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DOCUMENTS AcrES ET RAPPORTS POUR L'EDUCATION Distances dans les arts plastiques Colloque organisé par le Centre d'Études de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques Sous la direction de Dominique Berthet CENTRE RÉGIONAL DE DOCUMENTATION PÉDAGOGIQUE DES ANTILLES ET DE LA GUYANE ISBN CNDP: 2-240-00538-6 ISBN CRDP des Antilles: 2-86616-054-1 c.T.!.: 972 BOO95 Centre Régional de Documentation Pédagogique des Antilles et de la Guyane, 1997 IUFM - Pointe des Nègres - Route du phare Bt 1 - 97206 Fort-de-France Cédex. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. La loi du Il mars 1957, n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part que « les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consente- ment de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite.» (alinéa l, article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français de l'exploitation du droit de copie (6 bis, rue Gabriel-Laumain, 75010 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. DOCUMENTS ACTES ET RAPPORTS POUR L'EDUCATION Distances dans les arts plastiques Colloque organisé par le centre d'études de recherches en esthétique et arts plastiques Sous la direction de Dominique Berthet Préface de Mireille Mousnier, Jean Montoya et Dominique Berthet CENTRE REGIONAL DE DOCUMENTATION PEDAGOGIQUE DES ANITLLES ET DE LA GUYANE Sommaire Préfaces Mireille MOUSNIER, Jean MONTOYA, Dominique BERTHET Il Bernard DARRAS * Images d'hommes et de singes 19 Scarlett JESUS * De la distance dans les rapports entre littérature et peinture "petite" approche en X tableaux 35 Dominique BERTHET * La distance critique chez DIDEROT 49 Bernard PITON * Figures de peintres dans l'œuvre de Georges Perec!: 59 d'unfaussaire l'autre Gérard WORMS ER * Les temps modernes de CHAPLIN au TINTORET lean-Paul SARTRE, le cinéma et la peinture 67 Claudine ROMEO * PASOLINI: parlers régionaux, langue bourgeoise et métalangue 83 Ernest BRELEUR * Les distances 89 Eliane CHIRON * Légendes et photographie, l'indicible distance 101 Christian BRACY * Permanence rupture et (in) actualité de l'œuvre d'art 115 Hervé BACQUET * Biffures/Figure 127 Jean-Pierre BRIGAUDIOT * Les paysages discontinus 153 Hugues HENRI * Distance et singularité à l'œuvre chez Robert COMBAS 173 Jeanne OUSSANE-PITON * Du corporel dans les Arts Plastiques 185 Lise BROSSARD * Les mots dans la peinture 195 Frédéric LEVAL * Comment embrasser un espace qui fuit irrémédiablement? 203 18 Distances dans les arts plastiques Le thème «Distances» renvoie ici aux questions de la production de l'œuvre, de la crédibilité de l'image, du discours sur l'image (le discours critique). TI pose le problème de l'écart par rapport au référent, de la mise à distance de l'image, de la mise à distance au moyen de l'image. Cette recherche met donc le référent, son appropriation, et la production plas- tique au cœur de la réflexion. Elle envisage par là même la question du défi de l'artiste. Elle questionne l'éventuelle mise en faillite de l'art dans son rapport au modèle, du critique dans son rapport à l'œuvre, du langage dans sa rivalité avec le visible, tout autant que la revendication de liberté et de singularité de la part de l'artiste. Elle interroge aussi la distance comme altération, oblitération, dissimula- tion, mutation, transgression, falsification, norme à enfeindre, éloignement, es- pace, etc. Ce colloque n'avait pas de souci d'exhaustivité, et n'avait pas pour ambition d'épuiser le sujet. TI s'agissait en revanche d'offrir quelques pistes de réflexions liées à différents aspects de la notion, en envisageant des discours croisés et des approches diverses: esthétique, critique, historique, démarches d'artistes. Les ac- tes de ce colloque partant de ce thème fédérateur, révèlent donc des problémati- ques spécifiques, des propos autonomes qui parfois entrent en résonance et se font écho. Images d'hommes et de singes Etude sémio-cognitive et comparative des productions plastiques et iconiques des singes peintres et des jeunes enfants humains Bernard DARRAS Bien que génétiquement très semblables, tous les primates anthropoïdes n'ont pas développé les mêmes appareils adaptatifs. Les distances sont-elles pour autant aussi grandes qu ' on se plaît à le croire? Depuis les travaux de C. Darwin et T. H. Huxley, le rapprochement des grands cousins que sont l'homme et les grands singes ont défrayé la chronique et de nombreuses équipes scientifiques se sont attelées à rapprocher ou à distinguer ces deux mondes. Incontestablement les deux espèces ont développé de remarquables compor- tements sociaux, au point que l'organisation hiérarchique et politique des grands singes ne saurait laisser indiliérents les politologues humains (De Waal, 1995 1). Alors que s'estompent les différences génétiques et comportementales, reste posée la question de la différence d'expansion des deux espèces. De toute évi- dence les humains ne se sont pas contentés d'occuper quelques niches écologi- ques et ont eu l'audace de conquérir toute la planète, ce que ne fit aucun groupe de singes. Les principaux motifs convoqués pour expliquer cet écart écologique mettent en avant la différence de complexité des modes de communication et de perfec- tionnement des techniques. C'est ainsi que l'indépendance écologique des humains est mise en corréla- tion avec le développement de leurs systèmes de signes. C'est en tout cas la thèse avancée par Pascal Picq (1996 2) qui suppose que l'extension du territoire de chasse des premiers humains n'a pu se réaliser que lorsque les chasseurs furent assurés de trouver, à leur retour, les mêmes relations «familiales» et hiérarchi- ques qu'avant leur départ. La stabilité des relations n'étant garantie que par la contractualisation communicationnelle et par l'usage du langage. Ainsi que l'ont montré de nombreuses recherches, les grands singes possè- dent les dispositions cognitives nécessaires à l'apprentissage du langage. Les expériences en milieu artificiel (humain) fortement enrichi révèlent ce potentiel. Ce n'est donc pas le langage qui manque aux singes, c'est l'invention du langage et la découverte des avantages qu'il procure. S'il est aujourd'hui difficile de contester la capacité des grands singes à accé- der aux langages des humains, reste à explorer l'étendue de leurs capacités sé- miotiques. 