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ISBN 2 13 038094 8 issn 02g r 0489 D é p ô t l é g a l — l r e édi t ion : 1943 9 e édi t ion : 1983, d é c e m b r e (g) Presses U n i v e r s i t a i r e s de F r a n c e , 1943 L e P h i l o s o p h e 108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 75006 Paris Avant-propos L'étude que nous présentons en ces pages a pour bot de définir le désir d'éternité, de découvrir ses sources, affectives et rationnelles, de déterminer enfin sa valeur, et la place qu'il convient de lui accorder en la vie. Mais elle ne traite pas de l'éternité elle- même : aussi nous sommes-nous permis de désigner par le mot « étemel » des réalités fort différentes (lois physiques, sujet transcendental, ou Dieu même), sans étudier les rapports objectifs de ces réalités, et en ne considérant que les voies subjectives qui condui- sent à leurs notions. De même, voyant dans le refus du temps la forme commune de toutes les passions humaines, nous avons tenté de montrer que ce refus est passion essentielle plus que nous n'avons entrepris d'y réduire toutes les passions particulières. (Il au- rait fallu pour cela, après avoir indiqué que l'amour est la nostalgie d'une forme disparue, prouver que l'avarice prétend combler un manque ancien et retrouver une plénitude, démontrer que la soif de connaître, dans la mesure où elle est passion, cherche à satisfaire une curiosité infantile, si même elle ne naît pas, comme semble le croire Platon, du regret d'un savoir perdu.) Cela n'aurait plus eu de fin, et tel n'était pas notre sujet. Ce qui suit n'est donc ni une métaphysique de l'éternité, ni une psychologie des passions concrètes : c'est seulement 1 analyse des démarches, affectives ou intellectuelles, par lesquelles la conscience refuse le changement et s'élève à la pensée de ce qui ne passe pas. Et le but de cette ana- lyse n'est pas de préparer une synthèse où se révéle- rait l'essence commune de toutes ces démarches, syn- thèse qui pourrait prendre place en une philosophie de la Nature ou en une philosophie de l'Esprit. Nous avons voulu établir au contraire la double origine du désir d'éternité. L'éternité du cœur n'est pas celle de l'esprit. La recherche de la première est passion pure, la connaissance de la seconde est la condition de l'action. Encore l'action elle-même s'exerce-t-elle en renon- çant à l'éternel, car notre vie est temporelle, et notre moi n'est pas l'Esprit. P R E M I È R E P A R T I E Le refus affectif du temps et l'illusion de F éternité CHAPITRE PREMIER Situation de l'éternité Toute conscience est, semble-t-il, conscience d'une présence. Éliminer, par le doute, la présence de tout objet revient à découvrir que la conscience est pré- sente à soi-même. Cependant, la conscience humaine apparaît à bien des égards comme une conscience de l'absence : la pensée de ce qu'elle saisit est liée pour elle à la pensée de ce qui lui échappe. Un terme n'est posé que par rapport à ceux qu'il rejette, une décision n'est prise que par l'abandon de maints pos- sibles offerts. Et le terme n'est compris comme égal à lui-même, comme identique à soi, que dans la mesure où l'on exclut tous les caractères qui n'entrent pas dans sa compréhension. Et la décision n'est sentie comme libre que dans la mesure où l'on conçoit la possibilité des actes rejetés. L'attente, le regret, la rêverie sont, à des degrés divers, des consciences d'ab- sence. Bien plus, le présent n'est pensé que par son opposition au passé et au futur : dire qu'une chose est présente, c'est signifier qu'elle pourrait ne pas l'être, c'est l'opposer à son absence possible. Semblables à l'amour que pleure Éva dans La maison du berger, les présences ne nous sont offertes que comme toujours menacées. On pourrait voir dans la limitation des présences réelles la marque du caractère fini de notre cons- cience, condamnée à ne saisir qu'une chose à la fois. C'est au contraire parce qu'elle contient quelque in- finité, et parce qu'elle dépasse sans cesse ce qu'elle saisit, que notre conscience peut être conscience de l'absence. La pensée de l'absence est le signe que notre esprit est supérieur à tout donné, ce pourquoi chaque objet lui paraît seulement possible, et non nécessaire. Ici se révèle déjà la dualité de l'homme, dont la pensée déborde toujours l'expérience actuelle, ce qui est la source de tout désir, de toute insatis- faction, de tout progrès. L'esprit peut d'ailleurs dépas- ser l'expérience tout entière, et penser le donné total comme Nature : l'homme découvre et ressent alors rabsence essentielle : celle de la Valeur, ou de l'Infini. S'il est en effet pour notre conscience des absences momentanées, que peut toujours combler quelque retour, il est des absences définitives, qui révèlent l'insuffisance de tout ce qui nous est proposé. La valeur ne peut être donnée puisque, par sa présence réelle, elle ne serait plus valeur, mais être : ici la tâche morale, et tout mouvement spirituel, seraient achevés. De même l'infini ne saurait être actualisé, ce pourquoi Descartes, s'il ne saisit son moi comme fini qu'en pensant l'infinité divine, pense au même moment que cette infinité ne lui appartient pas. Toute présence est nature. De même, de tout objet momentanément absent, je puis penser qu'il est dans la Nature, autrement dit qu'il est présent pour quelque conscience, réelle ou possible, autre que la mienne. Ici l'absence signifie seulement l'inadéqua- tion de ma conscience et du monde. Mais l'objet des absences essentielles semble métaphysique. On peut dire que l'absence de cet objet est définitive, dans la mesure où il est certain que la Nature ne nous l'offrira jamais à titre de donnée, mais on peut dire aussi que sa présence est constante, dans la mesure où, l'esprit ayant conscience de son absence, il lui est, par là même, présent. Nous n'avons pas de connais- sance positive de l'infini ou de la valeur : valeur et infini nous sont pourtant présents, puisque c'est à partir d'eux que nous jugeons trop courts les ins- tants de notre vie, trop bas les instincts de notre nature, trop petits les objets limités et temporels qui sont par nous rencontrés. Ainsi se révèle le caractère méta- physique de l'esprit lui-même : dépassant tout ce qu'il connaît, il semble atteindre un autre ordre. Pascal remarque en ce sens que la grandeur humaine ne sau- rait être positivement saisie, mais qu'elle ne saurait non plus être niée. Elle est la conscience de notre mi- sère. Aussi comprend-on que chacun, selon ses ten- dances, puisse considérer l'étude de la métaphysique comme essentielle ou comme vaine. Les empiristes déclarent que ce qui est absent n'est pas. Pour eux, l'expérience mesure l'être, et il n'est de présence que naturelle, et positivement donnée. D'autres estiment au contraire que tout donné ne prend son sens qu'à partir de ce qui n'est pas donné, et que Yintellectus ipse, l'insaisissable esprit, est l'invisible ordonnateur de toutes les présences qui s'offrent à nous. Empirisme et naturalisme peuvent plaire. Il n'en reste pas moins que le tourment de l'homme est dans le refus de sa condition, dans le dépassement de soi, et que nulle explication de l'homme ne sera satis- faisante si elle n'en rend pas compte. Peut-on, à partir de la seule nature, c'est-à-dire de l'ensemble des phé- nomènes qui sont effectivement et positivement don- nés, comprendre nos aspirations et nos révoltes ? Quelle est l'essence de nos désirs ? Jusqu'à quel point ont-ils le droit de s'étendre, sans devenir pures pas- sions, recherches stériles de l'impossible, et tendances vers ce qui n'est pas ? Tel est le problème que nous voudrions poser à propos du désir d'éternité. Nulle idée, en effet, ne montre mieux le double caractère de présence et d'absence, propre aux objets méta-physiques, que l'idée de l'éternité. Théologiens et philosophes nous avertissent qu'on ne doit pas voir dans l'éternité une durée indéfinie : l'éternité est le propre de ce qui est hors du temps. Mais il faut alors reconnaître que, d'une telle éternité, nous ne pouvons former nulle idée positive, et que nous trouvons en nous une exigence d'éternité plus qu'une notion d'éter- nité. Tout contenu de conscience effectivement donné est temporel. Et pourtant, toute conscience humaine désire l'éternité. Cela lui serait-il possible si elle ne la concevait en rien, si l'éternité ne lui était, de quelque façon, présente ? Qu'est donc l'éternité ? Faut-il tenir notre aspiration vers elle pour le signe d'une présence ou pour le fruit de notre insatisfac- tion devant toute présence, toute présence donnée étant temporelle ? Faut-il y voir une promesse divine ou un rêve désespéré ? Comment situer l'idée d'éter- nité entre l'ordre métaphysique dont elle paraît descendre, et la pure négation du devenir à laquelle elle se réduit pour nous ? La présence de l'éternité n'est pas donnée à titre de nature, la conscience de l'éternel n'est conscience que d'une absence. Notre expérience la plus quoti- dienne nous enseigne en effet que tous les phénomènes se déroulent dans le temps. Bien plus, tout ce que la pensée pense, elle le pense comme temporel et, remarque Alain, le vœu du poète : « O temps, suspends ton vol ! » se détruit par la contradiction si l'on demande : « Combien de temps le temps va-t-il suspendre son vol ?