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Alquié, Ferdinand 1943,1983 Le désir d'éternité

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ISBN 2 13 038094 8 
issn 02g r 0489 
D é p ô t l é g a l — l r e édi t ion : 1943 
9 e édi t ion : 1983, d é c e m b r e 
(g) Presses U n i v e r s i t a i r e s de F r a n c e , 1943 
L e P h i l o s o p h e 
108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 75006 Paris 
Avant-propos 
L'étude que nous présentons en ces pages a pour 
bot de définir le désir d'éternité, de découvrir ses 
sources, affectives et rationnelles, de déterminer enfin 
sa valeur, et la place qu'il convient de lui accorder 
en la vie. Mais elle ne traite pas de l'éternité elle-
même : aussi nous sommes-nous permis de désigner 
par le mot « étemel » des réalités fort différentes (lois 
physiques, sujet transcendental, ou Dieu même), 
sans étudier les rapports objectifs de ces réalités, et 
en ne considérant que les voies subjectives qui condui-
sent à leurs notions. De même, voyant dans le refus 
du temps la forme commune de toutes les passions 
humaines, nous avons tenté de montrer que ce refus 
est passion essentielle plus que nous n'avons entrepris 
d'y réduire toutes les passions particulières. (Il au-
rait fallu pour cela, après avoir indiqué que l'amour 
est la nostalgie d'une forme disparue, prouver que 
l'avarice prétend combler un manque ancien et 
retrouver une plénitude, démontrer que la soif de 
connaître, dans la mesure où elle est passion, cherche 
à satisfaire une curiosité infantile, si même elle ne 
naît pas, comme semble le croire Platon, du regret 
d'un savoir perdu.) Cela n'aurait plus eu de fin, 
et tel n'était pas notre sujet. Ce qui suit n'est donc 
ni une métaphysique de l'éternité, ni une psychologie 
des passions concrètes : c'est seulement 1 analyse des 
démarches, affectives ou intellectuelles, par lesquelles 
la conscience refuse le changement et s'élève à la 
pensée de ce qui ne passe pas. Et le but de cette ana-
lyse n'est pas de préparer une synthèse où se révéle-
rait l'essence commune de toutes ces démarches, syn-
thèse qui pourrait prendre place en une philosophie 
de la Nature ou en une philosophie de l'Esprit. Nous 
avons voulu établir au contraire la double origine du 
désir d'éternité. L'éternité du cœur n'est pas celle de 
l'esprit. La recherche de la première est passion pure, 
la connaissance de la seconde est la condition de l'action. 
Encore l'action elle-même s'exerce-t-elle en renon-
çant à l'éternel, car notre vie est temporelle, et notre 
moi n'est pas l'Esprit. 
P R E M I È R E P A R T I E 
Le refus affectif du temps 
et l'illusion de F éternité 
CHAPITRE PREMIER 
Situation de l'éternité 
Toute conscience est, semble-t-il, conscience d'une 
présence. Éliminer, par le doute, la présence de tout 
objet revient à découvrir que la conscience est pré-
sente à soi-même. Cependant, la conscience humaine 
apparaît à bien des égards comme une conscience 
de l'absence : la pensée de ce qu'elle saisit est liée 
pour elle à la pensée de ce qui lui échappe. Un terme 
n'est posé que par rapport à ceux qu'il rejette, une 
décision n'est prise que par l'abandon de maints pos-
sibles offerts. Et le terme n'est compris comme égal 
à lui-même, comme identique à soi, que dans la mesure 
où l'on exclut tous les caractères qui n'entrent pas 
dans sa compréhension. Et la décision n'est sentie 
comme libre que dans la mesure où l'on conçoit la 
possibilité des actes rejetés. L'attente, le regret, la 
rêverie sont, à des degrés divers, des consciences d'ab-
sence. Bien plus, le présent n'est pensé que par son 
opposition au passé et au futur : dire qu'une chose 
est présente, c'est signifier qu'elle pourrait ne pas 
l'être, c'est l'opposer à son absence possible. Semblables 
à l'amour que pleure Éva dans La maison du berger, 
les présences ne nous sont offertes que comme toujours 
menacées. 
On pourrait voir dans la limitation des présences 
réelles la marque du caractère fini de notre cons-
cience, condamnée à ne saisir qu'une chose à la fois. 
C'est au contraire parce qu'elle contient quelque in-
finité, et parce qu'elle dépasse sans cesse ce qu'elle 
saisit, que notre conscience peut être conscience de 
l'absence. La pensée de l'absence est le signe que 
notre esprit est supérieur à tout donné, ce pourquoi 
chaque objet lui paraît seulement possible, et non 
nécessaire. Ici se révèle déjà la dualité de l'homme, 
dont la pensée déborde toujours l'expérience actuelle, 
ce qui est la source de tout désir, de toute insatis-
faction, de tout progrès. L'esprit peut d'ailleurs dépas-
ser l'expérience tout entière, et penser le donné total 
comme Nature : l'homme découvre et ressent alors 
rabsence essentielle : celle de la Valeur, ou de l'Infini. 
S'il est en effet pour notre conscience des absences 
momentanées, que peut toujours combler quelque 
retour, il est des absences définitives, qui révèlent 
l'insuffisance de tout ce qui nous est proposé. La valeur 
ne peut être donnée puisque, par sa présence réelle, 
elle ne serait plus valeur, mais être : ici la tâche morale, 
et tout mouvement spirituel, seraient achevés. De 
même l'infini ne saurait être actualisé, ce pourquoi 
Descartes, s'il ne saisit son moi comme fini qu'en 
pensant l'infinité divine, pense au même moment que 
cette infinité ne lui appartient pas. 
Toute présence est nature. De même, de tout objet 
momentanément absent, je puis penser qu'il est dans 
la Nature, autrement dit qu'il est présent pour 
quelque conscience, réelle ou possible, autre que la 
mienne. Ici l'absence signifie seulement l'inadéqua-
tion de ma conscience et du monde. Mais l'objet des 
absences essentielles semble métaphysique. On peut 
dire que l'absence de cet objet est définitive, dans la 
mesure où il est certain que la Nature ne nous 
l'offrira jamais à titre de donnée, mais on peut dire 
aussi que sa présence est constante, dans la mesure où, 
l'esprit ayant conscience de son absence, il lui est, 
par là même, présent. Nous n'avons pas de connais-
sance positive de l'infini ou de la valeur : valeur et 
infini nous sont pourtant présents, puisque c'est à 
partir d'eux que nous jugeons trop courts les ins-
tants de notre vie, trop bas les instincts de notre nature, 
trop petits les objets limités et temporels qui sont 
par nous rencontrés. Ainsi se révèle le caractère méta-
physique de l'esprit lui-même : dépassant tout ce qu'il 
connaît, il semble atteindre un autre ordre. Pascal 
remarque en ce sens que la grandeur humaine ne sau-
rait être positivement saisie, mais qu'elle ne saurait 
non plus être niée. Elle est la conscience de notre mi-
sère. Aussi comprend-on que chacun, selon ses ten-
dances, puisse considérer l'étude de la métaphysique 
comme essentielle ou comme vaine. Les empiristes 
déclarent que ce qui est absent n'est pas. Pour eux, 
l'expérience mesure l'être, et il n'est de présence que 
naturelle, et positivement donnée. D'autres estiment 
au contraire que tout donné ne prend son sens qu'à 
partir de ce qui n'est pas donné, et que Yintellectus 
ipse, l'insaisissable esprit, est l'invisible ordonnateur 
de toutes les présences qui s'offrent à nous. 
Empirisme et naturalisme peuvent plaire. Il n'en 
reste pas moins que le tourment de l'homme est dans 
le refus de sa condition, dans le dépassement de soi, 
et que nulle explication de l'homme ne sera satis-
faisante si elle n'en rend pas compte. Peut-on, à partir 
de la seule nature, c'est-à-dire de l'ensemble des phé-
nomènes qui sont effectivement et positivement don-
nés, comprendre nos aspirations et nos révoltes ? 
Quelle est l'essence de nos désirs ? Jusqu'à quel point 
ont-ils le droit de s'étendre, sans devenir pures pas-
sions, recherches stériles de l'impossible, et tendances 
vers ce qui n'est pas ? Tel est le problème que nous 
voudrions poser à propos du désir d'éternité. Nulle 
idée, en effet, ne montre mieux le double caractère 
de présence et d'absence, propre aux objets méta-physiques, que l'idée de l'éternité. Théologiens et 
philosophes nous avertissent qu'on ne doit pas voir 
dans l'éternité une durée indéfinie : l'éternité est le 
propre de ce qui est hors du temps. Mais il faut alors 
reconnaître que, d'une telle éternité, nous ne pouvons 
former nulle idée positive, et que nous trouvons en nous 
une exigence d'éternité plus qu'une notion d'éter-
nité. Tout contenu de conscience effectivement donné 
est temporel. Et pourtant, toute conscience humaine 
désire l'éternité. Cela lui serait-il possible si elle ne 
la concevait en rien, si l'éternité ne lui était, de 
quelque façon, présente ? Qu'est donc l'éternité ? 
Faut-il tenir notre aspiration vers elle pour le signe 
d'une présence ou pour le fruit de notre insatisfac-
tion devant toute présence, toute présence donnée 
étant temporelle ? Faut-il y voir une promesse divine 
ou un rêve désespéré ? Comment situer l'idée d'éter-
nité entre l'ordre métaphysique dont elle paraît 
descendre, et la pure négation du devenir à laquelle 
elle se réduit pour nous ? 
La présence de l'éternité n'est pas donnée à titre 
de nature, la conscience de l'éternel n'est conscience 
que d'une absence. Notre expérience la plus quoti-
dienne nous enseigne en effet que tous les phénomènes 
se déroulent dans le temps. Bien plus, tout ce que la 
pensée pense, elle le pense comme temporel et, remarque 
Alain, le vœu du poète : « O temps, suspends ton vol ! » 
se détruit par la contradiction si l'on demande : « Combien 
de temps le temps va-t-il suspendre son vol ?- » Il semble 
donc bien qu'ici on ne puisse même penser son vœu. 