20 Distances dans les arts plastiques C'est ainsi que nous aHons tenter de montrer que dans le domaine iconique certains d'entre eux ont atteint le cap de la production des icônes d'actions et des icônes d'objets. Pour établir notre argumentation, nous croiserons différentes sources d'infor- mations que nous exploiterons graduellement. Dans un premier temps nous étudierons les performances sémiotiques et plas- tiques des singes non formés à la pratique des langages humains. Dans un second temps nous traiterons des étonnantes performances figuratives de Sarah, Moja et Washoe, toutes trois ayant appris à communiquer par des systèmes de signes. Dans un cas comme dans l'autre, nous comparerons les productions simiennes avec les productions des enfants d'humains. Le traitement de l'information iconique Notre premier jalon sera celui des représentations. Comme beaucoup d'autres animaux, les primates élaborent des imagesmen- tales et savent les exploiter en général, et en particulier dans les situations expéri- mentaJes destinées à les manifester (e.g. Vauclair, 1990, Herrnstein, 1979). ils savent aussi exploiter les images matérielles des humains, c'est ce que montrent les trois expériences suivantes. Lors d ' une étude des cartes cognitives de babouins du Sénégal, Jacques Vauclair (1990) a construit l'expérimentation suivante. Le singe, enfermé dans un tunnel conduisant de son enclos à l'animalerie, pouvait assister, par le truchement d ' une image vidéo, à la dépose de noisettes sous certaines pierres de l'enclos où il vit en semi-liberté. Une fois relâché dans l'espace familier, il a rapidement retrouvé les pierres approvisionnées . Une tren- taine de babouins ont participé individuellement à cette expérience et ont retrouvé 90% à 100% des noisettes. ils démontraient ainsi leur capacité à déchiffrer les informations vidéo et à les corréler avec la carte mentale de leur environnement. Verena Dasser a étudié la capacité de macaques de Java à identifier leurs con- génères. Elle utilisa pour ce faire des projections de diapositives. Les macaques furent tout d'abord entraînés à reconnaître un singe donné (Dasser, 1987 3) . On projeta ensuite, de part et d'autre de l'image de référence, deux documents. L' un correspondait à une vue différente de l'animal, l 'autre était une photographie d'un autre macaque. Les singes réussirent cet exercice d'appariement. Utilisant le même procédé, elle a montré que les femelles macaques sont capables d'appa- rier mères et enfants de leur troupe (Dasser 1988 4). Manifestement la photographie ou la vidéo sont des médias exploitables par les macaques, les transformations techniques et sémiotiques ne déroutent pas le singe qui sait interpréter les informations médiatisées et les intégrer dans des pratiques cohérentes. Images d'hommes el de singes 21 Le lieu plastique La reconnaissance visuelle et le traitement d'informations iconiques médiati- sées ayant été établis, observons les capacité plastiques de nos cousins. Albert le Grand 5, déclarant «locus est generationis principium activum» 6, n'aurait certai- nement pas soupçonné que l'influence du lieu pouvait aussi affecter un «esprit» animal. Feuille de papier, cadre d'un viseur, écran de télévision ou moniteur infor- matique, tous ces espaces cadrés sont des constructions, leur forme D'est qu ' une sédimentation d'anciennes pratiques sociales devenues transparentes. Espace qua- drangulaire, espace orthogonal, espace plan, que de temps pour accéder à cette forme aujourd'hui presque universelle! (e.g. Schapiro, 1969 7). De cet espace artificiel émane un ordre puissant qui captive nos enfants et qui guide leur entrée dans la graphosphère. Les très jeunes humains, tout comme les singes peintres, rencontrant cette surface y sont sensibles et la considèrent comme un «espace d'élection du jeu graphique» (Lenain, 1990 8). C'est dire la force et la prégnance de ce «plan originel» et l'irrésistible appel qu 'il lance à qui veut se mesurer, ou se soumettre à son ordre. La rencontre expérimentale des singes et du plan artifici.el remonte à 1913. Nadjeta Kohts (1935 9), qui compara les aptitudes et le développement graphique de Son enfant avec ceux du chimpanzé Joni, inaugura cette exploration. Toutefois, les premières études systématiques ne furent conduites, qu'à partir de 1941, par Paul H. Schiller, qui travaillait au laboratoire de biologie des primates en Floride. Chaque fois, les singes manifestèrent leur intérêt pour les surfaces offertes à leurs gribOUillages. Plus encore, on montra que ce désordre n'était que superficiel et qu'une forte interrelation, entre les forces d'engendrement du support et le geste du singe, produisait de l'ordre et de la régularité. L'espace et le geste 'articulaient en une action partiellement prévisible. Même les formes préalablement tracées par les expérimentateurs engendraient des réponses attendues. Dans leurs soucis d'altération des ordres prescrits, les singes témoignaient à la fois d'un réel appétit plastique et d ' une conduite de type stochastique. Le mouvement était lancé et les travaux de Bernhard Rensh à Münster et ceux de Desmond Morris à Londres allaient donner un éclat sans précédent aux études sur les singes peintres et gra- phistes. Thierry Lenain (1990) reprenant les travaux de ces chercheurs, et notam- ment ceux de Morris, propose une interprétation séduisante de cette aptitude des singes à se confronter plastiquement à l'espace cadré. Conformément aux obser- vations réalisées sur les singes en liberté ou sur les singes captifs, Lenain rappelle que nos cousins sont d'infatigables manipulateurs et explorateurs et que rien ne résiste à leur insatiable curiosité. Tout ordre perçu est rapidement perturbé. «On Comprend dès lors que la présentation d'une feuille blanche et d'un instrument qui permet de perturber son uniformité puisse présenter, pour beaucoup de singes, une invitation qui ne se refuse pas» (p. 78). 