- » Il semble donc bien qu'ici on ne puisse même penser son vœu. Désirer l'arrêt du temps est-il pour l'homme autre chose que désirer que le même donné demeure dans un temps qui continuerait de couler ? Il est donc clair que, du point de vue de notre conscience, l'éternité ne peut apparaître que comme le résultat d'une né- gation et d'un refus. L'idée d'éternité émane de l'atti- tude psychique niant le devenir, elle naît du refus du temps. Et c'est à partir du refus du temps que nous voudrions la considérer, cherchant à décou- vrir si ce refus est lui-même la manifestation de quel- que éternité réelle et cachée, ou s'il est seulement un acte de révolte nous orientant vers le néant. Le refus du temps est-il source d'illusion ou de vérité, de passion ou d'action spirituelle ? Comment de- vons-nous comprendre notre insatisfaction devant le temps et quel usage devons-nous en faire ? Le refus du temps est une des attitudes que peut prendre notre conscience relativement au devenir. Mais la pensée moderne a fait de la notion d'attitude psychique des usages si divers, l'utilisant aussi bien dans l'analyse phénoménologique que dans la psycho- logie du comportement, qu'il importe de préciser comment nous apparaît une telle attitude. Sur la nature du temps, bien des opinions ont été émises. On peut le tenir, avec Bergson, pour une durée continue ou, avec M. Bachelard, pour une discontinuité essentielle. Pour définir le refus du temps, nous n'avons pas à choisir, au moins dès le début, entre ces conceptions. Nous partirons au contraire de l'idée du temps que nous fournit l'expérience quotidienne, en laissant de côté la question de savoir si ce temps quotidien est le temps immédiat ou le fruit d'interprétations et de I constructions. Le temps ainsi considéré apparaît essen- tiellement comme changement. Que ce changement s'opère au sein de la continuité, et sans extériorité réelle de ses éléments, ou que la continuité soit déjà une fiction forgée par l'esprit pour nier le change- ment premier, la succession discontinue, il est incontes- table que, pour l'expérience courante, il y a du chan- gement, c'est-à-dire que ce qui est cesse d'être, et que ce qui n'est pas commence à être. Je suis assis à ma table de travail, en train d'écrire. Il y a une heure, j'étais dans la rue, marchant au milieu des passants. Mon état a donc changé. De même, le monde change sans cesse, les présences deviennent des absences, les ab- sences laissent parfois la place à des retours. Nul retour, cependant, ne nous rend tout à fait la présence ancienne. Et l'on voit mieux ainsi que le temps se confond avec ce que le changement a d'essen- tiel. Considéré, en effet, par rapport à l'espace, nul changement n'est définitif. Je peux changer de place plusieurs objets, mais je puis les remettre à leur place première. Je puis aller de Paris à Bruxelles, mais je puis revenir de Bruxelles à Paris. L'espace est donc moins ce en quoi ont lieu les changements que ce par quoi je puis m'opposer à eux, et détruire l'effet d'un changement par un changement de sens contraire. Mais ce pouvoir est limité et, malgré mes efforts, quelque chose du changement demeure. Et c'est tou- jours considérer superficiellement un changement que le considérer par rapport à l'espace. Jamais il n'y a vraiment retour à l'état initial, jamais ce qui a été dé- placé n'est vraiment remis à sa place : le Paris que je retrouve à mon retour n'est pas tout à fait le Paris que j'avais quitté, moi-même je ne suis plus ce que j'étais, ne fût-ce que par l'effet de mes souvenirs de voyage. En un mot, tout changement possède un ca- ractère irréductible et définitif : dans cette mesure, il est temporel. Le temps se manifeste à moi dans l'irréversibilité des changements : il est le caractère qu'ont les changements d'être irréversibles. On sait par ailleurs que, devant tout donné, notre conscience peut prendre deux attitudes essentielles, celle du oui et celle du non, celle de l'acceptation et celle du refus. Tout homme, par de telles attitudes, se révolte, se résigne, se réjouit. Ainsi la sagesse, an- tique ou spinozistej semble avoir pour but de substi- tuer, en ce qui concerne nos rapports avec le monde, une attitude d'acceptation à une attitude de refus. Pour les Stoïciens, la passion est ce qui dit non au monde, et il s'agit, en révélant à l'homme la nécessité des choses, de lui faire adopter l'attitude du oui. La résignation chrétienne, bien que reposant sur d'au- tres principes, et s'inspirant de l'amour d'un Dieu- père plus que de la compréhension d'un Dieu-nature, aboutit à une attitude de oui avec le fiât voluntas tua. La suite de nos pensées dépend de telles attitudes. Descartes commence par dire non à l'objet, et dé- couvre que ce non est une affirmation du sujet qui le prononce. Or toute attitude de oui et de non est complexe, c'est-à-dire volontaire et intellectuelle à la fois. La source première en est de volonté : ainsi le doute car- tésien est avant tout volontaire. Mais la volonté ne se sépare pas ici de l'entendement. Voulant douter, Descartes arrive à croire que « le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons » ne sont que des illusions et tromperies, et se persuade qu'il n'y a dans le monde « aucuns esprits ni aucuns corps ». Et, si nous perdons un être cher, le : « Je ne veux pas qu'il soit mort » devient vite le : « Non, non, cela n'est pas possible. » Voici la source des délires et des erreurs. Leur guérison est toujours de soumettre la volonté à la pure raison, ce qui est, le plus souvent, accepter la douleur. Ce n'est pas que notre volonté ait toujours à ca- pituler devant l'être, à se soumettre à ce que l'enten- dement lui révèle comme existant : il est des cas où elle peut changer le cours des choses : le refus de ce qui est apparaît alors comme source d'entreprise et d'action. On voit par là que le refus du réel peut s'en- gager en deux voies essentielles : l'une d'action, l'autre de passion pure. Refuser le réel, c'est parfois com- mencer à lui opposer ce que nous allons faire, et donc ce que le réel sera demain. Parfois aussi, c'est rêver que les choses ne sont pas ce qu'elles sont, c'est leur substituer par la seule imagination un monde plus conforme ànos vœux. Nous sommes ici dans la pas- sion, puisque dans l'erreur et l'inefficacité. Le refus du temps peut-il, comme tous les autres refus, engendrer, selon le cas, l'action ou le rêve ? Il semble au contraire qu'en ce qui le concerne ce choix ne soit cas offert, au moins si l'on se place au point de vue de l'individu que je suis, individu tout entier soumis au devenir. A un ordre spatial qui me déplaît, je puis m'opposer par des déplacements. Mais comment le refus du temps serait-il pour moi une action, si le temps est ce qui passe malgré moi sans que je puisse rien sur son écoulement, s'il est, comme nous l'avons dit, ce par quoi le changement est définitif et irréductible ? Comment refuser le temps autrement que par le rêve ? Tous les états de désadaptation au temps, où nous expérimentons que le temps du monde n'est pas le nôtre, que son rythme n'est pas notre rythme, sont des états de stérilité : ainsi l'attente impatiente, que nous éprouvons si le changement du monde qui doit nous apporter l'être désiré ne se produit pas assez vite, ainsi le regret dont se charge notre expérience, si nous voyons s'éloi- gner ce que nous voudrions posséder toujours. Si les absences relatives à l'éloignement dans l'espace peuvent toujours être vaincues par le mouvement, il n'est pas de remède aux absences temporelles : on ne retrouve pas les morts. Le refus du temps semble donc nous orienter vers l'erreur et le rêve : il engendre les passions. Toute action humaine suppose au contraire l'accep- tation du temps, et si certains refus nous parurent susceptibles de devenir des sources d'action, c'est précisément dans la mesure où ils coïncidaient avec des acceptations temporelles. Ainsi le mouvement ne refuse activement l'espace, ne supprime la dis- tance qui nous déplaisait, qu'en se servant du temps, en le prenant comme moyen. Jointe à l'acceptation du temps, la rêverie elle-même peut nous conduire à agir : son objet une fois pensé dans le futur, à la tristesse de l'absence succède l'espoir de la conquête : nous pouvons alors organiser, dans le temps, les moyens de parvenir à notre but, et notre imagina- tion, se mettant au service de la délibération volon- taire, retrouve sa vraie nature, s'acquitte de son authentique fonction, qui est de nous orienter vers le futur, de mettre l'avenir à notre merci. Aussi dit-on de l'homme d'action et d'entreprise qu'il ne perd pas son temps, qu'il en use bien. Mais sans l'accep- tation du temps, tout refus ne peut être que désespéré : l'absence paraît alors définitive, la confiance des projets laisse place aux regrets du deuil. Nous détour- nant de l'avenir, et refusant de changer, nous ne pouvons plus tendre qu'à éterniser le présent, à retrouver le passé, tâches impossibles et vaines, dont le désir nous place en dehors du cours des choses, nous fait renoncer à toute action efficace, et fait naître en nous les passions. CHAPITRE II Les passions Les passions apparaissent à notre conscience comme des ruptures d'équilibre. L'homme normal porte son attention sur les divers objets qui s'offrent à ses sens, son esprit agite diverses pensées. Mais l'avare ne songe qu'à son or, le joueur qu'à son gain, l'amou- reux qu'à celle qu'il aime. Tout