Désirer l'arrêt du temps est-il pour l'homme autre 
chose que désirer que le même donné demeure dans 
un temps qui continuerait de couler ? Il est donc clair 
que, du point de vue de notre conscience, l'éternité 
ne peut apparaître que comme le résultat d'une né-
gation et d'un refus. L'idée d'éternité émane de l'atti-
tude psychique niant le devenir, elle naît du refus 
du temps. Et c'est à partir du refus du temps que 
nous voudrions la considérer, cherchant à décou-
vrir si ce refus est lui-même la manifestation de quel-
que éternité réelle et cachée, ou s'il est seulement 
un acte de révolte nous orientant vers le néant. Le 
refus du temps est-il source d'illusion ou de vérité, 
de passion ou d'action spirituelle ? Comment de-
vons-nous comprendre notre insatisfaction devant le 
temps et quel usage devons-nous en faire ? 
Le refus du temps est une des attitudes que peut 
prendre notre conscience relativement au devenir. 
Mais la pensée moderne a fait de la notion d'attitude 
psychique des usages si divers, l'utilisant aussi bien 
dans l'analyse phénoménologique que dans la psycho-
logie du comportement, qu'il importe de préciser 
comment nous apparaît une telle attitude. Sur la nature 
du temps, bien des opinions ont été émises. On peut 
le tenir, avec Bergson, pour une durée continue ou, 
avec M. Bachelard, pour une discontinuité essentielle. 
Pour définir le refus du temps, nous n'avons pas à 
choisir, au moins dès le début, entre ces conceptions. 
Nous partirons au contraire de l'idée du temps que 
nous fournit l'expérience quotidienne, en laissant de 
côté la question de savoir si ce temps quotidien est 
le temps immédiat ou le fruit d'interprétations et de 
I constructions. Le temps ainsi considéré apparaît essen-
tiellement comme changement. Que ce changement 
s'opère au sein de la continuité, et sans extériorité 
réelle de ses éléments, ou que la continuité soit déjà 
une fiction forgée par l'esprit pour nier le change-
ment premier, la succession discontinue, il est incontes-
table que, pour l'expérience courante, il y a du chan-
gement, c'est-à-dire que ce qui est cesse d'être, et que 
ce qui n'est pas commence à être. Je suis assis à ma table 
de travail, en train d'écrire. Il y a une heure, j'étais 
dans la rue, marchant au milieu des passants. Mon 
état a donc changé. De même, le monde change sans 
cesse, les présences deviennent des absences, les ab-
sences laissent parfois la place à des retours. 
Nul retour, cependant, ne nous rend tout à fait 
la présence ancienne. Et l'on voit mieux ainsi que 
le temps se confond avec ce que le changement a d'essen-
tiel. Considéré, en effet, par rapport à l'espace, nul 
changement n'est définitif. Je peux changer de place 
plusieurs objets, mais je puis les remettre à leur place 
première. Je puis aller de Paris à Bruxelles, mais je 
puis revenir de Bruxelles à Paris. L'espace est donc 
moins ce en quoi ont lieu les changements que ce 
par quoi je puis m'opposer à eux, et détruire l'effet 
d'un changement par un changement de sens contraire. 
Mais ce pouvoir est limité et, malgré mes efforts, 
quelque chose du changement demeure. Et c'est tou-
jours considérer superficiellement un changement que 
le considérer par rapport à l'espace. Jamais il n'y a 
vraiment retour à l'état initial, jamais ce qui a été dé-
placé n'est vraiment remis à sa place : le Paris que 
je retrouve à mon retour n'est pas tout à fait le Paris 
que j'avais quitté, moi-même je ne suis plus ce que 
j'étais, ne fût-ce que par l'effet de mes souvenirs de 
voyage. En un mot, tout changement possède un ca-
ractère irréductible et définitif : dans cette mesure, 
il est temporel. Le temps se manifeste à moi dans 
l'irréversibilité des changements : il est le caractère 
qu'ont les changements d'être irréversibles. 
On sait par ailleurs que, devant tout donné, notre 
conscience peut prendre deux attitudes essentielles, 
celle du oui et celle du non, celle de l'acceptation et 
celle du refus. Tout homme, par de telles attitudes, 
se révolte, se résigne, se réjouit. Ainsi la sagesse, an-
tique ou spinozistej semble avoir pour but de substi-
tuer, en ce qui concerne nos rapports avec le monde, 
une attitude d'acceptation à une attitude de refus. 
Pour les Stoïciens, la passion est ce qui dit non au 
monde, et il s'agit, en révélant à l'homme la nécessité 
des choses, de lui faire adopter l'attitude du oui. 
La résignation chrétienne, bien que reposant sur d'au-
tres principes, et s'inspirant de l'amour d'un Dieu-
père plus que de la compréhension d'un Dieu-nature, 
aboutit à une attitude de oui avec le fiât voluntas tua. 
La suite de nos pensées dépend de telles attitudes. 
Descartes commence par dire non à l'objet, et dé-
couvre que ce non est une affirmation du sujet qui le 
prononce. 
Or toute attitude de oui et de non est complexe, 
c'est-à-dire volontaire et intellectuelle à la fois. La 
source première en est de volonté : ainsi le doute car-
tésien est avant tout volontaire. Mais la volonté ne 
se sépare pas ici de l'entendement. Voulant douter, 
Descartes arrive à croire que « le ciel, l'air, la terre, 
les couleurs, les figures, les sons » ne sont que des 
illusions et tromperies, et se persuade qu'il n'y a dans 
le monde « aucuns esprits ni aucuns corps ». Et, si 
nous perdons un être cher, le : « Je ne veux pas qu'il 
soit mort » devient vite le : « Non, non, cela n'est pas 
possible. » Voici la source des délires et des erreurs. 
Leur guérison est toujours de soumettre la volonté 
à la pure raison, ce qui est, le plus souvent, accepter 
la douleur. 
Ce n'est pas que notre volonté ait toujours à ca-
pituler devant l'être, à se soumettre à ce que l'enten-
dement lui révèle comme existant : il est des cas où 
elle peut changer le cours des choses : le refus de ce 
qui est apparaît alors comme source d'entreprise et 
d'action. On voit par là que le refus du réel peut s'en-
gager en deux voies essentielles : l'une d'action, l'autre 
de passion pure. Refuser le réel, c'est parfois com-
mencer à lui opposer ce que nous allons faire, et donc 
ce que le réel sera demain. Parfois aussi, c'est rêver 
que les choses ne sont pas ce qu'elles sont, c'est leur 
substituer par la seule imagination un monde plus 
conforme ànos vœux. Nous sommes ici dans la pas-
sion, puisque dans l'erreur et l'inefficacité. 
Le refus du temps peut-il, comme tous les autres 
refus, engendrer, selon le cas, l'action ou le rêve ? 
Il semble au contraire qu'en ce qui le concerne ce 
choix ne soit cas offert, au moins si l'on se place 
au point de vue de l'individu que je suis, individu 
tout entier soumis au devenir. A un ordre spatial qui 
me déplaît, je puis m'opposer par des déplacements. 
Mais comment le refus du temps serait-il pour moi 
une action, si le temps est ce qui passe malgré moi 
sans que je puisse rien sur son écoulement, s'il est, 
comme nous l'avons dit, ce par quoi le changement 
est définitif et irréductible ? Comment refuser le 
temps autrement que par le rêve ? Tous les états de 
désadaptation au temps, où nous expérimentons que 
le temps du monde n'est pas le nôtre, que son rythme 
n'est pas notre rythme, sont des états de stérilité : 
ainsi l'attente impatiente, que nous éprouvons si le 
changement du monde qui doit nous apporter l'être 
désiré ne se produit pas assez vite, ainsi le regret 
dont se charge notre expérience, si nous voyons s'éloi-
gner ce que nous voudrions posséder toujours. Si les 
absences relatives à l'éloignement dans l'espace peuvent 
toujours être vaincues par le mouvement, il n'est pas 
de remède aux absences temporelles : on ne retrouve 
pas les morts. 
Le refus du temps semble donc nous orienter 
vers l'erreur et le rêve : il engendre les passions. 
Toute action humaine suppose au contraire l'accep-
tation du temps, et si certains refus nous parurent 
susceptibles de devenir des sources d'action, c'est 
précisément dans la mesure où ils coïncidaient avec 
des acceptations temporelles. Ainsi le mouvement 
ne refuse activement l'espace, ne supprime la dis-
tance qui nous déplaisait, qu'en se servant du temps, 
en le prenant comme moyen. Jointe à l'acceptation 
du temps, la rêverie elle-même peut nous conduire à 
agir : son objet une fois pensé dans le futur, à la 
tristesse de l'absence succède l'espoir de la conquête : 
nous pouvons alors organiser, dans le temps, les 
moyens de parvenir à notre but, et notre imagina-
tion, se mettant au service de la délibération volon-
taire, retrouve sa vraie nature, s'acquitte de son 
authentique fonction, qui est de nous orienter vers le 
futur, de mettre l'avenir à notre merci. Aussi dit-on 
de l'homme d'action et d'entreprise qu'il ne perd 
pas son temps, qu'il en use bien. Mais sans l'accep-
tation du temps, tout refus ne peut être que désespéré : 
l'absence paraît alors définitive, la confiance des 
projets laisse place aux regrets du deuil. Nous détour-
nant de l'avenir, et refusant de changer, nous ne 
pouvons plus tendre qu'à éterniser le présent, à 
retrouver le passé, tâches impossibles et vaines, dont 
le désir nous place en dehors du cours des choses, 
nous fait renoncer à toute action efficace, et fait 
naître en nous les passions. 