22 Distances dans les arts plastiques A lui seul, le principe de perturbation suffit à expliquer la variété des produc- tions. La première trace est issue de la perturbation de l'ordre de la feuille, cette trace engendre à son tour un motif ou un ordre à perturber. De perturbation en perturbation le singe atteint un seuil de saturation qui semble épuiser sa motiva- tion. Un changement de support relance alors une action qui venait de se tarir dans une sorte d'achèvement. Le combat cesse par faute de combattant et non parce qu ' un objectif est atteint. Le singe n'a pas d'ambition, il répond à la provo- cation du monde par sa conduite dominante : la perturbation. Ainsi décrite, la vanité de telles actions n'échappe pas à notre amusement. li est vrai que sur ce point, nous nous distinguons du singe par une formidable différence d'échelle. En quelques siècles nous avons su multiplier notre capacité à perturber notre environnement et sous prétexte de mise en ordre nous avons su faire de la planète le théâtre de notre insatiable désir d'altération. Entre les petits jeux des singes et le grand jeu des hommes, la téléologie des êtres vivants complexes semble inva- riable : organiser pour mieux désorganiser. Sur ce point, dans le minuscule domaine de la production plastique, la dis- tance entre les hommes et les singes peintres est des plus mince. Ainsi, pour le singe, l'enfant et nombre de peintres, le support informé 10, «pré-scrit» la perturbation initiale. Le centre, les coins, le haut et le bas sont des stimuli incitateurs de premier ordre. Chaque trace transforme l'ordre précédent et conditionne les interventions du prochain niveau, lui-même servant d'enjeu et de départ pour l' enchaînement des événements. Si le peintre a quelque projet et sait imposer son autonomie, le jeune enfant, et surtout le singe, s'abandonnent à l ' al- ternance de l'ordre et du désordre. C'est ainsi qu'apparaissent les effets de recen- trage, de rééquilibrage, et de symétrie. Nos études des premières productions enfanti nes nous ont permis de montrer que pour le jeune enfant ces premières étapes graphiques sont une entrée dans la phase sémiotique des icônes de gestes, de traces et de rythmes. L'ordre, le désor- dre et la ressemblance, sont au rendez-vous de ces joyeuses explorations plasti- ques (Darras & Kindler, 1993 Il , Kindler & Darras, 1994 12) . Nous prétendons ici que les singes peintres engendrent une activité sémioti- que de même ordre. Si notre lecteur hésite à nous suivre dans ces rapprochements insolites et cette audacieuse comparaison, la découverte des prouesses iconiques des singes «par- lants» risque d'être une surprise plus troublante encore. Images d'hommes et de singes 23 Les singes éduqués et les icônes d'objets Les guillemets de la phrase précédente sont bienplacés. Qu'on se rassure, à ce jour, les singes n'ont pas la parole. ils grognent, hurlent, crient et modulent toutes sortes de sons mais n 'articulent rien qui puisse s'approcher de notre belle diction. Après quelques tentatives infructueuses, les chercheurs ont renoncé à faire parler les singes. ils ne se sont cependant pas résignés à ne pas communiquer avec eux. C'est ainsi que A. Gardner et B. Gardner eurent recours à la langue des signes (American Sign Language, ASL) pour éduquer, avec succès, des chimpanzés à la maîtrise des rudiments de langage. De leur côté, A. & D . Premack utilisèrent des symboles en matière plastique et D. Rumbaugh exploita un clavier d'idéogrammes non figuratifs relié à un ordinateur. En ce qui concerne l'accès aux équivalents de nos mots, les singes ont montré d'incontestables prédispositions. En dépit des nombreux débats contradictoires, l'apprentissage du langage, ou tout au moins la communication par symboles, ne semble plus une exclusivité humaine, et les pri- mates éduqués semblent y accéder, au moins partiellement. Les récents travaux de E. Savage-Rumbaugh et de ses collaborateurs (1993 13) ont permis de comparer les performances de compréhension langagières d'un chimpanzé Bonobo de 9 ans et d'un enfant humain de deux ans. Les résultats plaident en faveur d'une réelle capa- cité syntaxique du Bonobo . Le langage comme interface Notre démonstration n'exploitera les compétences communicationnelles des singes et grands singes qu'en situation d'interface, aussi ne sommes nous que mo- dérément gênés par les débats concernant la validité des apprentissages de langa- ges humains par les singes (e.g. Vauclair, 1987 14, 1992 15, et surtout Lestel, 199516). Dans le cadre de cet article, il nous importe plus de savoir que les singes anthro- poïdes éduqués peuvent communiquer avec l'homme dans le cadre de protocoles symboliques, que de savoir s'ils ont vraiment quelque chose à dire. Par ailleurs, nous ne développons aucune allergie ou réticence à partager avec d'autres espèces un patrimoine que nous exploitons abondamment et qu'elles laissent en sommeil. Notre approche peut donc se contenter de la manifestation de certaines opéra- tions Comme témoignage de processus cognitifs élémentaires, c'est pourquoi nous allons tenter de contribuer au partage inter-spécifique d'un autre fleuron de l'hu- manité : la fabrication d'images. Revenons aux chimpanzés et à leurs performances iconiques. Alors qu'ils se montrent très doués pour utiliser les mots humains et certains éléments syntaxiques, ils n'inventent que rarement des éléments nouveaux. Bien qu'experts en démontage, décorticage, dépeçage et déplacement des ob- jets de leur milieu naturel ou artificiel, les singes, à la différence des humains, ne transforment pas spontanément leur environnement visuel. ils ne se peignent pas le corps et ne laissent pas dans le sable ou la boue des traces organisées. 