ce qui n'est pas l'ob- jet de sa passion paraît indifférent au passionné, tout ce qui touche ou lui rappelle cet objet fait naître en lui les émotions les plus vives : de là dépen- dent sa joie et son désespoir. De même, son intelli- gence ne s'emploie plus qu'à justifier la passion, ou à construire des plans qui la favorisent. Sa volonté n'a d'autre but que la servir. Or cette rupture d'équilibre est sentie par le moi comme subie. La passion ne nous semble pas exprimer notre personnalité profonde et libre, elle ne nous apparaît pas comme une volonté. Elle est souvent pénétrée de regret, de remords. La passion est le signe de notre dépendance. On peut donc se demander quelle dualité intérieure elle nous signi- fie. Comment un de nos états peut-il nous appa- raître comme étranger et subi ? Car enfin, comme le remarque Descartes, « tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au re- gard de celui qui fait qu'il arrive ». Action et passion ne diffèrent que par les sujets auxquels on les peut rapporter, et toute passion subie par nous doit être l'action de quelque autre chose. Si le choix passion- nel ne nous apparaît pas comme étant notre choix, il doit émaner d'une réalité agissant en nous et sur nous, réalité intérieure à nous, et pourtant susceptible de nous contraindre. Penserons-nous que cette réalité soit notre corps ? Ici, le pur mental subirait l'organique, l'âme connaî- trait les passions du fait de son union avec le corps. Ainsi, selon Descartes, l'erreur que l'on commet en faisant jouer à l'âme « divers personnages qui sont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu'on n'a pas bien distingué ses fonctions d'avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout ce qui peut être remarqué en nous qui répu- gne à notre raison ». Descartes, on le voit, ne distin- gue pas les passions des autres états affectifs : plai- sirs, douleurs, émotions. Mais il est dès lors diffi- cile de comprendre que la passion comporte des choix délicats, se aeveloppe en fonction de situations sub- tiles, dépende, en un mot, de la compréhension de circonstances complexes, dont seul l'esprit peut dé- couvrir le sens. L'avarice s'explique-t-elle sans la peur des lendemains, la jouissance de posséder, l'idée que l'on domine les hommes par la richesse ? Com- ment ne voir en tout ceci que les effets du corps, où l'on ne saurait trouver que des déplacements de matière ? La passion, supposant compréhension et synthèses, n'est intelligible que si l'on invoque l'es- prit. C'est donc au sein de notre psychisme que paraît se situer la dualité passionnelle. Verra-t-on alors dans la passion, comme le font certains sociologues, l'effet du conflit entre conscience sociale et conscience individuelle ? On sait que Blon- del tenait la volonté pour le fruit de l'influence exer- cée sur notre conduite par des impératifs sociaux. Mais on comprend mal ici pourquoi le moi s'iden- tifie précisément avec le social, pourquoi l'ordre du groupe lui apparaît comme étant liberté, alors que l'individuel lui semble subi. Au reste, ne pouvons- nous avoir l'impression d'être nous-mêmes en agis- sant contre la règle, ne pouvons-nous, contre le social, nous insurger par volonté ? Il est donc difficile de définir la passion si l'on de- meure sur le plan de la science, c'est-à-dire si l'on refuse de l'opposer à une volonté pure, puissance mé- taphysique de liberté qui, extérieure aux tendances, constituerait un moi par rapport auquel tout désir serait étranger. Aussi la psychologie ne parvient-elle jamais à distinguer clairement passion et volonté. D'une part, elle considère la passion comme étant de l'ordre de l'activité, et y voit une tendance prédo- minante. Beaucoup de passions lui apparaissent même comme résultant de l'organisation de tendances mul- tiples. D'autre part, elle ne peut tenir la volonté pour un pouvoir distinct des tendances, mais seulement pour la faculté d'agir en fonction du plus grand nom- bre, ou des plus fortes d'entre elles. La passion ne peut donc plus lui apparaître que comme un cas par- ticulier de la volonté. La décision volontaire consacre la victoire de notre plus forte tendance, ou d'un en- semble de désirs dominants : mais notre tendance la plus forte, le système de nos désirs dominants ne sont-ils pas précisément nos passions ? Il semble même que, Faction normale laissant place à des consi- dérations morales et sociales qui, le plus souvent, contre-carrent nos aspirations personnelles, la passion, qui néglige la morale et la société, apparaisse comme éma- nant de notre moi le plus profond, constitue la re- vanche de notre personnalité réelle. S'il en était ainsi, la passion serait essentiellement notre action. Pourtant il n'en est rien. La passion est subie, et notre conscience nous en avertit sans cesse. On dé- teste parfois son amour, et la Phèdre de Racine a pris « la vie en haine » et sa « flamme en horreur ». Pour- ra-t-on comprendre de tels états si l'on s'obstine à considérer la passion comme notre tendance la plus profonde ? Nous croyons au contraire que la pré- pondérance de la tendance passionnelle est illusoire, et que nos passions ne sont que nos erreurs. Le pas- sionné s'abuse, ne tient compte que d'une partie de lui-même, oublie la plupart de ses désirs. Il sent même confusément cette partialité qui l'aveugle, et que pour- tant il se refuse à tirer au clair. Les discours qu'il se tient à lui-même ne vont jamais sans quelque dissi- mulation. La passion est moindre conscience. L'ivro- gne préfère la vie à l'alcool qui le tue, et pourtant il boit. Et c'est le bonheur qu'au plus profond de lui- même recherche l'amoureux : cependant son amour l'attache à ses souffrances. Il est donc vrai de dire que, dans la passion, nous agissons contre notre rai- son : même si l'on refuse de reconnaître à la raison le pouvoir de poser des valeurs, si on la considère comme une pure faculté de connaissance, si l'on es- time que toute valeur est relative à des tendances, la passion s'oppose à la raison : elle nous aveugle sur notre nature réelle, elle est ignorance de nous-mêmes. Le problème de l'origine de la passion est donc celui de l'origine de l'erreur passionnelle. On explique souvent cette erreur en invoquant l'inconscient. Mais sans doute est-ce là formuler le problème plus que le résoudre : toute erreur est moindre conscience, et, à tenir l'inconscient pour le siège d'une causalité positive, on comprend mal pourquoi les désirs obs- curs qui nous habitent auraient d'eux-mêmes plus de force que nos tendances claires. Si donc on veut découvrir la source de l'erreur passionnelle, il faut se demander d'abord en quoi elle consiste : nous compren- drons alors qu'elle émane du refus du temps. Le pas- sionné, en effet, semble être celui qui préfère le pré- sent au futur, le passé au présent. Le temps, coulant du passé au présent, du présent au futur, semble au contraire nier sans cesse ce qui fut, construire ce qui sera. La passion suppose donc bien au temps, elle veut le contraire de ce que fait le temps. Si donc quelque inconscient révèle ici sa présence, il n'apparaît pas comme une somme de désirs cachés, mais comme le fruit de ce qui, en nous, refuse de devenir. Le passionné apparaît d'abord comme l'homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie. Bien souvent, on ne peut le distinguer du volontaire que par un appel à l'avenir. Si l'on s'en tient en effet à l'état présent de l'amoureux, il est clair que l'essen- tiel est pour lui de retrouver celle qu'il aime. Pour l'ivrogne, l'essentiel est de boire sur-le-champ, pour le joueur, l'essentiel est de courir au casino. Mais demain, voici l'amoureux au désespoir, l'ivrogne ma- lade, le joueur ruiné. Et tous trois se plaignent avec amertume, accusant leur passion qui les a trompés, témoignant ainsi que leurs tendances les plus profon- des étaient bien le désir du bonheur, de la santé, de la richesse. Ils les ont sacrifiées aux sollicitations im- médiates, ils n'ont pas su se penser avec vérité dans le futur. L'avenir seul est donc juge des passions. Y aurait-il un moyen d'affirmer que l'alcoolique est un passionné si vraiment son moi le plus profond, le plus authentique, préferait l'ivresse et la maladie à une santé tempérante ? Et si l'amoureux, pour épou- ser celle qu'il aime, renonce au repos, au confort, aux relations amicales, qui pourra dire que son choix n'a pas été de volonté, sinon celui qui sait que le choix contraire lui aurait donné plus de bonheur ? Il y a donc en toute passion quelque préférence du présent au futur. Mais d'où le présent lui-même tire-t-ii cette force qui aveugle notre raison ? Il nous semble qu'il emprunte sa puissance au passé, Bien des passions sont nées de l'habitude, et peut-être n'y a-t-il pas de passions sans quelque habitude qui, tout au moins, les ait fortifiées. Or l'habitude est le passé pesant sur le présent. L'alcoolisme n'est qu'habi- tude de boire, et Famour n'est souvent que l'in- vincible habitude d'une présence devenue néces- saire à notre cœur. L'être dont nous ne pouvons plus nous passer, ne nous souvenons-nous pas d'un temps où nous n'avions pour lui que de l'indiffé- rence, où peut-être notre désir hésitait entre lui et d'autres, tel le désir de Proust errant à Balbec entre Andrée, Rosemonde, Gisèle et Albertine, avant qu'une suite d'événements ne Fait fixé sur Alber- tine, rendant