CHAPITRE II 
Les passions 
Les passions apparaissent à notre conscience comme 
des ruptures d'équilibre. L'homme normal porte son 
attention sur les divers objets qui s'offrent à ses 
sens, son esprit agite diverses pensées. Mais l'avare 
ne songe qu'à son or, le joueur qu'à son gain, l'amou-
reux qu'à celle qu'il aime. Tout ce qui n'est pas l'ob-
jet de sa passion paraît indifférent au passionné, 
tout ce qui touche ou lui rappelle cet objet fait 
naître en lui les émotions les plus vives : de là dépen-
dent sa joie et son désespoir. De même, son intelli-
gence ne s'emploie plus qu'à justifier la passion, ou 
à construire des plans qui la favorisent. Sa volonté 
n'a d'autre but que la servir. 
Or cette rupture d'équilibre est sentie par le 
moi comme subie. La passion ne nous semble pas 
exprimer notre personnalité profonde et libre, elle 
ne nous apparaît pas comme une volonté. Elle est 
souvent pénétrée de regret, de remords. La passion 
est le signe de notre dépendance. On peut donc se 
demander quelle dualité intérieure elle nous signi-
fie. Comment un de nos états peut-il nous appa-
raître comme étranger et subi ? Car enfin, comme le 
remarque Descartes, « tout ce qui se fait ou qui arrive 
de nouveau est généralement appelé une passion au 
regard du sujet auquel il arrive, et une action au re-
gard de celui qui fait qu'il arrive ». Action et passion 
ne diffèrent que par les sujets auxquels on les peut 
rapporter, et toute passion subie par nous doit être 
l'action de quelque autre chose. Si le choix passion-
nel ne nous apparaît pas comme étant notre choix, 
il doit émaner d'une réalité agissant en nous et sur 
nous, réalité intérieure à nous, et pourtant susceptible 
de nous contraindre. 
Penserons-nous que cette réalité soit notre corps ? 
Ici, le pur mental subirait l'organique, l'âme connaî-
trait les passions du fait de son union avec le corps. 
Ainsi, selon Descartes, l'erreur que l'on commet en 
faisant jouer à l'âme « divers personnages qui sont 
ordinairement contraires les uns aux autres ne vient 
que de ce qu'on n'a pas bien distingué ses fonctions 
d'avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer 
tout ce qui peut être remarqué en nous qui répu-
gne à notre raison ». Descartes, on le voit, ne distin-
gue pas les passions des autres états affectifs : plai-
sirs, douleurs, émotions. Mais il est dès lors diffi-
cile de comprendre que la passion comporte des choix 
délicats, se aeveloppe en fonction de situations sub-
tiles, dépende, en un mot, de la compréhension de 
circonstances complexes, dont seul l'esprit peut dé-
couvrir le sens. L'avarice s'explique-t-elle sans la 
peur des lendemains, la jouissance de posséder, l'idée 
que l'on domine les hommes par la richesse ? Com-
ment ne voir en tout ceci que les effets du corps, 
où l'on ne saurait trouver que des déplacements de 
matière ? La passion, supposant compréhension et 
synthèses, n'est intelligible que si l'on invoque l'es-
prit. C'est donc au sein de notre psychisme que paraît 
se situer la dualité passionnelle. 
Verra-t-on alors dans la passion, comme le font 
certains sociologues, l'effet du conflit entre conscience 
sociale et conscience individuelle ? On sait que Blon-
del tenait la volonté pour le fruit de l'influence exer-
cée sur notre conduite par des impératifs sociaux. 
Mais on comprend mal ici pourquoi le moi s'iden-
tifie précisément avec le social, pourquoi l'ordre du 
groupe lui apparaît comme étant liberté, alors que 
l'individuel lui semble subi. Au reste, ne pouvons-
nous avoir l'impression d'être nous-mêmes en agis-
sant contre la règle, ne pouvons-nous, contre le social, 
nous insurger par volonté ? 
Il est donc difficile de définir la passion si l'on de-
meure sur le plan de la science, c'est-à-dire si l'on 
refuse de l'opposer à une volonté pure, puissance mé-
taphysique de liberté qui, extérieure aux tendances, 
constituerait un moi par rapport auquel tout désir 
serait étranger. Aussi la psychologie ne parvient-elle 
jamais à distinguer clairement passion et volonté. 
D'une part, elle considère la passion comme étant 
de l'ordre de l'activité, et y voit une tendance prédo-
minante. Beaucoup de passions lui apparaissent même 
comme résultant de l'organisation de tendances mul-
tiples. D'autre part, elle ne peut tenir la volonté pour 
un pouvoir distinct des tendances, mais seulement 
pour la faculté d'agir en fonction du plus grand nom-
bre, ou des plus fortes d'entre elles. La passion ne 
peut donc plus lui apparaître que comme un cas par-
ticulier de la volonté. La décision volontaire consacre 
la victoire de notre plus forte tendance, ou d'un en-
semble de désirs dominants : mais notre tendance 
la plus forte, le système de nos désirs dominants ne 
sont-ils pas précisément nos passions ? Il semble 
même que, Faction normale laissant place à des consi-
dérations morales et sociales qui, le plus souvent, contre-carrent nos aspirations personnelles, la passion, qui 
néglige la morale et la société, apparaisse comme éma-
nant de notre moi le plus profond, constitue la re-
vanche de notre personnalité réelle. S'il en était ainsi, 
la passion serait essentiellement notre action. 
Pourtant il n'en est rien. La passion est subie, et 
notre conscience nous en avertit sans cesse. On dé-
teste parfois son amour, et la Phèdre de Racine a pris 
« la vie en haine » et sa « flamme en horreur ». Pour-
ra-t-on comprendre de tels états si l'on s'obstine à 
considérer la passion comme notre tendance la plus 
profonde ? Nous croyons au contraire que la pré-
pondérance de la tendance passionnelle est illusoire, 
et que nos passions ne sont que nos erreurs. Le pas-
sionné s'abuse, ne tient compte que d'une partie de 
lui-même, oublie la plupart de ses désirs. Il sent même 
confusément cette partialité qui l'aveugle, et que pour-
tant il se refuse à tirer au clair. Les discours qu'il se 
tient à lui-même ne vont jamais sans quelque dissi-
mulation. La passion est moindre conscience. L'ivro-
gne préfère la vie à l'alcool qui le tue, et pourtant il 
boit. Et c'est le bonheur qu'au plus profond de lui-
même recherche l'amoureux : cependant son amour 
l'attache à ses souffrances. Il est donc vrai de dire 
que, dans la passion, nous agissons contre notre rai-
son : même si l'on refuse de reconnaître à la raison 
le pouvoir de poser des valeurs, si on la considère 
comme une pure faculté de connaissance, si l'on es-
time que toute valeur est relative à des tendances, 
la passion s'oppose à la raison : elle nous aveugle sur 
notre nature réelle, elle est ignorance de nous-mêmes. 
Le problème de l'origine de la passion est donc 
celui de l'origine de l'erreur passionnelle. On explique 
souvent cette erreur en invoquant l'inconscient. Mais 
sans doute est-ce là formuler le problème plus que 
le résoudre : toute erreur est moindre conscience, 
et, à tenir l'inconscient pour le siège d'une causalité 
positive, on comprend mal pourquoi les désirs obs-
curs qui nous habitent auraient d'eux-mêmes plus 
de force que nos tendances claires. Si donc on veut 
découvrir la source de l'erreur passionnelle, il faut se 
demander d'abord en quoi elle consiste : nous compren-
drons alors qu'elle émane du refus du temps. Le pas-
sionné, en effet, semble être celui qui préfère le pré-
sent au futur, le passé au présent. Le temps, coulant du 
passé au présent, du présent au futur, semble au contraire 
nier sans cesse ce qui fut, construire ce qui sera. La 
passion suppose donc bien au temps, elle veut le contraire 
de ce que fait le temps. Si donc quelque inconscient 
révèle ici sa présence, il n'apparaît pas comme une 
somme de désirs cachés, mais comme le fruit de ce 
qui, en nous, refuse de devenir. 
Le passionné apparaît d'abord comme l'homme 
qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie. 
Bien souvent, on ne peut le distinguer du volontaire 
que par un appel à l'avenir. Si l'on s'en tient en effet 
à l'état présent de l'amoureux, il est clair que l'essen-
tiel est pour lui de retrouver celle qu'il aime. Pour 
l'ivrogne, l'essentiel est de boire sur-le-champ, pour 
le joueur, l'essentiel est de courir au casino. Mais 
demain, voici l'amoureux au désespoir, l'ivrogne ma-
lade, le joueur ruiné. Et tous trois se plaignent avec 
amertume, accusant leur passion qui les a trompés, 
témoignant ainsi que leurs tendances les plus profon-
des étaient bien le désir du bonheur, de la santé, de 
la richesse. Ils les ont sacrifiées aux sollicitations im-
médiates, ils n'ont pas su se penser avec vérité dans 
le futur. L'avenir seul est donc juge des passions. 
Y aurait-il un moyen d'affirmer que l'alcoolique est 
un passionné si vraiment son moi le plus profond, 
le plus authentique, préferait l'ivresse et la maladie 
à une santé tempérante ? Et si l'amoureux, pour épou-
ser celle qu'il aime, renonce au repos, au confort, 
aux relations amicales, qui pourra dire que son choix 
n'a pas été de volonté, sinon celui qui sait que le choix 
contraire lui aurait donné plus de bonheur ? 