24 Distances dans les arts plastiques En revanche, ainsi que nous l'avons précédemment montré, en milieu artifi- ciel, les singes confrontés au champ d'un subjectile et à des instruments d'ins- cription éprouvent un immense plaisir à perturber systématiquement ce nouveau milieu. Ces productions essentiellement plastiques peuvent-elles se hisser jusqu'à la mutation graphique qu'implique la figuration? AI' aube de la figuration «Si l'on donne au singe des éléments visuels appropriés, pourra-t-il apprendre à créer des tableaux, exactement comme il apprend à combiner des phrases lors- qu'on lui en fournit les éléments, c'est-à-dire les mots » (premack, 1975 17, p. 923.) Pour répondre à cette question, Ann et David Premack ont élaboré divers pro- tocoles expérimentaux dans lesquels nous puisons les deux exemples suivants. Le premier cas est une expérience comparative destinée à tenter d'accéder aux informations mémorisées par la guenon Sarah, à propos d'un objet et d'un mot; en l'occurrence une vraie pomme et le mot «pomme». Selon le protocole expérimental, Sarah devait choisir parmi divers attributs (forme, couleur, etc.) ceux qui correspondaient à la pomme ou à son substantif, ce qu'elle fit en choisissant la couleur rouge, la forme ronde, la queue adéquate, etc. Bien que l'expérience ne fût pas destinée à composer une image de pomme, les attributs en furent sélectionnés. Nous ne prétendons pas, pas plus que les Premack, que cette sélection puisse constituer une image. Néanmoins, nous voyons que la reconnaissance et la sé- lection des attributs visuels est une étape importante d'un processus qui n'en reste pas moins téléologiquement guidé. Une autre expérience des Premack permit un engagement plus net dans la manipulation d'images. Ils présentèrent cette fois, à quatre sujets, dont Sarah, une photographie de la tête d'un chimpanzé. Le visage avait été blanchi pour en masquer les composantes. Ils donnèrent ensuite des éléments correspondant aux yeux, au nez et à la bouche. Les éléments avaient des formes qui n'étaient pas configurées comme des pièces de puzzle emboîtables, seules les informations iconiques permettaient la reconstitution. Pour réussir au test de recomposition, les animaux devaient placer ces élé- ments aux bons endroits et dans la bonne orientation. Aucun sujet, ni singe ni expérimentateur, n'avait effectué une telle manipula- tion devant eux. Seules, Sarah et Elisabeth comprirent que la photographie au visage blanchi, et les fragments de visage, pouvaient s'articuler pour reconstituer une image. Peony ne fit qu'aligner les éléments et Walnut les entassa. Seule Sarah réussit complètement ce test, Elisabeth faisant des reconstitutions manquant de précision. Images d'hommes et de singes 25 Sarah a donc manifesté, non seulement sa mémorisation d'une face de singe, mais aussi sa compréhension de l'acte figuratif de recomposition. Lors d'un des tests avec Sarah, les expérimentateurs purent observer un com- portement plus avancé que celui de la recomposition. A cette occasion, Sarah re- tourna le fragment photographique correspondant à la bouche et posa ce verso, une surface blanche, sur le crâne du chimpanzé photographié. Cette opération pouvait être considérée comme un échec au test, toutefois les Premack l'attribuèrent à une figuration singulière. La veille de cette session de «puzzle», Sarah avait été très excitée par une séance d'essayage de chapeaux de- vant un miroir. Le très vif intérêt qu'elle avait alors manifesté a certainement contribué à constituer une sorte de nouvelle figure de chimpanzé, figure qui s'illus- tra lors du test par un détournement du fragment photographique de la bouche. En détournant l ' un des motifs et en l'exploitant à une fin originale, Sarah mani- festa à la fois : sa capacité à produire les éléments de son langage figuratif et sa capacité à dépasser la version générique d'une tête de singe pour accéder à l'évo- cation visuelle d'un événement récent. Pour vérifier que cette «création» n'était pas une manifestation aléatoire abusivement interprétée, les expérimentateurs es- pacèrent les séances d 'essayage de chapeaux et les sessions,de «puzzle», puis, ils les rapprochèrent et constatèrent que la proximité des deux événements affectait le mode de réponse de Sarah. Lors d'une séance, Sarah utilisa une peau de banane en guise de substitut du chapeau et elle la disposa en bonne place sur la photographie reconstituée. Par l'assemblage de fragments figuratifs puis par la constitution de signes figuratifs, la guenon Sarah venait d'accéder aux prémices de la création d'images. La nomination de dessins R.A. Gardner et B.T. Gardner publièrent en 1978 18 un article annonçant avec prudence la production d'une image figurative par le chimpanzé Moja. Moja est entrée, dès sa naissance, en 1972, à Reno, le laboratoire-maison des Gardner,elle y fut élevée en compagnie de Tatu, Pili et Jar qui furent tous, dès les premiers jours, exposés à l' ASL. Cette «fratrie» put ainsi développer des compor- tements sociaux intraspécifiques