celle-ci irremplaçable ? Sans doute Famour une fois formé apparaît-il comnàe nécessaire. Mais nous savons bien qu'il a là qu'une reconstruction : l'être aimé régnant sur notre conscience, les souve- nirs ne sont rappelés qu'en fonction de lui, les évé- nements de notre passé ne sont retenus que dans la mesure où il s'y trouve mêlé. Dès lors, notre amour semble avoir préexisté à la rencontre même de son objet, et contenir la raison de cette rencontre. En fait, il est né de l'expérience, et de ses hasards ; sa substance est faite d'une multitude d'événements qui consti- tuèrent notre vie, avec lesquels notre attachement à ce que nous avons été nous empêche de rompre, et que nous cherchons à retrouver en notre présent. Que dire cependant du coup de foudre ? Ici, l'être aimé semble s'imposer dès son entrée, et par sa pro- pre force. Mais l'émoi qu'il nous cause se pourrait- il comprendre si l'on n'admettait que cet être, nouveau en lui-même, devient pour nous l'image et le sym- bole d'une réalité que notre passé a connue ? « Tu es la ressemblance » dit Eluard à la femme aimée. Il dit encore : « Nous sommes réunis par delà le passé. » Notre conscience elle-même tend en effet à croire que, l'être qui nous émeut de la sorte, nous l'avons rencontré jadis. Dans le Banquet, Aristophane ex- plique l'amour par des unions et des séparations an- ciennes. La psychanalyse nous apprend que les émo- tions de notre enfance gouvernent notre vie, que le but de nos passions est de les retrouver. Ainsi, bien des hommes, prisonniers d'un souvenir ancien qu'ils ne parviennent pas à évoquer à leur conscience claire, sont contraints par ce souvenir à mille gestes qu'ils recommencent toujours, en sorte que toutes leurs aventures semblent une même histoire, perpétuel- lement reprise. Don Juan est si certain de n'être pas aimé que toujours il séduit, et toujours refuse de croire à l'amour qu'on lui porte, le présent ne pouvant lui fournir la preuve qu'il cherche en vain pour gué- rir sa blessure ancienne. De même, l'avarice a sou- vent pour cause quelque crainte infantile de mou- rir de faim, l'ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse. Mais, ces souvenirs n'étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse re- commencer les actes qui les pourraient apaiser. Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui unissent l'amour au passé que Sylvie de Gérard de Nerval. Au début de ce récit, Nerval nous fait part de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une représentation où il est allé pour la voir, il se rend dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une rubrique : « Fête du bouquet provincial », qui éveille en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec sonamie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la petite fille des châtelains. Comme l'actrice elle chanta, et devant un public. Comme l'actrice elle était loin- taine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la lune comme par les feux de la rampe. Gérard de Nerval évoque ces images : « A. mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, iso- lée de notre cercle attentif. » Et ce souvenir suffit à éclairer l'amour pour la cantatrice : « Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. » Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles. Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant me- nacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, ten- tait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Ner- val se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne. La passion est refus de temps : elle semble pressen- tir ici que la connaissance du temps sera sa perte. Elle affirme donc que le passé est présent encore, que l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit « la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle ». Et Aurélie comprend, et fait comprendre à Gérard de Nerval qu'il n'aime en elle que son passé. Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connais- sance des vérités temporelles. On comprend par là ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles : la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle, nous refusons de prendre conscience de ce que sera le futur, des conséquences de nos actions, de la réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire par- vient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît assez ses tendances, leur profondeur et leur durée, pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur. Mais le passionné échoue en ses prévisions, il s'abuse sur lui-même. Il cède à l'attrait de l'instant, et la sagesse commune a raison de dire que, s'il goûte parfois 26 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ l'ivresse du présent, il se prépare des jours malheu- reux. Par la passion, nous refusons aussi de connaître ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre ne sont pour nous que des occasions de nous sou- venir, ils deviennent les symboles de notre passé. Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur ; par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, vé- ritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refu- sons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort, qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de Nerval lorsque, renonçant à la précision des souve- nirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son enfance a rêvé. Aurélie est alors non seulement Adrienne, mais Mère Céleste et mère de Nerval lui-même : « je suis », dit-elle, « la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis ». Nul texte ne semble mieux définir l'essence de l'erreur passionnelle. L'être intemporel qui s'y mani- feste est la passion même, objectivée. Ici l'amour re- fuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort, que l'absent est présent ; il se trompe d'objet, se montre incapable de saisir les êtres dans leur actuelle par- ticularité, dans leur essence individuelle. Il se sou- vient en croyant percevoir, il confond, il se berce de rêve, il forge la chimère de l'éternité. CHAPITRE 111 La mémoire, l'habitude, le remords On a souvent remarqué que la passion se nourrit d'images, s'adresse à des images, et expliqué par là qu'elle meure de son contact avec le réel. Mais souvent aussi on a cru que la passion créait ces images, celles-ci étant produites par la fantaisie du passionné et nais- sant de ses rêves. Il semble au contraire que les ima- ges préexistent à la passion, l'expliquent et lui don- nent naissance : les images passionnelles ne sont pas des images quelconques, modifiables, arbitraires : le passionné les retrouve à diverses périodes de sa vie avec leur contour et leur poids. Ces images sont des souvenirs. Bien plus qu'elle n'engendre des images, la passion s'alimente donc à des souvenirs ; son essence est mémoire. Pourtant, nous avons vu Nerval se délivrer de sa passion en la rapportant à sa source, en sorte que la mémoire, si elle semble parfois être la cause des pas- sions, paraît aussi pouvoir en être le remède. Il faut en effet distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux opérations bien différentes et opposées, dont l'une est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souve- nirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un retour involontaire du souvenir que nous ne pou- vons expérimenter que comme passion. Mais la reconnais- sance et la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère. La mémoire par quoi le souvenir revient est invo- lontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flot- tant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. « Souve- nir, souvenir, que me veux-tu ? » demande Verlaine à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses subites, qui paraissent d'abord inexplicables par notre situation actuelle et la trame de notre vie présente, et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui les ont engendrées. Semblables sont les joies qui pa- rurent à Proust lui rendre des fragments de son temps perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque degré, de tels caractères. Pour évoquer volontairement un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait- on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur moyen de retrouver un souvenir qui résiste est sou- vent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci comme passion. En cet aspect, la mémoire est, comme toute pas- sion, inconsciente. Ayant sa cause en quelque chose de différent de l'être auquel elle appartient, la pas- sion ne saurait en effet comporter de connaissance claire. Elle est subie, et donc mal connue, puisque saisie sans sa cause. Ainsi, dans le retour du souve- nir, la conscience trouve en elle une image dont elle ne sait d'où elle vient et pourquoielle revient. Cette image est donc source d'illusion et d'erreur. Consi- déré indépendamment de sa reconnaissance et de sa localisation, le souvenir n'a pas de date : il se donne, non comme passé, mais comme présent, non comme temporel, mais comme éternel. En ses expériences, Proust a l'impression d'être à la fois dans le présent et dans le passé. La saveur d'une madeleine, la rai- deur d'une serviette, la sensation de son pied posé sur deux pavés inégaux, évoquant telle saveur, telle raideur, telle sensation anciennes, lui font croire qu'il vit à la fois deux