Il y a donc en toute passion quelque préférence 
du présent au futur. Mais d'où le présent lui-même 
tire-t-ii cette force qui aveugle notre raison ? Il nous 
semble qu'il emprunte sa puissance au passé, Bien 
des passions sont nées de l'habitude, et peut-être n'y 
a-t-il pas de passions sans quelque habitude qui, 
tout au moins, les ait fortifiées. Or l'habitude est le 
passé pesant sur le présent. L'alcoolisme n'est qu'habi-
tude de boire, et Famour n'est souvent que l'in-
vincible habitude d'une présence devenue néces-
saire à notre cœur. L'être dont nous ne pouvons 
plus nous passer, ne nous souvenons-nous pas d'un 
temps où nous n'avions pour lui que de l'indiffé-
rence, où peut-être notre désir hésitait entre lui et 
d'autres, tel le désir de Proust errant à Balbec 
entre Andrée, Rosemonde, Gisèle et Albertine, avant 
qu'une suite d'événements ne Fait fixé sur Alber-
tine, rendant celle-ci irremplaçable ? Sans doute Famour 
une fois formé apparaît-il comnàe nécessaire. Mais 
nous savons bien qu'il a là qu'une reconstruction : 
l'être aimé régnant sur notre conscience, les souve-
nirs ne sont rappelés qu'en fonction de lui, les évé-
nements de notre passé ne sont retenus que dans la 
mesure où il s'y trouve mêlé. Dès lors, notre amour 
semble avoir préexisté à la rencontre même de son 
objet, et contenir la raison de cette rencontre. En fait, 
il est né de l'expérience, et de ses hasards ; sa substance 
est faite d'une multitude d'événements qui consti-
tuèrent notre vie, avec lesquels notre attachement 
à ce que nous avons été nous empêche de rompre, 
et que nous cherchons à retrouver en notre présent. 
Que dire cependant du coup de foudre ? Ici, l'être 
aimé semble s'imposer dès son entrée, et par sa pro-
pre force. Mais l'émoi qu'il nous cause se pourrait-
il comprendre si l'on n'admettait que cet être, nouveau 
en lui-même, devient pour nous l'image et le sym-
bole d'une réalité que notre passé a connue ? « Tu 
es la ressemblance » dit Eluard à la femme aimée. Il 
dit encore : « Nous sommes réunis par delà le passé. » 
Notre conscience elle-même tend en effet à croire 
que, l'être qui nous émeut de la sorte, nous l'avons 
rencontré jadis. Dans le Banquet, Aristophane ex-
plique l'amour par des unions et des séparations an-
ciennes. La psychanalyse nous apprend que les émo-
tions de notre enfance gouvernent notre vie, que le 
but de nos passions est de les retrouver. Ainsi, bien 
des hommes, prisonniers d'un souvenir ancien qu'ils 
ne parviennent pas à évoquer à leur conscience claire, 
sont contraints par ce souvenir à mille gestes qu'ils 
recommencent toujours, en sorte que toutes leurs 
aventures semblent une même histoire, perpétuel-
lement reprise. Don Juan est si certain de n'être pas 
aimé que toujours il séduit, et toujours refuse de croire 
à l'amour qu'on lui porte, le présent ne pouvant lui 
fournir la preuve qu'il cherche en vain pour gué-
rir sa blessure ancienne. De même, l'avarice a sou-
vent pour cause quelque crainte infantile de mou-
rir de faim, l'ambition prend souvent sa source dans 
le désir de compenser une ancienne humiliation, une 
vexation de jeunesse. Mais, ces souvenirs n'étant 
pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse re-
commencer les actes qui les pourraient apaiser. 
Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui 
unissent l'amour au passé que Sylvie de Gérard de 
Nerval. Au début de ce récit, Nerval nous fait part 
de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une 
représentation où il est allé pour la voir, il se rend 
dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une 
rubrique : « Fête du bouquet provincial », qui éveille 
en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante 
toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec 
sonamie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la 
petite fille des châtelains. Comme l'actrice elle chanta, 
et devant un public. Comme l'actrice elle était loin-
taine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la 
lune comme par les feux de la rampe. Gérard de 
Nerval évoque ces images : « A. mesure qu'elle 
chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et 
le clair de lune naissant tombait sur elle seule, iso-
lée de notre cercle attentif. » Et ce souvenir suffit à 
éclairer l'amour pour la cantatrice : « Tout m'était 
expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague 
et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, 
qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle 
pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait 
son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la 
nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose 
et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée 
de blanches vapeurs. » 
Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime 
Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles. 
Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant me-
nacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant 
à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, ten-
tait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Ner-
val se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne. 
La passion est refus de temps : elle semble pressen-
tir ici que la connaissance du temps sera sa perte. 
Elle affirme donc que le passé est présent encore, que 
l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait 
triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie 
devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît 
en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit « la source de 
cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé 
en elle ». Et Aurélie comprend, et fait comprendre à 
Gérard de Nerval qu'il n'aime en elle que son passé. 
Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connais-
sance des vérités temporelles. On comprend par là 
ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles : 
la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle, 
nous refusons de prendre conscience de ce que sera 
le futur, des conséquences de nos actions, de la 
réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion 
se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire par-
vient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît 
assez ses tendances, leur profondeur et leur durée, 
pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur. 
Mais le passionné échoue en ses prévisions, il s'abuse 
sur lui-même. Il cède à l'attrait de l'instant, et la 
sagesse commune a raison de dire que, s'il goûte parfois 
26 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ 
l'ivresse du présent, il se prépare des jours malheu-
reux. Par la passion, nous refusons aussi de connaître 
ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre 
ne sont pour nous que des occasions de nous sou-
venir, ils deviennent les symboles de notre passé. 
Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur ; 
par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont 
en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, vé-
ritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refu-
sons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme 
ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort, 
qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons 
présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est 
bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de 
Nerval lorsque, renonçant à la précision des souve-
nirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra 
en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son 
enfance a rêvé. Aurélie est alors non seulement Adrienne, 
mais Mère Céleste et mère de Nerval lui-même : « je 
suis », dit-elle, « la même que Marie, la même que 
ta mère, la même aussi que sous toutes les formes 
tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai 
quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et 
bientôt tu me verras telle que je suis ». 
Nul texte ne semble mieux définir l'essence de 
l'erreur passionnelle. L'être intemporel qui s'y mani-
feste est la passion même, objectivée. Ici l'amour re-
fuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort, 
que l'absent est présent ; il se trompe d'objet, se montre 
incapable de saisir les êtres dans leur actuelle par-
ticularité, dans leur essence individuelle. Il se sou-
vient en croyant percevoir, il confond, il se berce de 
rêve, il forge la chimère de l'éternité. 
CHAPITRE 111 
La mémoire, l'habitude, le remords 
On a souvent remarqué que la passion se nourrit 
d'images, s'adresse à des images, et expliqué par là qu'elle 
meure de son contact avec le réel. Mais souvent aussi 
on a cru que la passion créait ces images, celles-ci 
étant produites par la fantaisie du passionné et nais-
sant de ses rêves. Il semble au contraire que les ima-
ges préexistent à la passion, l'expliquent et lui don-
nent naissance : les images passionnelles ne sont pas 
des images quelconques, modifiables, arbitraires : le 
passionné les retrouve à diverses périodes de sa vie 
avec leur contour et leur poids. Ces images sont des 
souvenirs. Bien plus qu'elle n'engendre des images, 
la passion s'alimente donc à des souvenirs ; son essence 
est mémoire. 
Pourtant, nous avons vu Nerval se délivrer de sa 
passion en la rapportant à sa source, en sorte que la 
mémoire, si elle semble parfois être la cause des pas-
sions, paraît aussi pouvoir en être le remède. Il faut 
en effet distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux 
opérations bien différentes et opposées, dont l'une 
est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire 
est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous 
le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos 
souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souve-
nirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le 
présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au 
passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un 
retour involontaire du souvenir que nous ne pou-
vons expérimenter que comme passion. Mais la reconnais-
sance et la localisation, loin de prolonger le rappel, 
s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente 
dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est 
action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre 
du jugement qui nous libère. 
La mémoire par quoi le souvenir revient est invo-
lontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, 
apparaissant comme des fragments du passé, flot-
tant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant 
à notre conscience qu'ils semblent hanter. « Souve-
nir, souvenir, que me veux-tu ? » demande Verlaine 
à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses 
subites, qui paraissent d'abord inexplicables par notre 
situation actuelle et la trame de notre vie présente, 
et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui 
les ont engendrées. Semblables sont les joies qui pa-
rurent à Proust lui rendre des fragments de son temps 
perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque 
degré, de tels caractères. Pour évoquer volontairement 
un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque 
présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-
on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel 
du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur 
moyen de retrouver un souvenir qui résiste est sou-
vent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre 
passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc 
d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci 
comme passion. 
En cet aspect, la mémoire est, comme toute pas-
sion, inconsciente. Ayant sa cause en quelque chose 
de différent de l'être auquel elle appartient, la pas-
sion ne saurait en effet comporter de connaissance 
claire. Elle est subie, et donc mal connue, puisque 
saisie sans sa cause. Ainsi, dans le retour du souve-
nir, la conscience trouve en elle une image dont elle 
ne sait d'où elle vient et pourquoielle revient. Cette 
image est donc source d'illusion et d'erreur. Consi-
déré indépendamment de sa reconnaissance et de sa 
localisation, le souvenir n'a pas de date : il se donne, 
non comme passé, mais comme présent, non comme 
temporel, mais comme éternel. En ses expériences, 
Proust a l'impression d'être à la fois dans le présent 
et dans le passé. La saveur d'une madeleine, la rai-
deur d'une serviette, la sensation de son pied posé 
sur deux pavés inégaux, évoquant telle saveur, telle 
raideur, telle sensation anciennes, lui font croire qu'il 
vit à la fois deux moments différents de son histoire. 
Selon le mot de Spinoza, mais en un tout autre sens 
que le philosophe, puisqu'il s'agit ici de l'intempo-
ralité d'états sensibles et particuliers, il sent et il expé-
rimente qu'il est éternel. Et c'est parce qu'il n'a pas 
de date que le souvenir peut engendrer en nous les 
passions proprement dites, pénétrer les images du pré-
sent, se confondre avec elles, nous donner l'illusion 
qué le détour d'un sentier, ou des traits émouvants, 
sont le lieu de notre enfance ou le visage d'un ami 
mort. 