et bénéficier de contacts quotidiens avec des signeurs dont l' ASL était la langue maternelle. De même, les jeunes chimpanzés purent-ils profiter de la technique de façonnage (mo/ding 19) mise au point par Roger Fouts. Moja, comme ses compères, parvint à maîtriser solidement l' ASL au point que cette langue.devint autosuffisante. Quand Moja eut trois ans et demi, les Gardner instituèrent des plages scolaires d'une demi-heure chaque jour. Pendant ces périodes, Moja était assise à une table et remplissait différentes tâches parmi lesquelles figuraient des séances graphi- ques. 26 Distances dans les arts plastiques Moja aimait dessiner, cela faisait partie de ses distractions et aucune activité expérimentale n'avait été liée à sa production. Selon son habitude, elle produisait des graphismes ordonnés par son objectif de perturbation du champ. Alors qu'elle avait 3 ans et demi, l'un des chercheurs du centre assista à une production d'un genre nouveau. Le dessin produit par Moja était particulière- ment simple. Le chercheur insista pour qu'elle accomplisse son dessin, «essaye encore» dit-il. Pour toute réponse, Moja signa «fini». Le chercheur fut autant surpris par cette réponse inhabituelle que par le dessin lui-même. TI lui demanda ce que c'était, Moja fit le signe «oiseau». Fig. 1 Moja «oiseau». Ici commence l ' histoire du premier dessin de primate anthropoïde nommé par lui. Depuis cette première nomination, Moja ne cessa pas de donner des noms à ses dessins. Fait plus remarquable encore, elle associa le même nom à ses dessins de même forme. Par la suite Moja a aussi dessiné et nommé des figures à la demande de son enseignant: «dessine une baie ici». ,a. Fig. 2 Moja «Berry» En réponse à la question «dessine une baie ici», Moja choisit un feutre orange et traça ce dessin. Elle répondit ensuite de façon appropriée aux questions qui lui demandaient de nommer à la fois l'artiste et le thème, ainsi : Question, «qu'est- ce que c'est ?» Réponse «Herbe», question «qui a dessiné ça ?» Réponse «Moja» (Gardner & Gardner, 1978, p. 72). Images d'hommes et de singes 27 Dans la mesure où une question invite à la production d'une réponse, y compris avec des singes, on peut critiquer la valiclité de la nomination obtenue. Cette prati- que, rappelons-le, est abondante chez les humains, les adultes ne cessent de poser de telles questions aux jeunes enfants. Ce faisant, ils obtiennent à la fois une ré- ponse locale et l'enregistrement d'une procédure sémiotique de référenciation. De questions en questions l'enfant apprend qu'un dessin renvoie à un monde de réfé- rences. Cette procédure, très orientée vers la production d'icônes, d'objets, modé- lise à terme la production graphique. (e.g. Golomb, 1992 20, Darras, 1996 2 1.). En ce qui concerne Moja, il est tout à fait possible de considérer que la question a induit la réponse. Le dessin lui-même étant peu identifiable par ses qualités figura- tives, la réponse guide l'interprétation . TI reste que, spontanément d'abord, puis à la demande, Moja construisait un lien entre sa production graphique et les mots qu'elle signait. Kathleen Beach, Roger Fouts et Deborah Fouts (1984) 22 relatent une expé- rience très étonnante qui se déroule cette fois avec Washoe, la surdouée des chim- panzés. Washoe aime dessiner dessine abondamment et labélise aussi ses dessins. Ceux qui portent le même no~ ont des caractéristiques saillantes communes, mais peuvent exister sous différents «types». Washoe dessine des fleurs, des fruits, des chiens, des chats, des oiseaux, etc. Le 12 juin 1983 lors d'une séance peu productive, l'expérimentateur dessina pOur Washoe un chien et un chat, celle-ci ne les identifia pas. L'expérimentateur produisit deux autres dessins dans le style de Washoe cette fois, bien que le dern.ier dessin intitulé «chien» par Washoe soit ancien d'un an et demi, Washoe reconnut immédiatement les motifs et les déclara «chat» et «chien». La persistance de la référence témoigne ici de la solidité de la dimension sé- miotique engagée. Peut-on conclure que le signe est véritablement iconique et même figuratif? Dans le cadre d'une approche peircéenne du signe, on peut au moins accepter que le lien, et sa persistance témoignent d'une convention, donc de la production d'un symbole dont l'objet n'est pas nécessairement celui auquel nous renvoyons. En d'autres termes, le signe produit par Washoe ne serait pas nécessairement une convention renvoyant à une quelconque idée de chien. Le signe graphique et sa nOmination ne seraient qu'une production signifiante de type arbitraire. L'équiva- lent d'un nom propre relatif aux dessins du même type. Le fait que ce «nom propre» soit aussi utilisé pour nommer par ailleurs des perceptions de chiens, réels cette fois, n'est pas suffisant pour infirmer notre hypo- thèse. Les signes étant toujours contextualisés, le «chien - nom propre» serait atta- ché à la nomination de certaines configurations graphiques, alors que dans des Contextes différents le même signe servirait effectivement à nommer l'animal. Cette hésitation sémiotique est tout aussi valide dans .le cas de l'interprétation des premiers dessins enfantins labélisés spontanément ou sur demande. En restant dans la garnrne sémiotique des symboles, il est aussi possible de concevoir que ce signe arbitraire renvoie bien à l'idée de chien. Rien n'interdit 28 Distances dans les arts plastiques cette hypothèse. Les mots eux-mêmes fonctionnent ainsi. A l 'exception des ono- matopées, rien de directement iconique ne rattache le son, la graphie, ou le signe à la forme visuelle de l'objet. Moja comme Washoe ont ainsi appris à signer. Il est donc possible d'envisager une telle production signifiante arbitraire. Peut-on dépasser ce stade du fonctionnement symbolique et