moments différents de son histoire. Selon le mot de Spinoza, mais en un tout autre sens que le philosophe, puisqu'il s'agit ici de l'intempo- ralité d'états sensibles et particuliers, il sent et il expé- rimente qu'il est éternel. Et c'est parce qu'il n'a pas de date que le souvenir peut engendrer en nous les passions proprement dites, pénétrer les images du pré- sent, se confondre avec elles, nous donner l'illusion qué le détour d'un sentier, ou des traits émouvants, sont le lieu de notre enfance ou le visage d'un ami mort. Il semble donc bien difficile d'admettre, avec cer- tains, que le passé se conserve comme tel. Ce qui est conservé est, de ce fait, présent. Sans doute pouvons- nous penser ce présent par rapport au passé dont il émane : ainsi, les objets que nous retrouvons en fouil- lant les tiroirs d'un vieux meuble nous semblent n'être pas actuels : nous y voyons des débris, des restes, des reliques ; ainsi, une demeure historique nous pa- raît contenir encore la vie des seigneurs qu'elle abrita. Mais il est clair que le caractère de passé qui s'attache aux choses vient de l'attitude de conscience que nous prenons devant elles : tout objet perçu existe dans le temps présent, dans le temps que nous-mêmes sommes en train de vivre. Et toute image du passé dont nous * avons conscience est, par là même, présente. C'est ! donc à la lettre qu'il faut affirmer que notre mémoire nous présente le passé : le passé est bien par elle rendu j présent. Dire que le passé se conserve, c'est le déclarer [ éternel. Et, dans cette mesure, les souvenirs sem- blent adhérer à notre moi, constituer sa nature : ils ne nous apparaissent pas comme des états distincts de nous, ayant une date en notre vie, ils se confondent avec nous-mêmes. On voit que la mémoire qui conserve et rappelle le souvemr a tous les caractères de l'habitude. Elle est f isciente, s'impose à nous, se confond avec ce que nous sommes. Et l'on ne saurait nier que les habitudes soient en nous des facteurs essentiels du refus du temps : ces manières d'être permanentes sont la source de retours du passé involontaires et inconscients. Mon passé est ici si bien incorporé à moi- même qu'il se présente comme aptitude et non comme souvenir. L'habitude suppose la non-reconnaissance, la non-localisation, et l'ignorance de l'acquisition. Aussi prend-elle le visage de l'éternité. Au reste, si l'habitude est refus du temps, ce n'est pas seulement parce qu'en elle le passé se donne comme présent : c'est en sa formation même qu'elle nie le change- ment. L'habitude se constitue contre le devenir, pour le nier, pour ne plus le subir. Elle oppose un mode défini et uniforme de réaction à la variété d'expériences infiniment diverses : l'habitude se présente donc comme le refus du nouveau en tant que tel. Nous sommes plus pauvres que les choses : à la orodieeuse multi- plicité du réel, nous ne pouvons opposer qu un nombre limité de mouvements. Toute habitude humaine oppose ainsi à des situations nouvelles un comportement iden- tique. Elle refuse d'enregistrer et de reconnaître l'ine- dit. Ainsi, la tyrannie de nos besoins acquis se pré- sente comme le refus d un erar nouveau qui serait privation. La nouveauté temporelle est ici celle d'un manque. Ailleurs, l'habitude nie le changement dans la mesure où il est un apport. Les déformations pro- fessionnelles, les habitudes perceptives empêchent l'hom- me de prendre conscience des aspects sans cesse nou- veaux du réel, l'amènent à réduire le nouveau à ce qu'il sait déjà. Sans doute ne saurait-on nier l'utilité de l'habi- tude. Mais cette utilité ne se manifeste que dans la mesure où l'objet même auquel s'applique l'action comporte quelque éternité. Ce dont l'habitude se charge à bon droit, ce sont des éléments anciens que contient la situation présente. Ces éléments représen- tent en effet une éternité objective, faite de lois, qui sont les lois des choses. C'est par ce côté que l'ha- bitude imite la raison et, selon certains, l'engendre. (Ainsi, selon Hume, c'est notre habituelle disposi- tion à attendre les mêmes successions qui est la source de l'idée de cause.) Mais l'habitude est force de mort dans la mesure où c'est notre passé personnel qu'elle prétend éterniser. Le souvenir se pose alors comme totalité, il nous empêche de saisir la nouveauté de l'instant et de nous transformer nous-mêmes. Ici nous adhérons à notre passé, et non seulement à ce qu'il contenait d'universel, mais à ce qui était individuel en lui. Ce que nous avons été s'impose à ce que nous sommes, nous interdit de devenir ce que nous vou- drions être. En ce sens l'habitude est bien passion. Elle nous empêche de voir, ramène le jugement à la pensée par prévention, l'acte moral à la routine. Et l'on arrive ainsi au misonéisme des névropathes, à la haine de toute création, à l'incapacité de faire un acte qui n'ait pas de précédent, ainsi qu'aux tics, aux manies, à la répétition pure et simple et hors de propos de gestes et de comportements. Mais, au retour du souvenir et à la tyrannie de l'ha- bitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette re- connaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de l'apparence d'éternité qu'il semblait contenir, et je découvre que ce qui se donnait comme ma nature n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souve- nir était involontaire, la localisation est volontaire. Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La mémoire localisante est action : elle construit, elle interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à partir d'une pure présence, mais elle interprète cette présence en en rejetant la source dans le passé, en posant la notion de temps, en reconstituant dans le temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce au temps, la conscience construit le souvenir, elle explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le présent du passé. On a souvent parlé d'une mémoire pure, qui serait contemplation, et s'opposerait à l'habitude, qui se- rait action. Et sans doute est-il vrai que tantôt je contem- ple le passé, tantôt je l'utilise. Mais, au point de vue de mon esprit, les rôles se renversent. Car, dans l'ha- bitude, c'est mon corps qui agit et, par mon corps, le passé lui-même se donnant pour présent, en sorte que mon esprit devient ici passif : d'où l'inconscience de l'habitude. Dans la mémoire pure au contraire, mon esprit est actif : mais, dans cette mesure même, la mémoire n'est pas contemplation, elle ne retrouve pas le passé tel quel : celui-ci n'apparaît qu'appau- vri, schématisé, transformé selon les lois de l'intelli- gence, localisé enfin, c'est-à-dire reporté au passé par un acte présent. Et l'on comprend l'importance de cette action spirituelle. Il n'est pour moi de liberté que dansla mesure où je me délivre de ma nature, de tout ce qui, en moi, est déterminé. La mémoire est donc l'un des instruments essentiels de ma libération : par elle je découvre l'indépendance de mon moi par rapport à ses états, par elle ce que je croyais être de- vient autre chose que moi. Localiser un souvenir, c'est le distinguer de mon moi présent, c'est me sépa- rer de lui. Et sans doute est-ce par une telle locali- F . A L Q U I É sation que guérit la psychanalyse. Ici est rendu au temps ce qui nous paraissait éternel, et notre amour même de l'éternel. Je sais que ce qui s'imposait à titre de nature éternelle a commencé, et donc que j'étais avant cela, et donc que je suis autre chose que cela. L'habitude me construisait une nature en solidifiant mon passé, la mémoire me libère de cette nature, elle me rend disponible, elle me fait participer à la liberté de l'esprit, qui est celle du jugement. Mais il est difficile de pousser jusqu'au bout la re- connaissance et la localisation du souvenir, ou plu- tôt d'effectuer avec une pleine conscience le juge- ment qu'elles supposent. Juger qu'un acte ou un évé- nement sont passés, c'est en effet juger qu'ils ne sont plus, c'est affirmer leur néant. Et nous répugnons à cet anéantissement chaque fois qu'il s'agit d'un sou- venir, tout souvenir étant nôtre, et représentant un état que nous avons éprouvé, un être que nous avons connu, un épisode de notre vie. Rappeler le souve- nir, c'est se retrouver ; localiser le souvenir, c'est se nier soi-même. Sans doute cette négation est-elle la condition de l'action présente, de la création de demain. Mais on comprend qu'elle soit malaisée, dans la mesure où sont malaisés tous les compor- tements que Pierre Janet appelle comportements de terminaison. Janet remarque en effet qu'il est très difficile de terminer une action, et voit en bien des maladies mentales de simples absences de ter- minaison. Il cite à ce propos le cas d'une femme qui, ne sachant pas mettre fin à sa-'rancune, allait piéti- ner et injurier le tombeau d'une morte. Or il nous semble que, dans cet exemple, ce qui fait paraître la folie, c'est surtout que le sentiment prolongé soit la haine, sentiment qui, tendant à la mort de l'ob- jet détesté, devrait être satisfait par elle. Mais, du point de vue de la seule raison, n'agissons-nous pas comme cette haineuse implacable lorsque nous fleu- rissons les tombes des morts ? Croyant égayer leur solitude, ne nous persuadons-nous pas, contre toute vérité, que nous pouvons encore causer quelque plai- sir à ceux qui ne sont plus ? Le deuil manifeste l'inca- pacité où