Il semble donc bien difficile d'admettre, avec cer-
tains, que le passé se conserve comme tel. Ce qui est 
conservé est, de ce fait, présent. Sans doute pouvons-
nous penser ce présent par rapport au passé dont il 
émane : ainsi, les objets que nous retrouvons en fouil-
lant les tiroirs d'un vieux meuble nous semblent n'être 
pas actuels : nous y voyons des débris, des restes, 
des reliques ; ainsi, une demeure historique nous pa-
raît contenir encore la vie des seigneurs qu'elle abrita. 
Mais il est clair que le caractère de passé qui s'attache 
aux choses vient de l'attitude de conscience que nous 
prenons devant elles : tout objet perçu existe dans le 
temps présent, dans le temps que nous-mêmes sommes 
en train de vivre. Et toute image du passé dont nous 
* avons conscience est, par là même, présente. C'est 
! donc à la lettre qu'il faut affirmer que notre mémoire 
nous présente le passé : le passé est bien par elle rendu 
j présent. Dire que le passé se conserve, c'est le déclarer 
[ éternel. Et, dans cette mesure, les souvenirs sem-
blent adhérer à notre moi, constituer sa nature : ils ne 
nous apparaissent pas comme des états distincts de 
nous, ayant une date en notre vie, ils se confondent 
avec nous-mêmes. 
On voit que la mémoire qui conserve et rappelle 
le souvemr a tous les caractères de l'habitude. Elle 
est f isciente, s'impose à nous, se confond avec 
ce que nous sommes. Et l'on ne saurait nier que les 
habitudes soient en nous des facteurs essentiels du 
refus du temps : ces manières d'être permanentes 
sont la source de retours du passé involontaires et 
inconscients. Mon passé est ici si bien incorporé à moi-
même qu'il se présente comme aptitude et non comme 
souvenir. L'habitude suppose la non-reconnaissance, 
la non-localisation, et l'ignorance de l'acquisition. 
Aussi prend-elle le visage de l'éternité. Au reste, si 
l'habitude est refus du temps, ce n'est pas seulement 
parce qu'en elle le passé se donne comme présent : 
c'est en sa formation même qu'elle nie le change-
ment. L'habitude se constitue contre le devenir, pour 
le nier, pour ne plus le subir. Elle oppose un mode 
défini et uniforme de réaction à la variété d'expériences 
infiniment diverses : l'habitude se présente donc comme 
le refus du nouveau en tant que tel. Nous sommes 
plus pauvres que les choses : à la orodieeuse multi-
plicité du réel, nous ne pouvons opposer qu un nombre 
limité de mouvements. Toute habitude humaine oppose 
ainsi à des situations nouvelles un comportement iden-
tique. Elle refuse d'enregistrer et de reconnaître l'ine-
dit. Ainsi, la tyrannie de nos besoins acquis se pré-
sente comme le refus d un erar nouveau qui serait 
privation. La nouveauté temporelle est ici celle d'un 
manque. Ailleurs, l'habitude nie le changement dans 
la mesure où il est un apport. Les déformations pro-
fessionnelles, les habitudes perceptives empêchent l'hom-
me de prendre conscience des aspects sans cesse nou-
veaux du réel, l'amènent à réduire le nouveau à ce qu'il 
sait déjà. 
Sans doute ne saurait-on nier l'utilité de l'habi-
tude. Mais cette utilité ne se manifeste que dans la 
mesure où l'objet même auquel s'applique l'action 
comporte quelque éternité. Ce dont l'habitude se 
charge à bon droit, ce sont des éléments anciens que 
contient la situation présente. Ces éléments représen-
tent en effet une éternité objective, faite de lois, qui 
sont les lois des choses. C'est par ce côté que l'ha-
bitude imite la raison et, selon certains, l'engendre. 
(Ainsi, selon Hume, c'est notre habituelle disposi-
tion à attendre les mêmes successions qui est la source 
de l'idée de cause.) Mais l'habitude est force de mort 
dans la mesure où c'est notre passé personnel qu'elle 
prétend éterniser. Le souvenir se pose alors comme 
totalité, il nous empêche de saisir la nouveauté de 
l'instant et de nous transformer nous-mêmes. Ici nous 
adhérons à notre passé, et non seulement à ce qu'il 
contenait d'universel, mais à ce qui était individuel 
en lui. Ce que nous avons été s'impose à ce que nous 
sommes, nous interdit de devenir ce que nous vou-
drions être. En ce sens l'habitude est bien passion. Elle 
nous empêche de voir, ramène le jugement à la pensée 
par prévention, l'acte moral à la routine. Et l'on arrive 
ainsi au misonéisme des névropathes, à la haine de 
toute création, à l'incapacité de faire un acte qui n'ait 
pas de précédent, ainsi qu'aux tics, aux manies, à la 
répétition pure et simple et hors de propos de gestes 
et de comportements. 
Mais, au retour du souvenir et à la tyrannie de l'ha-
bitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme 
tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette re-
connaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose 
au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une 
partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de 
l'apparence d'éternité qu'il semblait contenir, et je 
découvre que ce qui se donnait comme ma nature 
n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souve-
nir était involontaire, la localisation est volontaire. 
Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous 
avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes 
anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être 
qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant 
le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La 
mémoire localisante est action : elle construit, elle 
interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie 
de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à 
partir d'une pure présence, mais elle interprète cette 
présence en en rejetant la source dans le passé, en 
posant la notion de temps, en reconstituant dans le 
temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce 
au temps, la conscience construit le souvenir, elle 
explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le 
présent du passé. 
On a souvent parlé d'une mémoire pure, qui serait 
contemplation, et s'opposerait à l'habitude, qui se-
rait action. Et sans doute est-il vrai que tantôt je contem-
ple le passé, tantôt je l'utilise. Mais, au point de vue 
de mon esprit, les rôles se renversent. Car, dans l'ha-
bitude, c'est mon corps qui agit et, par mon corps, le 
passé lui-même se donnant pour présent, en sorte 
que mon esprit devient ici passif : d'où l'inconscience 
de l'habitude. Dans la mémoire pure au contraire, 
mon esprit est actif : mais, dans cette mesure même, 
la mémoire n'est pas contemplation, elle ne retrouve 
pas le passé tel quel : celui-ci n'apparaît qu'appau-
vri, schématisé, transformé selon les lois de l'intelli-
gence, localisé enfin, c'est-à-dire reporté au passé par 
un acte présent. Et l'on comprend l'importance de 
cette action spirituelle. Il n'est pour moi de liberté que 
dansla mesure où je me délivre de ma nature, de tout 
ce qui, en moi, est déterminé. La mémoire est donc 
l'un des instruments essentiels de ma libération : 
par elle je découvre l'indépendance de mon moi par 
rapport à ses états, par elle ce que je croyais être de-
vient autre chose que moi. Localiser un souvenir, 
c'est le distinguer de mon moi présent, c'est me sépa-
rer de lui. Et sans doute est-ce par une telle locali-
F . A L Q U I É 
sation que guérit la psychanalyse. Ici est rendu au 
temps ce qui nous paraissait éternel, et notre amour 
même de l'éternel. Je sais que ce qui s'imposait à titre 
de nature éternelle a commencé, et donc que j'étais 
avant cela, et donc que je suis autre chose que cela. 
L'habitude me construisait une nature en solidifiant 
mon passé, la mémoire me libère de cette nature, 
elle me rend disponible, elle me fait participer à la 
liberté de l'esprit, qui est celle du jugement. 
Mais il est difficile de pousser jusqu'au bout la re-
connaissance et la localisation du souvenir, ou plu-
tôt d'effectuer avec une pleine conscience le juge-
ment qu'elles supposent. Juger qu'un acte ou un évé-
nement sont passés, c'est en effet juger qu'ils ne sont 
plus, c'est affirmer leur néant. Et nous répugnons 
à cet anéantissement chaque fois qu'il s'agit d'un sou-
venir, tout souvenir étant nôtre, et représentant un 
état que nous avons éprouvé, un être que nous avons 
connu, un épisode de notre vie. Rappeler le souve-
nir, c'est se retrouver ; localiser le souvenir, c'est 
se nier soi-même. Sans doute cette négation est-elle 
la condition de l'action présente, de la création de 
demain. Mais on comprend qu'elle soit malaisée, 
dans la mesure où sont malaisés tous les compor-
tements que Pierre Janet appelle comportements de 
terminaison. Janet remarque en effet qu'il est très 
difficile de terminer une action, et voit en bien 
des maladies mentales de simples absences de ter-
minaison. Il cite à ce propos le cas d'une femme qui, 
ne sachant pas mettre fin à sa-'rancune, allait piéti-
ner et injurier le tombeau d'une morte. Or il nous 
semble que, dans cet exemple, ce qui fait paraître 
la folie, c'est surtout que le sentiment prolongé soit 
la haine, sentiment qui, tendant à la mort de l'ob-
jet détesté, devrait être satisfait par elle. Mais, du 
point de vue de la seule raison, n'agissons-nous pas 
comme cette haineuse implacable lorsque nous fleu-
rissons les tombes des morts ? Croyant égayer leur 
solitude, ne nous persuadons-nous pas, contre toute 
vérité, que nous pouvons encore causer quelque plai-
sir à ceux qui ne sont plus ? Le deuil manifeste l'inca-
pacité où nous sommes d'adopter devant la mort des 
conduites de terminaison. Sans doute bien des pra-
tiques tendent-elles ici à nous délivrer de l'habitude : 
la terre jetée sur le cercueil, les messes dites pour le 
repos de l'âme ont bien pour but de consacrer la sé-
paration. Mais souvent la formule : « Qu'il repose 
en paix ! » retentit en vain. Le souvenir des dispa-
rus nous impose maintes cérémonies, nous attriste 
et parfois nous empêche de vivre. Certains même 
croient voir revenir des fantômes, images inapaisées 
de cette trop présente absence qu'est pour nous le 
passé. 
