 tunes diverses, l'adulte cherche à recentrer le débat. Mais il ne faudrait pas en conclure qu'il y aurait un espace de la discussion infantile, diffluent et un espace adulte, monothématique. Tout d'abord parce qu'il fait partie du discours adulte comme du discours enfantin qu'une stratégie fondamentale soit celle du « recodage », du refus de se laisser entraîner sur le terrain imposé par l'autre. Ici il est frappant que le discours sur la mort, pris entre les discours répétés plus ou moins clairs, et les expériences personnelles d'accidents, de maladies se restructure autour de l'expérience prégnante du rêve de mort. Adulte — Je voudrais vous parler de la mort, qu'est-ce que c'est ? Remy — on peut rêver de la mort aussi, on peut rêver de la mort des fois et puis après on peut on peut avoir peur. Pierre — et bien quand on est mort on est en squelette. Frédéric — et pis et pis, comme on a peur, et ben dans son lit, comme on fait des cauchemars, et ben on va dans la chambre des parents... Nimmol — des fois quand les enfants y rêvent de quelqu'un qui est morte, y dorment avec les parents... Sabine — et ben quand on est au lit, et ben on rêve qu'y a quelqu'un qu'est mort ou que son petit frère est mort. Frédéric — non pas toujours... Il nous semble que face à tous ceux pour qui dans la tradition cartésienne du discours monologique, la discussion n'est que la preuve de l'absence de clarté des idées des participants, on doit, comme le fait Perelman (4), rappeler qu'Aristote a donné son statut ontologique à la rhétorique, en adossant les pratiques de l'argumentation au champ de la dialectique comme discours du probable, par opposition au scientifique comme discours du certain. Certes, l'articulation des domaines du certain et du probable n'est plus la même qu'à l'époque d'Aristote. L'idée reste fondamentale, même si elle doit partiellement être restructurée. Le champ du probable n'est pas un champ on- tologiquement inférieur au champ du certain, c'est un champ autre, essentiellement parce que le champ du certain est avant tout le champ du discours homogène, d'un univers du discours où les dimensions sont du même ordre. Alors que par exemple le champ de la prise de décision est un champ de l'hétérogène, où les données ne sont pas commensurables, où les principes peuvent s'opposer les uns aux autres. De ce point de vue la situation d'adultes discutant politique se rapproche plus de celle d'enfants discutant sur la mort ou sur les différences entre filles et garçons qu'à une application affaiblie de principes logiques... Il nous semble de ce point de vue que certaines des façons traditionnelles de penser le langage et l'enfance doivent être déplacées. On se trouve en effet fréquemment à un nivau assez puéril de discussion entre les « amis du langage » qui nous rapportent tout son rôle dans la genèse et l'organisation de la pensée individuelle et les « ennemis du langage » qui nous rappellent et ses sources extralinguistiques et qu'il ne fonctionne que parce qu'il se modifie sous le fait de pressions externes. Il importe peut-être de rappeler que parler du langage en général est dénué de signification, qu'il (4) Ch. Perelman, L'empire rhétorique, rhétorique et argumentation, J. Vrin, Paris, 194 p. 1977. 93 n'y a que des efficacités linguistiques différentes, liées à des jeux de langage différents (même si cela n'implique pas l'atomisation complète qu'on trouve chez Wittgenstein) qu'en particulier avant de parler «du langage », on devra opposer maniements monologiques et maniements dialogiques. Parmi les maniements dialogiques, l'interaction maître-élève sera le plus souvent réglée par cette situation d'inégalité, le maître posant les questions et l'enfant moulant son propos dans le cadre de ces questions où ? quand ? qui ? et puis après ? Et, après tout, c'est bien ainsi qu'on apprend peu à peu les règles du monologue. Ici au contraire, nous voyons se manifester au moins dans les moments heureux l'efficacité et le plaisir propres au discours hétérogène, discours du mélange qui est peut-être la caractéristique propre de ce que nous appelons « sujet ». Corrélativement, il nous faut complexifier l'image que nous nous faisons de l'enfant. Non qu'effectivement il n'y ait pas beaucoup de savoirs que l'adulte a et que l'enfant n'a pas, savoirs qui ne sont pas seulement des contenus mais des structures pour cette expérience (par exemple des cadres chronologiques). Mais en même temps on voit, si les conditions en sont réunies, apparaître très tôt cette efficacité du dialogue qui ne se réduit ni à une compétence cognitive ni à une compétence linguistique et que la majorité des psychologues oublie. Si ces dialogues nous fascinent, cela peut, bien sûr, relever de notre enfance perdue, ou d'un sentiment, facile, de supériorité. Ce peut être aussi, dans la mesure où l'enfant ne transporte pas avec lui la masse de « déjà dit » et de tabous qui caractérise notre champ d'opinions, que l'on voit se manifester chez lui avec bien plus de force cet efficace et ce plaisir de l'échange des mots où irruption de la vie éprouvée, bribes fantasmatiques, discours génériques répétés ou inventés s'entrecroisent et constituent un réel hétérogène à la fois épais et fragile bien loin des objets abstraits (le lexique ou la compétence syntaxique) dont on voudrait nous faire croire que c'est l'essentiel de ce que l'enfant doit apprendre. 94 Informations Informations sur Frédéric François Pagination 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 Plan Les échanges de base Hétérogénéité et déplacement