nous sommes d'adopter devant la mort des conduites de terminaison. Sans doute bien des pra- tiques tendent-elles ici à nous délivrer de l'habitude : la terre jetée sur le cercueil, les messes dites pour le repos de l'âme ont bien pour but de consacrer la sé- paration. Mais souvent la formule : « Qu'il repose en paix ! » retentit en vain. Le souvenir des dispa- rus nous impose maintes cérémonies, nous attriste et parfois nous empêche de vivre. Certains même croient voir revenir des fantômes, images inapaisées de cette trop présente absence qu'est pour nous le passé. Ainsi toujours quelque regret paralyse notre mé- moire, toujours se retrouve le conflit du jugement, acte présent qui localise, et du retour du souvenir, émanation du passé qui tend à s'actualiser. Encore le regret fait-il sa part à la raison, puisqu'on ne re- grette que ce dont on reconnaît l'absence, puisque le regret ne s'applique qu'à ce qui est pensé comme objet, et donc comme distinct de nous-mêmes. Plus redoutable est le remords, qui nous donne l'illusion que la faute que nous avons commise dépend encore de nous, qui se colore de justice, et où certains ont voulu voir une sanction morale, oubliant à la fois qu'une sanction ne saurait résulter d'un acte par le seul jeu de la causalité naturelle, qu'une peine qui frappe- rait les coupables à proportion de leur scrupule serait inique, enfin que, pour la conscience même, le re- mords se présente non comme un châtiment, mais comme une exigence de châtiment, puisqu'il pousse parfois le criminel à se livrer à la justice. En vérité, le remords est en dehors de la conscience morale, il est la plus vaine des passions. Il n'est en effet de conscience morale qu'orientée vers l'avenir : la cons- cience tournée vers ce qui est déjà ne peut-être que scientifique, ou esthétique. Car si les valeurs de vé- rité ou de beauté peuvent être découvertes et contem- plées, la valeur morale est à faire. De la conscience d'une faute passée, je ne puis moralement tirer d'autre fruit que la résolution de ne plus retomber en une erreur semblable : mais la faute elle-même ne m'appar- tient plus, puisque le temps me sépare d'elle. Mon action passée, si elle a dépendu de moi, fait à présent partie du monde ; elle n'est plus moi-même. Par l'effet du temps, ce qui était libre est devenu déterminé, ce qui était contingent nécessaire, et si je suis libre d'agir, je ne suis pas libre d'avoir agi. Une action ac- complie ne saurait donc intéresser ma conscience morale : celle-ci me demande de me tourner vers le futur, et vers les œuvres. Mais le remords, en sa stérile et vaine agitation, m'empêche d'entreprendre une tâche nouvelle. Ici se montre, mieux que partout, ce sentiment de demi- appartenance, d'intériorité d'une extériorité, qui est le propre de la passion. Le passionné ne peut sortir de son remords, parce qu'il ne peut se persuader que le passé de sa faute est passé. Sa faute est pour lui pré- sente, éternelle, il croit l'accomplir sans cesse, il l'aime encore, il la commet. Ce désir, qui le fit voler, il le sent encore dans ses mains. Cette haine, qui le fit ca- lomnier, il la sent encore dans sa bouche. Cette ten- tation qui le fit faiblir garde toujours pour lui son prestige. Voici le moi déchiré, ne sachant distinguer ses états de lui-mcme, et ce qu'il fit de ce qu'il peut faire. On comprend que, pour séparer ce que je suis et puis être de ce que j'ai été, il suffirait de faire un bon usage du temps, qui me délivrerait de ce que je condamne. Mais le remords refuse le temps et le salut qu'il m'apporte. Effort pour nier le temps, pour revenir en arrière, pour recommencer le passé, il rêve d'impossibles entreprises, me désespère et m'inter- dit de devenir meilleur. Le remords n'a de sens que par l'illusion de l'éternité. Pour s'en délivrer vrai- ment, il faut cesser de croire, avec Kant, que ma li- berté est intemporelle, et donc que ma faute passée contamine à jamais ma personne. Il y a en effet quelque étrange désolation dans la justification kantienne du remords, dans l'idée que notre liberté nouménale a déterminé une fois pour toutes notre caractère, et que toutes nos actions sont l'expression d'un principe unique. Les croyances religieuses en la prédestination sont d'une pareille tristesse. En ces doctrines, un choix éternel, personnel ou divin, nous écrase et ris- que de nous enlever tout désir d'une amélioration effective. Et l'expérience enseigne qu'il faut se dé- fier des hommes trop pénétrés par le sentiment de la misère de leur nature temporelle. Aux uns une hu- miliation préalable, totale et d'ailleurs toute théo- rique, permet ensuite tous les débordements de l'or- gueil le plus insensé. A d'autres le sentiment d'une écrasante culpabilité suggère les mauvaises actions qui lui donneront enfin une raison d'être. L'homme qui prétend à la moralité doit être moins attentif à l'essence de sa nature ou à la valeur de son caractère : ces éléments lui sont donnés, ne dépendent pas de lui, il n'en est pas responsable. Il doit par contre faire porter tout son effort sur ce qui dépend de lui, c'est- à-dire sur ce qu'il va faire. On voit encore ici que la véritable actionn'est possible que si l'homme accepte le temps, s'il croit que sa réelle liberté est sa liberté temporelle et présente, celle grâce à laquelle il peut modifier l'avenir. Du temps, on peut dire qu'il nous entraîne vers l'avenir ou qu'il fait sombrer dans le passé ce que nous sommes. Mais ce sont nos états qu'il anéantit dans le passé, et, ce qu'il oriente vers l'avenir, c'est nous-mêmes. Le temps, pour qui sait le comprendre et l'accepter, est le signe que notre moi est supérieur à ses états, et indépendant d'eux. Par l'acceptation du temps, l'habitude laisse place à la disponibilité, et le remords stérile au fécond repentir : ici se rompt toute adhérence à la faute, je découvre que ma liberté est celle de ma personne présente, dont il dépendra désormais d'agir bien. Par là, tout temps exactement pensé est une ascèse, et l'on sait d'autre part que toute ascèse est temporelle. Seule en effet la pensée du temps peut nous apprendre que le moi ne peut être tenu pour un état, ou un ensemble d'états, mais qu'il est une pure action. Mais l'expérience de cette li- berté est si difficile que nous y tendons toujours sans jamais pouvoir l'atteindre tout à fait. Notre passé sans cesse informe nos démarches. Aussi toute vo- lonté est-elle plus ou moins mêlée de passion. C H A P I T R E I V Sources du refus affectif du temps L'expérience du temps est celle d'une privation incessante et d'une perpétuelle compensation. Le temps ne m'enlève un moment de ma vie, un aspect de mon être qu'en les remplaçant par d'autres, et, s'il est source de deuil, il l'est aussi de renouveau. On peut dès lors se demander d'où naît ce refus du temps qui engendre chez nous les passions. Pour- quoi nous est-il si difficile de nous adapter au deve- nir, d'accepter avec joie ce qu'à chaque instant il nous apporte de nouveauté ? Pourquoi le regret triomphe-t-il si fréquemment de l'espérance, et pour- quoi l'espérance même est-elle faite si souvent du drsir de retrouver, dans le futur, quelque charme b : ? Faut-il voir en ceci quelque goût du malheur, quelque soif du néant qui nous ferait préférer ce qui n t plus à ce qui est, et à ce qui va être ? Faut-il invoquer quelque matière qui retarderait l'élan bio- logique, quelque inertie analogue à celle qui, sur le plan de l'évolution, semble contraindre la vie à se fixer en des espèces ? Faut-il reconnaître en nous l'effet d'un principe social de conservation, par lequel le groupe manifesterait sa crainte des révolutions futures ? Et sans doute le problème du refus ou de l'acceptation du devenir se pose-t-il sur bien des plans, et en bien des domaines. Nous verrons même que la pensée du temps, et des successions qu'il contient, suppose la permanence réelle d'un principe susceptible de dominer le temps, d'en refuser la pure multiplicité. Mais telle n'est pas ici la question. Le refus du temps que nous considérons n'est pas celui par lequel l'évolution vitale s'épanouit et se soli- difie, ni celui qui arrête l'évolution sociale. Il n'est pas davantage celui par qui l'esprit affirme l'éternité des lois ou la permanence de l'universel : c'est celui qui amène notre moi à préférer la particularité de son passé à celle de son présent et de son avenir. Une telle attitude ne nous conduit en rien vers plus de généralité ou de réalité : elle semble seulement traduire une étrange préférence pour tel moment de notre vie, elle est personnelle et passionnelle. C'est donc dans la conscience de l'individu qu'il faut en découvrir l'origine. En ce sens, nous croyons percevoir trois sources essentielles au refus du temps : il émane d'abord de la situation de toute conscience finie vis-à-vis du devenir, il dérive de la nature même de notre affectivité, il résulte enfin du déroulement de notre histoire. En tout ceci, loin de traduire quelque amour du néant, il exprime notre désir d'existence. Mais, chez des êtres condamnés à la mort, un tel désir peut aisément se tourner contre lui-même, et faire négliger pour des mirages les seules réalités qui nous soient vraiment offertes. Le refus du temps tire avant tout son origine de la situation de notre conscience individuelle à l'égard du devenir. La nature du temps et la façon dont il s'impose à nous