Ainsi toujours quelque regret paralyse notre mé-
moire, toujours se retrouve le conflit du jugement, 
acte présent qui localise, et du retour du souvenir, 
émanation du passé qui tend à s'actualiser. Encore 
le regret fait-il sa part à la raison, puisqu'on ne re-
grette que ce dont on reconnaît l'absence, puisque 
le regret ne s'applique qu'à ce qui est pensé comme 
objet, et donc comme distinct de nous-mêmes. Plus 
redoutable est le remords, qui nous donne l'illusion 
que la faute que nous avons commise dépend encore 
de nous, qui se colore de justice, et où certains ont 
voulu voir une sanction morale, oubliant à la fois qu'une 
sanction ne saurait résulter d'un acte par le seul jeu 
de la causalité naturelle, qu'une peine qui frappe-
rait les coupables à proportion de leur scrupule serait 
inique, enfin que, pour la conscience même, le re-
mords se présente non comme un châtiment, mais 
comme une exigence de châtiment, puisqu'il pousse 
parfois le criminel à se livrer à la justice. En vérité, 
le remords est en dehors de la conscience morale, 
il est la plus vaine des passions. Il n'est en effet de 
conscience morale qu'orientée vers l'avenir : la cons-
cience tournée vers ce qui est déjà ne peut-être que 
scientifique, ou esthétique. Car si les valeurs de vé-
rité ou de beauté peuvent être découvertes et contem-
plées, la valeur morale est à faire. De la conscience 
d'une faute passée, je ne puis moralement tirer d'autre 
fruit que la résolution de ne plus retomber en une 
erreur semblable : mais la faute elle-même ne m'appar-
tient plus, puisque le temps me sépare d'elle. Mon 
action passée, si elle a dépendu de moi, fait à présent 
partie du monde ; elle n'est plus moi-même. Par l'effet 
du temps, ce qui était libre est devenu déterminé, 
ce qui était contingent nécessaire, et si je suis libre 
d'agir, je ne suis pas libre d'avoir agi. Une action ac-
complie ne saurait donc intéresser ma conscience 
morale : celle-ci me demande de me tourner vers le 
futur, et vers les œuvres. 
Mais le remords, en sa stérile et vaine agitation, 
m'empêche d'entreprendre une tâche nouvelle. Ici se 
montre, mieux que partout, ce sentiment de demi-
appartenance, d'intériorité d'une extériorité, qui est 
le propre de la passion. Le passionné ne peut sortir de 
son remords, parce qu'il ne peut se persuader que le 
passé de sa faute est passé. Sa faute est pour lui pré-
sente, éternelle, il croit l'accomplir sans cesse, il l'aime 
encore, il la commet. Ce désir, qui le fit voler, il le 
sent encore dans ses mains. Cette haine, qui le fit ca-
lomnier, il la sent encore dans sa bouche. Cette ten-
tation qui le fit faiblir garde toujours pour lui son 
prestige. Voici le moi déchiré, ne sachant distinguer 
ses états de lui-mcme, et ce qu'il fit de ce qu'il peut 
faire. On comprend que, pour séparer ce que je suis 
et puis être de ce que j'ai été, il suffirait de faire un 
bon usage du temps, qui me délivrerait de ce que 
je condamne. Mais le remords refuse le temps et le 
salut qu'il m'apporte. Effort pour nier le temps, pour 
revenir en arrière, pour recommencer le passé, il rêve 
d'impossibles entreprises, me désespère et m'inter-
dit de devenir meilleur. Le remords n'a de sens que 
par l'illusion de l'éternité. Pour s'en délivrer vrai-
ment, il faut cesser de croire, avec Kant, que ma li-
berté est intemporelle, et donc que ma faute passée 
contamine à jamais ma personne. Il y a en effet quelque 
étrange désolation dans la justification kantienne du 
remords, dans l'idée que notre liberté nouménale 
a déterminé une fois pour toutes notre caractère, et 
que toutes nos actions sont l'expression d'un principe 
unique. Les croyances religieuses en la prédestination 
sont d'une pareille tristesse. En ces doctrines, un 
choix éternel, personnel ou divin, nous écrase et ris-
que de nous enlever tout désir d'une amélioration 
effective. Et l'expérience enseigne qu'il faut se dé-
fier des hommes trop pénétrés par le sentiment de 
la misère de leur nature temporelle. Aux uns une hu-
miliation préalable, totale et d'ailleurs toute théo-
rique, permet ensuite tous les débordements de l'or-
gueil le plus insensé. A d'autres le sentiment d'une 
écrasante culpabilité suggère les mauvaises actions 
qui lui donneront enfin une raison d'être. L'homme 
qui prétend à la moralité doit être moins attentif à 
l'essence de sa nature ou à la valeur de son caractère : 
ces éléments lui sont donnés, ne dépendent pas de 
lui, il n'en est pas responsable. Il doit par contre faire 
porter tout son effort sur ce qui dépend de lui, c'est-
à-dire sur ce qu'il va faire. On voit encore ici que la 
véritable actionn'est possible que si l'homme accepte 
le temps, s'il croit que sa réelle liberté est sa liberté 
temporelle et présente, celle grâce à laquelle il peut 
modifier l'avenir. 
Du temps, on peut dire qu'il nous entraîne vers 
l'avenir ou qu'il fait sombrer dans le passé ce que 
nous sommes. Mais ce sont nos états qu'il anéantit 
dans le passé, et, ce qu'il oriente vers l'avenir, c'est 
nous-mêmes. Le temps, pour qui sait le comprendre 
et l'accepter, est le signe que notre moi est supérieur 
à ses états, et indépendant d'eux. Par l'acceptation 
du temps, l'habitude laisse place à la disponibilité, 
et le remords stérile au fécond repentir : ici se rompt 
toute adhérence à la faute, je découvre que ma liberté 
est celle de ma personne présente, dont il dépendra 
désormais d'agir bien. Par là, tout temps exactement 
pensé est une ascèse, et l'on sait d'autre part que toute 
ascèse est temporelle. Seule en effet la pensée du 
temps peut nous apprendre que le moi ne peut être 
tenu pour un état, ou un ensemble d'états, mais qu'il 
est une pure action. Mais l'expérience de cette li-
berté est si difficile que nous y tendons toujours sans 
jamais pouvoir l'atteindre tout à fait. Notre passé 
sans cesse informe nos démarches. Aussi toute vo-
lonté est-elle plus ou moins mêlée de passion. 
C H A P I T R E I V 
Sources du refus affectif 
du temps 
L'expérience du temps est celle d'une privation 
incessante et d'une perpétuelle compensation. Le 
temps ne m'enlève un moment de ma vie, un aspect 
de mon être qu'en les remplaçant par d'autres, et, 
s'il est source de deuil, il l'est aussi de renouveau. 
On peut dès lors se demander d'où naît ce refus du 
temps qui engendre chez nous les passions. Pour-
quoi nous est-il si difficile de nous adapter au deve-
nir, d'accepter avec joie ce qu'à chaque instant il 
nous apporte de nouveauté ? Pourquoi le regret 
triomphe-t-il si fréquemment de l'espérance, et pour-
quoi l'espérance même est-elle faite si souvent du 
drsir de retrouver, dans le futur, quelque charme 
b : ? Faut-il voir en ceci quelque goût du malheur, 
quelque soif du néant qui nous ferait préférer ce qui 
n t plus à ce qui est, et à ce qui va être ? Faut-il 
invoquer quelque matière qui retarderait l'élan bio-
logique, quelque inertie analogue à celle qui, sur le 
plan de l'évolution, semble contraindre la vie à se 
fixer en des espèces ? Faut-il reconnaître en nous 
l'effet d'un principe social de conservation, par lequel 
le groupe manifesterait sa crainte des révolutions 
futures ? Et sans doute le problème du refus ou de 
l'acceptation du devenir se pose-t-il sur bien des 
plans, et en bien des domaines. Nous verrons même 
que la pensée du temps, et des successions qu'il 
contient, suppose la permanence réelle d'un principe 
susceptible de dominer le temps, d'en refuser la pure 
multiplicité. Mais telle n'est pas ici la question. Le 
refus du temps que nous considérons n'est pas celui 
par lequel l'évolution vitale s'épanouit et se soli-
difie, ni celui qui arrête l'évolution sociale. Il n'est 
pas davantage celui par qui l'esprit affirme l'éternité 
des lois ou la permanence de l'universel : c'est celui 
qui amène notre moi à préférer la particularité de 
son passé à celle de son présent et de son avenir. 
Une telle attitude ne nous conduit en rien vers plus 
de généralité ou de réalité : elle semble seulement 
traduire une étrange préférence pour tel moment 
de notre vie, elle est personnelle et passionnelle. 
C'est donc dans la conscience de l'individu qu'il faut 
en découvrir l'origine. En ce sens, nous croyons 
percevoir trois sources essentielles au refus du temps : 
il émane d'abord de la situation de toute conscience 
finie vis-à-vis du devenir, il dérive de la nature même 
de notre affectivité, il résulte enfin du déroulement 
de notre histoire. En tout ceci, loin de traduire 
quelque amour du néant, il exprime notre désir 
d'existence. Mais, chez des êtres condamnés à la 
mort, un tel désir peut aisément se tourner contre 
lui-même, et faire négliger pour des mirages les 
seules réalités qui nous soient vraiment offertes. 
Le refus du temps tire avant tout son origine de 
la situation de notre conscience individuelle à l'égard 
du devenir. La nature du temps et la façon dont 
il s'impose à nous sont en effet telles que les attitudes 
que prend notre conscience relativement au futur 
et relativement au passé s'opposent radicalement. 