envisager une interprétation en terme d ' icônes d'objets? En d'autres termes, peut-on considérer que la production graphique nommée par Washoe, Moja ou un jeune enfant a bien une dimension figurative? Il faut, pour accéder à une telle interprétation, considérer que les catégories cognitives de l'homme et du singe éduqué sont de compositions identiques. Il faut pour cela considérer que les mêmes aspects du monde sont pertinents dans les deux espèces et que ces aspects produisent des traits cognitifs pertinents équi- valents. Enfin il faut que ces traits pertinents trouvent à se convertir dans des manifestations (graphiques et picturales) de même configuration, ou à tout le moins identifiables comme telles. Cette triple condition étant assurée, il serait possible de conclure à la présence de signes iconiques figuratifs. Ces signes pou- vant être des icônes d 'aspects visuels selon nos conventions du réalisme optique (Darras, 1996). Devant les dessins de Washoe et Moja il ne semble pas que les con- ditions d'identification soient immé- diatement remplies . Si certaines composantes peuvent être prélevées pour constituer une configuration identifiable, de nombreux éléments paraissent hétérogènes et nuisent à la cohérence du signe que notre in- terprétation tente de former. Faut-il pour autant leur refuser la dimension d'icône et d'icône d'objet? Le dessin suivant est difficile à identifier, il a été produit par un .en- fant de 2 ans et 9 mois. La verbali- sation a favorisé le déchiffrage et l'attribution au monde des icônes d'objets. Pour l'enfant la partie basse est une maison, elle est surmontée d'une cheminée et de sa fumée. Fig. 3 Quentin, 2 ans 9 mois. fumée cheminée maison Images d'hommes et de singes 29 Il est aussi possible de considérer que lessinges ne traitent pas les mêmes attri- buts que les humains, ou qu'ils ne les convertissent pas selon les dispositifs graphi- ques que l'histoire des images a forgés. En imagerie enfantine, la labélisation est un élément constitutif du dispositif de communication. Nous savons tous que les communications verbales ou graphi- ques des jeunes enfants ne sont le plus souvent identifiables que par leurs proches. Eux seuls savent exploiter toutes les informations contextuelles. Ils maîtrisent par ailleurs les compétences nécessaires à la discrimination des informations pertinentes, et connaissent d'expérience les champs référentiels susceptibles d'être convoqués. Ce que nous considérons comme valide chez les humains, devons-nous le refu- ser au singe? Expérimentation systémique de la figuration Afin d'observer, de façon systématique cette fois, les productions «figuratives» de chimpanzés, Roger Fouts et ses collaboratrices ont mis en place une série d 'ex- périences avec Moja, alors âgée de Il ans. Moja fut soumise à un test de dessin à consigne comprenant diverses modalités d'observation. Après une séance de pré-test destinée à déterminer si elle acceptait de dessiner certains objets, six d 'entre eux furent retenus, une brosse, une tasse, un ballon, une banane, une pomme et une chaussure. Six sessions eurent lieu en octobre et novembre 1982. Moja dessina avec des crayons pastels blancs sur des feuilles noires, et pour la dernière session, . elle disposa d'un crayon noir et de papier blanc. Le protocole expérimental variait en fonction de l'hypothèse suivante: dans la mesure où les dessins de baies ou de fleurs correspondaient à un type graphique relativement stable telles qu'une forme ronde pour une baie ou une structure ra- diale pOur une fleur, Roger Fouts voulu tester l'incidence de la présentation de stimuli apportant des informations en nombre croissant. Le protocole général suivant fut établi : dans un premier temps, on demanda vocalement de dessiner un item, par exemple «Moja, draw a bana,na», dans un second temps la consigne fut exprimée à la fois en anglais et en ASL. La troisième fois, l'anglais, l'ASL et un dessin en silhouette furent présentés à Moja, lors de la quatrième expérience le dessin fut remplacé par une diapositive, dans la cinquième par l'objet lui-même, lors de la dernière expérience, en plus de l'objet, Moja pou- vait assister au traçage du dessin par l'expérimentateur. Après chaque dessin de Moja on lui demandait de signer ce qu'elle avait dessiné. 30 Distances dans les arts plastiques Fig. 4 Moja: «Balle» « Brosse» «Tasse» «Des schémas 23 étaient apparents dans les dessins de Moja concernant la brosse, la tasse et le ballon . En revanche, les dessins qu 'elle réalisa pour la banane, la chaussure et la pomme n 'accédèrent pas à ce niveau, quant aux informations per- ceptives ajoutées à chaque nouvelle sess ion, elles n'eurent aucu n effet apparent sur les réponses dess inées de Moja» (p. 4). Examinant les dessins de Moja, Kathleen Beach, Roger et Deborah Fouts dis- tinguèrent tout d 'abord une grande ressemblance des motifs utili sés pour la tasse, la brosse et le ballon. Alors que les réponses pour la pomme, la banane et la chaussure ne manifes- taient pas de telles constances. Indépendamment de tout phénomène de ressemblance externe, la répétition de certaines réponses témoigne en faveur d'une organisation de l'action et d'un programme graphique correspondant à la sollicitation. Dans le cadre de l'hypothèse figurative, deux observations méritent d'être dé- veloppées. La première concerne les contours et la seconde la convergence des attributs fi guratifs . Force est de constater que les dessins de Moja ne procèdent pas par délinéation d'un contour. Ceci montrerait que la silhouette des objets n'est pas considérée comme un élément dominant du processus de représenta- tion, ou que ce codage n'est pas acquis. Pour les humains, le dess in du contour est un procédé dominant notamment dans la production