sont en effet telles que les attitudes que prend notre conscience relativement au futur et relativement au passé s'opposent radicalement. L'attitude de notre conscience vis-à-vis du futur est celle de l'attente. Même lorsque nous construi- sons activement notre avenir, il faut attendre que survienne l'événement qu'ont préparé nos calculs, il faut se soumettre au rythme propre du temps, le laisser se dérouler selon sa propre cadence. L'atti- tude relative au passé est l'attitude de mémoire. Or rien n'est plus différent qu'attendre et se souvenir. Sans doute pourrait-on voir là deux directions de conscience analogues, remarquer que l'on ne se souvient qu'en faisant attention au passé, et que l'attente elle-même se présente, au premier abord, comme analogue à l'attention : n'y trouve-t-on pas adaptation physiologique et psychique, tension du corps et orientation de l'esprit ? Mais, alors que l'attention est concentration, l'attente est insta- bilité : le corps s'agite en vain, l'esprit voit se succé- der les images les plus diverses. La tension propre à l'attention a en effet un point d'appui : nos yeux ouverts reçoivent plus de lumière, notre esprit éveillé pénètre mieux le sens de ce qui lui est offert. Le tableau contemplé nous présente sans cesse de nou- velles beautés, le concert entendu nous offre toujours de nouvelles richesses et, dans l'image même du passé, des détails inaperçus se laissent souvent décou- vrir. Mais l'attente est attention au futur. Or le futur n'est pas donné et ne peut être pour nous objet. Le corps ne se tend alors que vers l'absence, l'esprit doit se nourrir d'images imprécises, et non de sou- venirs ou de sensations. L'énergie mise en jeu se disperse donc, et nous agite. Le futur demande effort et tension, car il dépend de nous : nous devons ici mobiliser nos forces, les tenir prêtes à faire face à ce qui doit venir. Mais cet effort et cette tension ne peuvent s'employer encore. Sans cesse freinée et mise en réserve, notre énergie frémit et s'impatiente, esquisse des mou- vements et, par là, nous déséquilibre. Mais l'attente n'est pas seulement instabilité, elle est inquiétude, et cela parce que le futur n'est pas seulement absence, mais incertitude et imprévisibilité. Si en effet le futur dépend de nous, il n'en dépend jamais tout à fait. L'esprit ne peut délimiter ses contours, le penser clairement, même par des images. Aussi, dans l'attente, voyons-nous alterner représentations favorables et désespérantes. Le futur suscite la crainte, car il peut contenir le danger. Les espoirs même qu'il nous donne nous apparaissent comme menacés, car les causes qui détermineront l'événement à venir sont si nombreuses et si complexes que le futur ne peut être prévu. Ici nul repos n'est possible ; l'acceptation du futur est toujours acceptation du risque, la pensée du futur est toujours angoisse, en tant qu'elle est liée à l'idée du possible, et donc de l'incertain. Sans doute l'invention technique a-t-elle pour but essentiel de nous délivrer de l'angoisse en nous livrant un futur déterminé par nous, un futur que nous pouvons prévoir et produire. Mais nulle technique n'est infaillible, et nulle tech- nique ne peut garantir la totalité de notre destin : l'action organisée suppose d'abord que l'on isole quelques objets, que l'on se cantonne à un domaine étroit; à cette seule condition, elle a des chances de réussite, ce pourquoi limitation et prudence sont pour l'homme termes voisins. Mais toujours quelque force extérieure peut venir bouleversernotre machine, dont les éléments ne sauraient parvenir à former un cycle entièrement clos ; toujours aussi, si nul accident ne vient entraver directement notre entreprise, quelque événement étran- ger à son but peut enlever à ce but tout son prix : ainsi au moment d'un voyage, un deuil peut nous priver de toutes les joies que nous en escomptions. En un mot, le futur met en jeu la totalité du monde, et nulle tech- nique ne peut embrasser cette totalité. Aussi le temps limite-t-il toujours mon pouvoir. On connaît en ce sens la phrase de Lagneau : « L'étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuis- sance. Il exprime la nécessité qui lie ces mouvements de moi à tous les autres mouvements de l'univers. Il nous représente donc la nécessité où nous sommes, pour atteindre ces sensations qui nous attendent, de passer par certains intermédiaires, mais aussi de faire une action réelle qui entre dans l'action et la réaction de tous les êtres, c'est-à-dire qui ne dépend pas seule- ment de nous. » En comparant la passion et la volonté, nous avons défini la passion comme l'incapacité à se penser avec vérité dans le futur, la volonté comme le pouvoir de le faire. La volonté apparaissait ainsi comme la faculté qu'a chaque homme d'agir en fonction de la connais- sance qu'il prend de la totalité temporelle de sa per- sonne, et compte tenu du futur. Mais nous compre- nons à présent que cette définition était purement conceptuelle, et n'exprimait qu'une limite. Il est en effet impossible de se penser dans le futur avec vérité, ou du moins avec certitude, puisque le futur ne dépend jamais tout à fait de nous : il ne peut devenir ce que nous avons pensé qu'il sera sans le concours de hasards heureux. La délibération volontaire organise le futur pensé ; mais, en cela, elle comprend toujours quelque rêve, et tente le destin. Aussi savons-nous bien, au sein de nos projets, que le futur pensé n'est pas le futur réel : celui-ci ne dépend pas seulement de notre prudence et de l'avenir de nos tendances, mais de l'avenir du cours des choses, du déroulement d'un univers où nous ne sommes pas rois. Aussi l'homme ne peut-il organiser son bonheur qu'au sein de l'inquiétude. Pour se tourner vers le futur, il ne suffit pas de savoir penser avec vérité l'avenir de son moi, il faut consentir au risque du monde. L'homme de volonté, qui connaît ses tendances, et organise par la pensée la réalisation de ses désirs, ne peut donc jamais éloigner l'angoisse que lui inspire le futur réel, par lequel tous ses plans peuvent être détruits. Le futur ne nous offre-t-il donc aucune certitude ? Si l'homme, avide d'en découvrir une, recherche ce qu'il lui promet assurément, il trouve en lui la connais- sance de sa mort : le futur contient notre fin, chaque minute du temps nous conduit vers elle. Par là tous les projets que nous pouvons faire apparaissent comme limités et finis, et nous savons que le temps à venir aura raison de nous. L'anxiété que nous cause l'avenir trouve en ceci une nouvelle raison d'être : elle n'est plus celle de l'incertitude, mais celle du néant. Et nous comprenons aisément que c'est par cette certi- tude de la mort que nos incertitudes se pénètrent d'an- goisse. Toute action tente le cours du monde, déchaîne mille forces dont notre mort peut résulter. A strictement parler, nous ne pouvons concevoir aucune entreprise où notre vie ne soit en jeu : elle l'est même si nous ne faisons rien, du fait que nous continuons à être. Nous ne pouvons penser le futur sans penser à notre fin : aussi toute pensée du futur est-elle angoisse, et toute an- goisse est-elle, par essence, tournée vers le futur. La pensée du passé, au contraire, est sereine et apaisante. Le passé a été donné, nous le connaissons, il est pour nous image stable et objet de science certaine. Comment aimer l'avenir, s'il n'est pour nous qu'absence, si nous ne savons pas ce qu'il sera ? Mais on peut aimer le passé puisqu'il est déterminé, puisqu'il s'offre comme chose. On peut le concevoir, puisque nos sou- venirs nous le décrivent. On peut, en lui, éclairer sans cesse des détails nouveaux. Il n'y a ici plus de danger pour notre action, plus d'incertitude pour notre esprit. La passé ne contient pas de risque, et sa pensée est repos. Nous voici devant un réel qui ne peut que nous plaire, réel qui se présente en soi, que nous pouvons revivre par mémoire sans effectuer l'effort qui nous empêcha jadis d'en goûter le prix, sans éprouver l'in- quiétude qui nous dissimula la beauté des instants anciens lorsqu'ils étaient chargés de l'avenir qui allait les suivre. Et, alors que le futur contient notre mort, le passé contient notre être. Là est tout ce que nous avons été, toute l'histoire de notre vie, tout ce qui donne un contenu à ce que nous pensons lorsque nous disons moi. Aussi toute image du passé est-elle émou- vante et belle. Les moindres détails s'y colorent d'une lumière de légende, propre aux spectacles que nous pouvons contempler sans agir. Délivrée de l'action et rendue au repos, notre pensée coïncide avec son contenu, se sent conforme au réel lui-même. Elle retrouve sa certitude et sa personnalité. Comment s'étonner dès lors que nous préférions ce calme et cette joie aux incertitudes du risque, et cet être qui fut le nôtre à ce qui sera notre néant ? Pour faire échec à nos pensées, qui toujours nous instruisent des risques de l'avenir et de la mort qu'il nous apporte, sans doute faudrait-il que l'élan de la vie, tourné vers le futur, nous traverse et nous soulève, mettant en nous des instincts assez forts pour nous engager dans le temps, pour y engendrer notre action. Ainsi le goût de la chasse pousse les animaux à rechercher leur proie, et substitue les joies de l'affût à l'inquiétude de l'attente. L'homme paraît souvent avoir de telles tendances ; il part alors vers l'avenir, joyeux de