L'attitude de notre conscience vis-à-vis du futur 
est celle de l'attente. Même lorsque nous construi-
sons activement notre avenir, il faut attendre que 
survienne l'événement qu'ont préparé nos calculs, 
il faut se soumettre au rythme propre du temps, le 
laisser se dérouler selon sa propre cadence. L'atti-
tude relative au passé est l'attitude de mémoire. Or 
rien n'est plus différent qu'attendre et se souvenir. 
Sans doute pourrait-on voir là deux directions de 
conscience analogues, remarquer que l'on ne se 
souvient qu'en faisant attention au passé, et que 
l'attente elle-même se présente, au premier abord, 
comme analogue à l'attention : n'y trouve-t-on pas 
adaptation physiologique et psychique, tension du 
corps et orientation de l'esprit ? Mais, alors que 
l'attention est concentration, l'attente est insta-
bilité : le corps s'agite en vain, l'esprit voit se succé-
der les images les plus diverses. La tension propre à 
l'attention a en effet un point d'appui : nos yeux 
ouverts reçoivent plus de lumière, notre esprit éveillé 
pénètre mieux le sens de ce qui lui est offert. Le 
tableau contemplé nous présente sans cesse de nou-
velles beautés, le concert entendu nous offre toujours 
de nouvelles richesses et, dans l'image même du 
passé, des détails inaperçus se laissent souvent décou-
vrir. Mais l'attente est attention au futur. Or le 
futur n'est pas donné et ne peut être pour nous objet. 
Le corps ne se tend alors que vers l'absence, l'esprit 
doit se nourrir d'images imprécises, et non de sou-
venirs ou de sensations. L'énergie mise en jeu se 
disperse donc, et nous agite. Le futur demande effort 
et tension, car il dépend de nous : nous devons ici 
mobiliser nos forces, les tenir prêtes à faire face à ce 
qui doit venir. Mais cet effort et cette tension ne peuvent 
s'employer encore. Sans cesse freinée et mise en réserve, 
notre énergie frémit et s'impatiente, esquisse des mou-
vements et, par là, nous déséquilibre. 
Mais l'attente n'est pas seulement instabilité, elle 
est inquiétude, et cela parce que le futur n'est pas 
seulement absence, mais incertitude et imprévisibilité. 
Si en effet le futur dépend de nous, il n'en dépend jamais 
tout à fait. L'esprit ne peut délimiter ses contours, le 
penser clairement, même par des images. Aussi, dans 
l'attente, voyons-nous alterner représentations favorables 
et désespérantes. Le futur suscite la crainte, car il peut 
contenir le danger. Les espoirs même qu'il nous donne 
nous apparaissent comme menacés, car les causes qui 
détermineront l'événement à venir sont si nombreuses 
et si complexes que le futur ne peut être prévu. Ici 
nul repos n'est possible ; l'acceptation du futur est 
toujours acceptation du risque, la pensée du futur est 
toujours angoisse, en tant qu'elle est liée à l'idée du 
possible, et donc de l'incertain. Sans doute l'invention 
technique a-t-elle pour but essentiel de nous délivrer 
de l'angoisse en nous livrant un futur déterminé par 
nous, un futur que nous pouvons prévoir et produire. 
Mais nulle technique n'est infaillible, et nulle tech-
nique ne peut garantir la totalité de notre destin : l'action 
organisée suppose d'abord que l'on isole quelques 
objets, que l'on se cantonne à un domaine étroit; 
à cette seule condition, elle a des chances de réussite, 
ce pourquoi limitation et prudence sont pour l'homme 
termes voisins. Mais toujours quelque force extérieure 
peut venir bouleversernotre machine, dont les éléments 
ne sauraient parvenir à former un cycle entièrement 
clos ; toujours aussi, si nul accident ne vient entraver 
directement notre entreprise, quelque événement étran-
ger à son but peut enlever à ce but tout son prix : ainsi 
au moment d'un voyage, un deuil peut nous priver de 
toutes les joies que nous en escomptions. En un mot, 
le futur met en jeu la totalité du monde, et nulle tech-
nique ne peut embrasser cette totalité. Aussi le temps 
limite-t-il toujours mon pouvoir. On connaît en ce sens 
la phrase de Lagneau : « L'étendue est la marque de 
ma puissance. Le temps est la marque de mon impuis-
sance. Il exprime la nécessité qui lie ces mouvements 
de moi à tous les autres mouvements de l'univers. Il 
nous représente donc la nécessité où nous sommes, 
pour atteindre ces sensations qui nous attendent, de 
passer par certains intermédiaires, mais aussi de faire 
une action réelle qui entre dans l'action et la réaction 
de tous les êtres, c'est-à-dire qui ne dépend pas seule-
ment de nous. » 
En comparant la passion et la volonté, nous avons 
défini la passion comme l'incapacité à se penser avec 
vérité dans le futur, la volonté comme le pouvoir de le 
faire. La volonté apparaissait ainsi comme la faculté 
qu'a chaque homme d'agir en fonction de la connais-
sance qu'il prend de la totalité temporelle de sa per-
sonne, et compte tenu du futur. Mais nous compre-
nons à présent que cette définition était purement 
conceptuelle, et n'exprimait qu'une limite. Il est en 
effet impossible de se penser dans le futur avec vérité, 
ou du moins avec certitude, puisque le futur ne dépend 
jamais tout à fait de nous : il ne peut devenir ce que 
nous avons pensé qu'il sera sans le concours de hasards 
heureux. La délibération volontaire organise le futur 
pensé ; mais, en cela, elle comprend toujours quelque 
rêve, et tente le destin. Aussi savons-nous bien, au 
sein de nos projets, que le futur pensé n'est pas le 
futur réel : celui-ci ne dépend pas seulement de notre 
prudence et de l'avenir de nos tendances, mais de l'avenir 
du cours des choses, du déroulement d'un univers où 
nous ne sommes pas rois. Aussi l'homme ne peut-il 
organiser son bonheur qu'au sein de l'inquiétude. Pour 
se tourner vers le futur, il ne suffit pas de savoir penser 
avec vérité l'avenir de son moi, il faut consentir au 
risque du monde. L'homme de volonté, qui connaît 
ses tendances, et organise par la pensée la réalisation 
de ses désirs, ne peut donc jamais éloigner l'angoisse 
que lui inspire le futur réel, par lequel tous ses plans 
peuvent être détruits. 
Le futur ne nous offre-t-il donc aucune certitude ? 
Si l'homme, avide d'en découvrir une, recherche 
ce qu'il lui promet assurément, il trouve en lui la connais-
sance de sa mort : le futur contient notre fin, chaque 
minute du temps nous conduit vers elle. Par là tous 
les projets que nous pouvons faire apparaissent comme 
limités et finis, et nous savons que le temps à venir 
aura raison de nous. L'anxiété que nous cause l'avenir 
trouve en ceci une nouvelle raison d'être : elle n'est 
plus celle de l'incertitude, mais celle du néant. Et 
nous comprenons aisément que c'est par cette certi-
tude de la mort que nos incertitudes se pénètrent d'an-
goisse. Toute action tente le cours du monde, déchaîne 
mille forces dont notre mort peut résulter. A strictement 
parler, nous ne pouvons concevoir aucune entreprise 
où notre vie ne soit en jeu : elle l'est même si nous ne 
faisons rien, du fait que nous continuons à être. Nous ne 
pouvons penser le futur sans penser à notre fin : aussi 
toute pensée du futur est-elle angoisse, et toute an-
goisse est-elle, par essence, tournée vers le futur. 
La pensée du passé, au contraire, est sereine et 
apaisante. Le passé a été donné, nous le connaissons, 
il est pour nous image stable et objet de science certaine. 
Comment aimer l'avenir, s'il n'est pour nous qu'absence, 
si nous ne savons pas ce qu'il sera ? Mais on peut 
aimer le passé puisqu'il est déterminé, puisqu'il s'offre 
comme chose. On peut le concevoir, puisque nos sou-
venirs nous le décrivent. On peut, en lui, éclairer sans 
cesse des détails nouveaux. Il n'y a ici plus de danger 
pour notre action, plus d'incertitude pour notre esprit. 
La passé ne contient pas de risque, et sa pensée est 
repos. Nous voici devant un réel qui ne peut que nous 
plaire, réel qui se présente en soi, que nous pouvons 
revivre par mémoire sans effectuer l'effort qui nous 
empêcha jadis d'en goûter le prix, sans éprouver l'in-
quiétude qui nous dissimula la beauté des instants 
anciens lorsqu'ils étaient chargés de l'avenir qui allait 
les suivre. Et, alors que le futur contient notre mort, 
le passé contient notre être. Là est tout ce que nous 
avons été, toute l'histoire de notre vie, tout ce qui 
donne un contenu à ce que nous pensons lorsque nous 
disons moi. Aussi toute image du passé est-elle émou-
vante et belle. Les moindres détails s'y colorent d'une 
lumière de légende, propre aux spectacles que nous 
pouvons contempler sans agir. Délivrée de l'action 
et rendue au repos, notre pensée coïncide avec son 
contenu, se sent conforme au réel lui-même. Elle 
retrouve sa certitude et sa personnalité. Comment 
s'étonner dès lors que nous préférions ce calme et 
cette joie aux incertitudes du risque, et cet être qui 
fut le nôtre à ce qui sera notre néant ? 
Pour faire échec à nos pensées, qui toujours nous 
instruisent des risques de l'avenir et de la mort 
qu'il nous apporte, sans doute faudrait-il que l'élan 
de la vie, tourné vers le futur, nous traverse et nous 
soulève, mettant en nous des instincts assez forts 
pour nous engager dans le temps, pour y engendrer 
notre action. Ainsi le goût de la chasse pousse les 
animaux à rechercher leur proie, et substitue les 
joies de l'affût à l'inquiétude de l'attente. L'homme 
paraît souvent avoir de telles tendances ; il part 
alors vers l'avenir, joyeux de conquérir demain. 