du dessin . TI n'est cependant qu'une acquisition relativement tardive de la petite enfance (e.g. Wolf, 1988 24, Darras 1996). Une fraction des gribouillages enfantins est aujourd'hui considérée comme attribuable à des figu- rations sans contour. Pour qu'un dessin soit interprétable, il lui faut généralement posséder un cer- tain nombre d'informations organisées en faisceau convergent. Ainsi que nous le verrons, le fonctionnement par assemblage d 'attributs est une caractéristique de base du dessin des humains. Les productions de singes ne sont pas très explicite- ment lisibles sur ce point. Revenons aux dessins de Moja, la constance et la persévérance dans les répon- ses, permettent de décréter qu'une régularité et par conséquent une règle est à l'oeuvre. Images d'hommes et de singes 31 Moja est donc capable de répéter un acte graphique et de l'associer à une solli- citation. La relative robustesse du motif dans le temps plaide en faveur de l'hypo- thèse d'un schéma. La question suivante porte à nouveau sur la valeur référentielle elle-même. Accrocher systématiquement un acte graphique à une demande peut fort bien relever d'une forme de dressage. Ici, Moja aurait en quelque sorte spontanément considéré que l'attente des chercheurs portait sur la réédition d'un certain acte. Les chimpanzés éduqués sont, bien évidemment, fréquemment sollicités et ont fatalement compris qu'on attendait d'eux le témoignage de leur apprentissage. Les récompenses et gratifications, ainsi qu'une tendance à la coopération, les in- clinent donc à rééditer les comportements attendus. Ici, les conditions de l'expérience sont telles que Moja devait repérer le trait commun à chacune des sessions pour déterminer que la demande portait bien sur la même chose: le dessin de l'objet. Si Son comportement avait été totalement aléatoire, les 36 séances auraient engendré une variété de productions équivalente à ses productions spontanées. La répétition de trois motifs, correspondant systématiquement à leur sollicita- tion , plaide donc en faveur d'une saisie de l'identité de la tâche et ce en dépit des variations. La réédition ayant fonctionné de façon adaptée à la sollicitation dans 21 cas sur 36 25 , il est possible d'avancer que Moja a repéré l'élément central de la demande, et qu'elle a élaboré pour cet élément une réponse réitérée. Trois objets (ou plus prudemment trois situations) ont produit une forte récur- rence des réponses, deux autres ont obtenu un score faible, le dernier est resté ouvert. Il est donc possible de conclure que Moja a bien produit des «types». Peut-on maintenant passer à l 'étape supérieure et considérer en accord avec Kathleen Beach, Roger Fouts et Deborah Fouts que ces types sont des schémas? Le concept de schéma requiert un processus de référenciation et de sélection d'attributs. Kathleen Beach, Roger Fouts et Deborah Fouts identifient ainsi les attributs correspondants aux motifs de la brosse, de la tasse et du ballon. Selon eux, des caractéristiques visuelles statiques sont manifestées dans le dessin de la tasse et de la brosse. Pour le ballon ce sont des caractéristiques visuelles, dynamiques et d'usage qui sont «repérées». Selon les chercheurs, tous les dessins de brosse (à l'exception d'un seul) sont Constitués d'un motif composé de série de traits verticaux coupés par une série de traits horizontaux. Le motif de la tasse est composé d ' une série de traits serrés sensiblement de même taille et disposés en éventail vertical. Le test du ballon engendre six dessins en zigzag centrés dans la page. Pour les chercheurs, Moja a bien développé des concepts visuels pour la brosse, la tasse et le ballon, ce qu'elle n 'a pas fait pour les autres items, de plus les traits de son dessin renvoient à des attributsde l'objet montré. 32 . Distances dans les arts plastiques Un observateur non informé des conditions expérimentales serait bien en peine de reconnaître dans les dessins, une tasse, une brosse et à plus forte raison un ballon. Les questions posées plus haut et les hypothèses que nous avons dévelop- pées restent donc sans confIrmation. Avons-nous cependant accumulé suffisamment d'éléments pour franchir le Rubicon séparant les capacités sémiotiques des deux espèces? Nous avons vu que les singes comme les humains reconnaissent des images instrumentales; nous savons que ces images fournissent des informations exploi- tables pour guider des actions futures. Et nous avons montré combien les singes sont très sensibles aux dimensions plastiques des supports. Les expériences des Premack ont montré que les singes étaient capables de sélectionner les composants figuratifs d'un objet et qu'ils pouvaient les reconfigurer dans un ensemble cohérent. Nous avons même vu Sarah créer une nouvelle con- figuration en détournant des signes ou des objets de leur usage ordinaire. EnfIn Moja et Washoe nous ont montré qu'elles étaient capables de nommer, spontané- ment ou à la demande, leurs productions graphiques. Productions graphiques stan- dardisées au point d 'engendrer des types graphiques systématiquement nommés avec les mêmes labels. Enfin, la comparaison avec les productions humaines nous a montré que des processus socio-sémiotiques de même nature étaient observables dans les deux ' espèces. Chez l'homme on n'hésite plus à considérer ces productions comme des ima- ges figuratives, pour le singe un doute plane encore. Le véritable problème posé est de savoir si nous avons à faire avec une analo- gie de surface ou si nous sommes en face d'une homologie. C'est-à-dire d'une identité des lois. Sur ce point et en dépit des exemples accumulés le doute persiste. Oserons-nous franchir le cap et, comme A. & D. Premack, R. & B. Gardner, R. & D. Fouts ou K. Beach, reconnaître dans les productions