conquérir demain. Mais il n'y a là qu'une apparence : la condition de l'homme est telle, que rien ne lui est plus difficile que d'aimer l'avenir sans y rechercher le passé. On ne peut en effet aimer ce qui n'est pas encore qu'en prenant appui sur une nature susceptible de le pres- sentir : et tel est bien le rôle qu'à l'instinct chez l'ani- mal. L'animal a dès instincts : autrement dit, dès sa naissance et avant même d'avoir vécu, il dispose de comportements tout montés, se déclenchant quand il le faut, toujours semblables à eux-mêmes. Tout se passe comme s'il possédait des connaissances innées faisant corps avec lui, émanant de cette structure intem- porelle que lui a donnée là vie, structure par laquelle il est définitivement ce qu'il est, et toujours prêt â réagir de semblable façon à ce que lui offrira l'expérience. Par là, l'animal est placé d'emblée dans une sorte d'éter- nité réelle : ses connaissances instinctives ne sont pas tirées du concret, elles émanent, tout abstraites et générales, de la Nature. Comment s'étonner dès lors que l'animal soit adapté au futur ? Il ne tire pas sa science du passé, il dispose d'un savoir indiffé- rent au temps, puisque n'y prenant pas sa source, d'un savoir dominant le temps, et pouvant convenir à n'importe lequel de ses instants. Et l'on voit encore en ceci que l'éternité coïncide toujours avec l'incons- cience. L'instinct est éternel, et il est inconscient : il ne peut tirer parti d'une situation inaccoutumée, il ne saisit jamais le concret comme tel, il ne s'adapte au temps que parce qu'il néglige la qualité particulière de ses moments. Mais la faculté par laquelle l'homme s'adapte au devenir est la conscience, faculté essentiellement temporelle, qui ne saisit d'abord que la particularité qualitative des instants, et n'en dégage que peu à peu des lois éternelles. L'homme n'a pas d'instincts. A sa naissance,il est livré sans armes à ce qui va lui advenir. L'enfant ne sait rien, et possède tout au plus la forme vide d'une raison que seule l'expérience viendra nourrir. Nos connaissances, même si elles ne dérivent pas entièrement de l'expérience, ne com- mencent qu'avec elle. Il est donc fatal qu'elles y adhèrent toujours : de là viennent bien des erreurs, qui furent maintes fois signalées : on affirme des analogies inexactes, on érige en lois de simples coïn- cidences. Mais, si les psychologues accordent vite que l'homme n'a pas d'instincts en ce qui concerne la connaissance, et qu'il doit lentement acquérir son savoir, ils n'en continuent pas moins de supposer l'existence d'instincts affectifs. Adoptant ce point de vue, la psychanalyse explique bien des phéno- mènes par le conflit de ces instincts et de la censure sociale. Or nous pensons qu'il n'y a chez l'homme pas plus d'instincts affectifs que de connaissances positives innées, et que l'absence de celles-ci entraîne l'impossibilité de ceux-là. On ne peut, en effet, parler d'un instinct constitué qu'en langage de représenta- tion, on ne peut concevoir un instinct sans faire intervenir des idées et des images. Séparé de la représentation de ce vers quoi il tend, l'instinct se réduit à une tendance pure, virtualité informe, sem- blable en tous points à une force purement physique et non orientée. Que peut être, par exemple, l'ins- tinct de domination s'il ne s'appuie sur aucune repré- sentation du maître et de l'esclave, s'il ne contient aucune idée de l'inégalité et de la contrainte ? Que devient l'instinct sexuel isolé de toute image de l'acte d'amour où il tend ? Tout au plus ces instincts se manifesteront-ils par une agitation confuse, et nous feront-ils dire, avec le Chérubin de Beaumar- chais : « Je ne sais plus ce que je sens. » Et c'est bien ainsi que se présente l'amour chez les jeunes gens qui ignorent ce qu'il est. Si donc on accorde que la conscience humaine n'a pas de contenu représentatif inné, il faut convenir aussi que l'homme ne saurait avoir d'instincts affectifs. Semblables en cela aux prin- cipes rationnels, les tendances humaines ne sont que des virtualités : ce n'est qu'avec l'expérience que pour- ront commencer connaissance et désirs^ Mais on peut alors apercevoir au refus du temps une nouvelle source, tenant non plus à la situation de notre conscience vis-à-vis d'un devenir lui demeu- rant étranger, mais à l'essence même de notre affec- tivité. On sait que tout désir est comme suspendu entre la représentation qui l'attire et la tendance dont il émane. La Nature semble donner aux animaux quelque connaissance instinctive des objets qu'ils doivent rechercher, joignant chez eux l'orientation à la tendance. Mais elle laisse l'homme à l'indé- termination de ses implusions, elle ne lui apprend pas ce qu'il doit désirer. C'est donc la seule expé- rience qui nous instruit, qui donne forme à nos tendances : on comprend dès lors l'influence que les premiers objets qu'elle nous a présentés exerceront toujours sur nous. La connaissance concrète de ces objets nous tient lieu de savoir instinctif, leur image est la source même de nos désirs. Comme notre connaissance théorique, notre affectivité tire son origine de notre mémoire, et tend à adhérer au contenu particulier des expériences dont elle est née. Elle est régie par des généralités affectives, tirées de nos pre- mières émotions, et donc se dégageant malaisément de leur source, qui est dans le passé. Comment s'étonner alors que les objets de ces émotions premières, les événements qui ont informé notre être gardent à nos yeux un prestige sans égal ? Ils sont, si l'on peut dire, l'absolu de notre désir, ce par rapport à quoi tout ce que nous rencontrerons désormais sera jugé. On com- prend ainsi la diversité des désirs des hommes, et que tout homme diffère des autres par ses goûts. Et nous croyons que les grands modes de comportement qui constituent notre caractère sont pour la plupart des généralités affectives extraites de l'expérience : sans doute, leur fixité et leur stabilité dominant notre vie, peuvent-ils paraître constituer une nature intemporelle : mais ils sont nés du temps, ils résultent de notre histoire. Aussi toute affectivité ramène-t-elle vers l'enfance. En ce sens, Marcel Proust a maintes fois noté combien l'amour de sa mère fut ce qu'il rechercha toujours. « Qui m'eut dit à Combray », écrit-il dans Albertine disparue, « quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder ». Et Alber- tine disparue devient à son tour le principe de désirs qui ne sont que sa propre recherche. « La res- semblance, avec Albertine, de la femme que j'avais choisie, la ressemblance même, si j'arrivais à l'ob- tenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais sans le savoir cherché, de ce qui était indispensable pour que renaquit mon bonheur, c'est-à-dire Alber- tine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans le savoir. » Ainsi la situation de notre conscience vis-à-vis du temps objectif et la nature subjective de cette conscience concourent à nous faire refuser le deve- nir. Si nous nous tournons vers le dehors, nous voyons que le futur réel est inconnaissable et vide, et que le passé du monde est tout ce que nous connais- sons. Si nous nous tournons vers nous-mêmes, nous ne rencontrerons en notre sein aucun instinct capable de nous décrire ce que sera demain ; par contre les émotions premières qui nous furent données sont encore pensables, imaginables, concrètes, elles sont mères de nos désirs, qui toujours reviennent à elles, n'ayant d'autre aliment, d'autre forme et d'autre sou- tien. Si le futur n'est pour nous que néant, si le passé contient toutes nos richesses, si nos espoirs ne peuvent attendre de l'avenir que ce que nous pouvons conce- voir, et si nos conceptions naissent de nos souvenirs, on comprend que le refus du temps soit chez nous passion essentielle. Nous n'avons pas d'instincts, mais une histoire. Placés dans le temps, créés par lui, nous ne sommes que ce que le temps a fait de nous et, en aimant ce que nous sommes, nous n'aimons que notre passé, et non un avenir dont nous ne savons rien et où, peut-être, nous ne serons plus. Il est enfin possible de découvrir au refus du temps une troisième source, en considérant cette histoire elle-même, qui fut la nôtre. On pourrait croire en effet que, par l'habitude qu'elle nous a donnée de passer sans cesse d'un instant à un autre, notre histoire nous a fourni l'élan nécessaire pour accepter le temps, tendre vers l'avenir, aborder le futur. Mais il faudrait pour cela qu'elle nous ait appris qu'il n'y a nulle dou- leur à redouter en semblable passage. Or, ses leçons furent tout autres, les moments essentiels de notre enfance ayant été marqués par un accroissement de douleur, ayant exigé un surcroît d'effort. Notre histoire commença par notre naissance, et celle-ci fut pour nous le passage d'un état où tout était chaleur, douceur et repos, à un état qui fut douleur, froid et asphyxie. En venant au monde, nous avons expérimenté le temps comme le passage d'une satisfaction à une souf- france, et cette expérience nous a déjà accoutumés à craindre l'avenir. Sans doute certains prétendront- ils ici que, de l'épreuve de notre naissance, nous n'avons gardé nul souvenir : mais leur opinion semble légère, et répondre à une question mal posée. Car chacun, si on lui demande s'il se souvient de sa naissance, essaie
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