Mais il n'y a là qu'une apparence : la condition de 
l'homme est telle, que rien ne lui est plus difficile 
que d'aimer l'avenir sans y rechercher le passé. On 
ne peut en effet aimer ce qui n'est pas encore qu'en 
prenant appui sur une nature susceptible de le pres-
sentir : et tel est bien le rôle qu'à l'instinct chez l'ani-
mal. L'animal a dès instincts : autrement dit, dès sa 
naissance et avant même d'avoir vécu, il dispose de 
comportements tout montés, se déclenchant quand 
il le faut, toujours semblables à eux-mêmes. Tout se 
passe comme s'il possédait des connaissances innées 
faisant corps avec lui, émanant de cette structure intem-
porelle que lui a donnée là vie, structure par laquelle il 
est définitivement ce qu'il est, et toujours prêt â réagir de 
semblable façon à ce que lui offrira l'expérience. Par 
là, l'animal est placé d'emblée dans une sorte d'éter-
nité réelle : ses connaissances instinctives ne sont 
pas tirées du concret, elles émanent, tout abstraites 
et générales, de la Nature. Comment s'étonner dès 
lors que l'animal soit adapté au futur ? Il ne tire pas 
sa science du passé, il dispose d'un savoir indiffé-
rent au temps, puisque n'y prenant pas sa source, d'un 
savoir dominant le temps, et pouvant convenir à 
n'importe lequel de ses instants. Et l'on voit encore en 
ceci que l'éternité coïncide toujours avec l'incons-
cience. L'instinct est éternel, et il est inconscient : 
il ne peut tirer parti d'une situation inaccoutumée, 
il ne saisit jamais le concret comme tel, il ne s'adapte 
au temps que parce qu'il néglige la qualité particulière 
de ses moments. 
Mais la faculté par laquelle l'homme s'adapte au 
devenir est la conscience, faculté essentiellement 
temporelle, qui ne saisit d'abord que la particularité 
qualitative des instants, et n'en dégage que peu à 
peu des lois éternelles. L'homme n'a pas d'instincts. 
A sa naissance,il est livré sans armes à ce qui va lui 
advenir. L'enfant ne sait rien, et possède tout au 
plus la forme vide d'une raison que seule l'expérience 
viendra nourrir. Nos connaissances, même si elles ne 
dérivent pas entièrement de l'expérience, ne com-
mencent qu'avec elle. Il est donc fatal qu'elles y 
adhèrent toujours : de là viennent bien des erreurs, 
qui furent maintes fois signalées : on affirme des 
analogies inexactes, on érige en lois de simples coïn-
cidences. Mais, si les psychologues accordent vite 
que l'homme n'a pas d'instincts en ce qui concerne 
la connaissance, et qu'il doit lentement acquérir 
son savoir, ils n'en continuent pas moins de supposer 
l'existence d'instincts affectifs. Adoptant ce point 
de vue, la psychanalyse explique bien des phéno-
mènes par le conflit de ces instincts et de la censure 
sociale. Or nous pensons qu'il n'y a chez l'homme 
pas plus d'instincts affectifs que de connaissances 
positives innées, et que l'absence de celles-ci entraîne 
l'impossibilité de ceux-là. On ne peut, en effet, parler 
d'un instinct constitué qu'en langage de représenta-
tion, on ne peut concevoir un instinct sans faire 
intervenir des idées et des images. Séparé de la 
représentation de ce vers quoi il tend, l'instinct se 
réduit à une tendance pure, virtualité informe, sem-
blable en tous points à une force purement physique 
et non orientée. Que peut être, par exemple, l'ins-
tinct de domination s'il ne s'appuie sur aucune repré-
sentation du maître et de l'esclave, s'il ne contient 
aucune idée de l'inégalité et de la contrainte ? Que 
devient l'instinct sexuel isolé de toute image de 
l'acte d'amour où il tend ? Tout au plus ces instincts 
se manifesteront-ils par une agitation confuse, et 
nous feront-ils dire, avec le Chérubin de Beaumar-
chais : « Je ne sais plus ce que je sens. » Et c'est bien 
ainsi que se présente l'amour chez les jeunes gens qui 
ignorent ce qu'il est. Si donc on accorde que la 
conscience humaine n'a pas de contenu représentatif 
inné, il faut convenir aussi que l'homme ne saurait 
avoir d'instincts affectifs. Semblables en cela aux prin-
cipes rationnels, les tendances humaines ne sont que 
des virtualités : ce n'est qu'avec l'expérience que pour-
ront commencer connaissance et désirs^ 
Mais on peut alors apercevoir au refus du temps 
une nouvelle source, tenant non plus à la situation 
de notre conscience vis-à-vis d'un devenir lui demeu-
rant étranger, mais à l'essence même de notre affec-
tivité. On sait que tout désir est comme suspendu 
entre la représentation qui l'attire et la tendance dont 
il émane. La Nature semble donner aux animaux 
quelque connaissance instinctive des objets qu'ils 
doivent rechercher, joignant chez eux l'orientation 
à la tendance. Mais elle laisse l'homme à l'indé-
termination de ses implusions, elle ne lui apprend 
pas ce qu'il doit désirer. C'est donc la seule expé-
rience qui nous instruit, qui donne forme à nos 
tendances : on comprend dès lors l'influence que les 
premiers objets qu'elle nous a présentés exerceront 
toujours sur nous. La connaissance concrète de ces 
objets nous tient lieu de savoir instinctif, leur image 
est la source même de nos désirs. Comme notre 
connaissance théorique, notre affectivité tire son 
origine de notre mémoire, et tend à adhérer au contenu 
particulier des expériences dont elle est née. Elle est 
régie par des généralités affectives, tirées de nos pre-
mières émotions, et donc se dégageant malaisément 
de leur source, qui est dans le passé. Comment s'étonner 
alors que les objets de ces émotions premières, les 
événements qui ont informé notre être gardent à nos 
yeux un prestige sans égal ? Ils sont, si l'on peut dire, 
l'absolu de notre désir, ce par rapport à quoi tout ce 
que nous rencontrerons désormais sera jugé. On com-
prend ainsi la diversité des désirs des hommes, et que 
tout homme diffère des autres par ses goûts. Et nous 
croyons que les grands modes de comportement qui 
constituent notre caractère sont pour la plupart des 
généralités affectives extraites de l'expérience : sans 
doute, leur fixité et leur stabilité dominant notre vie, 
peuvent-ils paraître constituer une nature intemporelle : 
mais ils sont nés du temps, ils résultent de notre histoire. 
Aussi toute affectivité ramène-t-elle vers l'enfance. En 
ce sens, Marcel Proust a maintes fois noté combien 
l'amour de sa mère fut ce qu'il rechercha toujours. 
« Qui m'eut dit à Combray », écrit-il dans Albertine 
disparue, « quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec 
tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis 
renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour 
une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon 
de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient 
chaque jour sollicités de venir regarder ». Et Alber-
tine disparue devient à son tour le principe de 
désirs qui ne sont que sa propre recherche. « La res-
semblance, avec Albertine, de la femme que j'avais 
choisie, la ressemblance même, si j'arrivais à l'ob-
tenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me 
faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais 
sans le savoir cherché, de ce qui était indispensable 
pour que renaquit mon bonheur, c'est-à-dire Alber-
tine elle-même, le temps que nous avions vécu 
ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans 
le savoir. » 
Ainsi la situation de notre conscience vis-à-vis 
du temps objectif et la nature subjective de cette 
conscience concourent à nous faire refuser le deve-
nir. Si nous nous tournons vers le dehors, nous 
voyons que le futur réel est inconnaissable et vide, 
et que le passé du monde est tout ce que nous connais-
sons. Si nous nous tournons vers nous-mêmes, nous 
ne rencontrerons en notre sein aucun instinct capable 
de nous décrire ce que sera demain ; par contre les 
émotions premières qui nous furent données sont 
encore pensables, imaginables, concrètes, elles sont 
mères de nos désirs, qui toujours reviennent à elles, 
n'ayant d'autre aliment, d'autre forme et d'autre sou-
tien. Si le futur n'est pour nous que néant, si le passé 
contient toutes nos richesses, si nos espoirs ne peuvent 
attendre de l'avenir que ce que nous pouvons conce-
voir, et si nos conceptions naissent de nos souvenirs, 
on comprend que le refus du temps soit chez nous 
passion essentielle. Nous n'avons pas d'instincts, mais 
une histoire. Placés dans le temps, créés par lui, nous 
ne sommes que ce que le temps a fait de nous et, en 
aimant ce que nous sommes, nous n'aimons que notre 
passé, et non un avenir dont nous ne savons rien et 
où, peut-être, nous ne serons plus. 
Il est enfin possible de découvrir au refus du temps 
une troisième source, en considérant cette histoire 
elle-même, qui fut la nôtre. On pourrait croire en 
effet que, par l'habitude qu'elle nous a donnée de 
passer sans cesse d'un instant à un autre, notre histoire 
nous a fourni l'élan nécessaire pour accepter le temps, 
tendre vers l'avenir, aborder le futur. Mais il faudrait 
pour cela qu'elle nous ait appris qu'il n'y a nulle dou-
leur à redouter en semblable passage. Or, ses leçons 
furent tout autres, les moments essentiels de notre 
enfance ayant été marqués par un accroissement de 
douleur, ayant exigé un surcroît d'effort. Notre histoire 
commença par notre naissance, et celle-ci fut pour nous 
le passage d'un état où tout était chaleur, douceur et 
repos, à un état qui fut douleur, froid et asphyxie. 
En venant au monde, nous avons expérimenté le 
temps comme le passage d'une satisfaction à une souf-
france, et cette expérience nous a déjà accoutumés 
à craindre l'avenir. Sans doute certains prétendront-
ils ici que, de l'épreuve de notre naissance, nous n'avons 
gardé nul souvenir : mais leur opinion semble légère, 
et répondre à une question mal posée. Car chacun, 
si on lui demande s'il se souvient de sa naissance, essaie

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