de Sarah, Moja et Washoe des signes iconiques ? Dans l'état actuel de nos recherches, nous manquons de preuves décisives. Nous ne savons pas par exemple si une configuration labélisée peut être décom- posée en parties elles-mêmes nommables, ce qui fut le cas du commentaire des parties de la maison. TI reste donc à explorer la dimension syntaxique des pro- ductions des singes nommant leurs dessins. Si la nomination des parties est pos- sible, nous pourrons considérer que les images sont bien des collections d'attri- buts renvoyant à des résumés cognitifs et que la dimension iconique est effective. En attendant ce type de vérification, il nous semble cependant possible de considérer que les productions de Moja et Washoe ont de fortes chances d'être des images. Images d'hommes et de singes 33 NarES 1 I?e Waal, F. (1995). La Politique du Chimpanzé, Paris, Odile Jacob. 2 PICq, P. (1996) La Préhistoire de la Communication, Mei, 4 . 3 Dasser, V. (1987) «Slides of Group Members as Representation of the Real Animais» (Macaca Fascicularis). Ethology, 76, pp. 65-73. 4 Dasser, V. (1988). «A social concept in Java» Monkeys Animal Behaviour, 36, p. 255. 5 A~bert le Grand, (1960) Liber de Natura Locorum, 1,1 p. 529. Cf. B. Nardi, La ~otnna d'Alberto Magno sull' lnchoatioformae, in Studi difilosofia mediavale, Edizioni dl Stori~ e Letteratura, Rome, pp. 69-101. 6 «Le heu est un principe actif d'engendrement». . 7 Schapiro, M. (1969). «On sorne Problems in the Semiotic ofVisual Art, Field and Vehicle in Image-Signs», Semiotica, l, 3, pp. 223-242. 8 Lenain, T. (1990). La Peinture des singes, Paris, Syros Alternatives p. 49. 9 Kohts, N. (1935). InfantApe and Human Child, Moscou, Scientific Memoirs of the Museum Darwinium. la Nous utilisons ici volontairement l' information comme opérateur d'ordre et d 'or- ganisation. g_~~ras, B. & Kindler, AM. (1993), «Emergence de l'Imagerie», Mscope, 6, pp . . 12 Kindler, M.A & Darras, B. (1994). Artistic Development in Context : Emergence and Development of Pictorial Imagery in the Early Childhood Years, Visual Arts Research, Vol. 20, n° 2, pp. 1-13. 1~ Savage-Rumbaugh, E. S., Murphy, J., Sevcik, R.A, Braakke, K.E., WilJjarns, S.L., Rlmbau~h, D. (1993). Language Comprehension in Ape and Child,. Monographs of the SocIety for Research in Child Development, 233, 58, pp. 1-221 (C ité par D. Lestel (1995) pp. 145-148. 1,4 yauclair, J. (1987). «Les Fonctions de communication et de représentation chez 1 animal, Psychologie, Paris, Encyclopédie de la Pléiade. pp. 92-122. 15 Vauclair, J. (1992). L'Intelligence de l'Animal, Pari ,Le Seuil. 16 Lestel, D. (1995). Parole de singe, Paris, éd. La Découvert~. 17 Premack, A & D. (1975). «Le Pouvoir du mot chez les chimpanzés», La Recher- che, n° 61, pp. 918-925. 18 ~a:~ner, R.A. & Gardner, B.T. (1978). «Comparative Psychology and Language AqUISltIOn», Annals of the New York Academy of Sciences, 309, pp. 37-76. 19 La technique du moulding consiste à modeler directement sur les mains des chim- f,anzés l~s gestes d 'ASL à effectuer. Cette technique est aujourd'hui étendue pour apprentissage manuel des jeunes aveugles. 20 Golomb, C.( 1992). The Child Creation of a Pictorial World, Berkeley, Los Ange-1es, Oxford, University of California Press .. 1 Darras, B. (1996). Imagerie initiale, ParIS, ESF. 22. Beach, K., Fouts, R., et Fouts, D., (1984). Representational Art in Chimpanzees, ~rzends OfWashoe, Vol. 3 (4), pp. 2-4. '" . , . 3 Roger Fouts fait référence au concept de «schéma» tel qu II est utIlIse par Victor Lowenfeld (1964). 24 Wolf, D. (1988) «Drawing the Boundary : the Deve10pment of Distinct systems for Spatial Representation in Young Children», in Stiles-Davis, J. Kritchevsky, M. & Bellugi, U. (Eds), Spatial cognition: Brain bases and development Hillside, NJ : Erlbaum, pp. 231-245. 25 Voici la proportion de schémas identiques par rapport au nombre de séances : les tests de la brosse ont engendré 5 réponses identiques sur 6, la tasse 6/6, le ballon 6/6, la pomme 2/6, la banane 2/6, la chaussure 0/6. . Les figures 1 & 2 sont extraites de Gardner & Gardner (1978). La figure 4 est extraite de Beach & Fouts (1984). Nous remercions particulièrement Roger Fouts et Jacques Vauclair pour leurs conseils. Distances dans les arts plastiques Cet ouvrage présente les textes des communications prononcées les 2 et 3 décembre 1995, à l'I.U.F.M. des Antilles et de la Guyane, lors du colloque organisé par le Centre de recherches en esthétique et arts plastiques (C.E.R.E.A.P.), sur le thème «Distances». Ce thème renvoie ici aux questions de la production de l'œuvre, de la crédibilité de l'image, du discours sur l'image (le discours critique). Cette recherche, qui n'a pas pour ambition d'être exhaustive ni d'épuiser le sujet, met le référent, son appropriation et la production artistique au cœur de la réflexion. Dans les différents textes proposés, la distance est interrogée comme altération, oblitération, dissimulation, mutation, trangression, falsification, norme à enfreindre, éloignement, etc. Présentant des approches esthétiques, critiques, histori- ques ainsi que des démarches d'artistes, cet ouvrage témoigne de la recherche vivante entreprise par les chercheurs du C.E.R.E.A.P., rejoints à l'occasion de ce colloque par des ensei- gnants de l'université de Paris 1. Textes de : Hervé Bacquet, Dominique Berthet, Christian Bracy, Ernest Breleur, Jean-Pierre Brigaudiot, Lise Brossard, Eliane Chiron, Bernard Darras, Hugues Henri, Scarlett Jésus, Frédéric Leval, Jean Montoya, Mireille Mousnier, Jeanne Oussane-Piton, Bernard Piton, Claudine Roméo et Gérard Wormser. 1 9 a Code C.T.I.: 972 B0095 Réf. 75501993/ Prix: 120 F Couverture: Illustration de Ernest Breleur, Arles, 1994.
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