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Deleuze - philosophie et cinéma

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06/05/2019 Pierre Montebello, <em>Deleuze philosophie et cinéma</em>
www.cndp.fr/magphilo/index.php?id=141 1/3
Deleuze, philosophie et cinéma
 
Pierre Montebello, Paris, J. Vrin, « Philosophie et cinéma », 2008
Agrégé de philosophie et professeur de Philosophie moderne et contemporaine à l’université de Toulouse Le Mirail, Pierre
Montebello y dirigea le département de philosophie de 2004 à 2008. Il a d’abord axé ses recherches sur la pensée de
Maine de Biran puis sur celle de Nietzsche. Ses travaux se prolongent aujourd’hui sur les écrits de Ravaisson, de Gabriel
Tarde, d’Henri Bergson1, et plus particulièrement sur ceux de Gilles Deleuze.
 Lecteur, entre autres, de Kant, de Nietzsche (Nietzsche : la volonté de puissance – 2001) et de Bergson, tout comme le fût
Deleuze (Le Bergsonisme - 1963), Montebello inscrit assez naturellement ses réflexions dans la continuité de la pensée
deleuzienne. Nietzsche et Bergson ont comme dénominateur commun leur approche de la vie, visant à faire une
métaphysique qui défend un retour à la vie, métaphysique en rupture avec celle de la Grèce ancienne. C’est depuis cet
intérêt pour la vie que peuvent se lire les écrits de Pierre Montebello.
 Dans un autre essai, Deleuze - La passion de la pensée (2008), il aborde la contribution de Deleuze à la revivification de la
philosophie contemporaine. Dans la présente étude, Montebello propose une relecture du travail de Gilles Deleuze sur le
cinéma. Il poursuit sa recherche en focalisant ici son regard sur deux ouvrages de Deleuze : L’image-mouvement. Cinéma
12 et L’image-temps. Cinéma 23. Deux ouvrages formant un essai sur le cinéma qui, en définitive, en disent plus sur la
philosophie que sur le cinéma lui-même. Montebello recentre le travail de Deleuze en montrant que, davantage qu’un
regard philosophique sur le cinéma ou cinématographique sur la philosophie, l’approche de Deleuze est avant tout un
travail de philosophe.
 Deleuze ne cherche donc pas un message philosophique dans le cinéma, il ne se veut tout simplement ni un théoricien ni
un historien du cinéma. Il se sert du cinéma comme un support pour le déploiement de sa pensée. « Chez Deleuze, le
cinéma est l’art qui, par excellence, lui permet de réexaminer les rapports entre matière, automatisme et pensée, et
d’évaluer la spécificité de la philosophie »4. Il n’est donc pas étonnant de le voir se saisir du cinéma pour mieux
appréhender la philosophie. Il n’en demeure pas moins que c’est avant tout à travers l’influence d’Henri Bergson (Matière et
mémoire – 1896) que Deleuze va développer ses théories sur le cinéma, mais aussi par les réflexions de Gilbert Simondon
sur la modulation de la matière5. Les thèses développées par Deleuze sont essentiellement bergsoniennes mais Deleuze
les pousse jusqu’au paradoxe (l'impensable comme ce qui ne peut être que pensé), « Cinéma 1 et Cinéma 2 constituent
sans aucun doute la plus profonde utilisation du bergsonisme, mais à des fins qui dépassent le bergsonisme » (p. 134).
 Concernant l’intérêt de Gilles Deleuze pour le cinéma, cet art unique à bien des égards, il est à noter qu’une des raisons,
très factuelle, de cet intérêt deleuzien n’est pas souvent évoquée. Pour cela, il faut rappeler le contexte universitaire du
travail de Deleuze. En effet, à l’université Paris 86, la philosophie fait partie de l’UFR d’Art et de fait côtoie la danse, le
théâtre, les arts plastiques, le photographie et bien évidemment le cinéma. C’est dans cette université que le cinéma est
devenu une discipline universitaire en France, discipline avec laquelle Gilles de Deleuze a entretenu d’heureuses
collaborations7. Sans évidemment en être la principale explication, cette proximité universitaire avec le cinéma, due à des
aléas historiques, administratifs et personnels liés à la construction de cette université, a certainement participé à l’intérêt
certain de Deleuze pour le grand écran.
 Si Montebello s’interroge sur la vision deleuzienne à propos de ce qui unit philosophie et cinéma, pour autant, il n’est pas
question pour lui de faire l’exégèse du travail de Deleuze en la matière, mais de se concentrer sur un des abords du couple
cinéma-philosophie entrepris par le père de l’Anti Œdipe. En effet, l’auteur avertit qu’il fait le choix de ne pas traiter certaines
réflexions engagées par Deleuze, comme celle de la classification de l’image cinématographique ou celle du signe, par
exemple8, mais bien sur celle, centrale, de la corrélation entre mouvement, image et temps. Au cœur de ce triptyque, ou
plutôt de ce double diptyque (image-mouvement et image-temps), se niche le lien entre cinéma et philosophie ; ou plutôt,
comment le cinéma permet de mieux comprendre la philosophie, de mieux comprendre comment peut se dire le réel par la
création de concepts, travail essentiel du philosophe pour Deleuze.
 Il y aurait donc une nature cinématographique au cheminement de la pensée philosophique, en ce sens qu’il n’y aurait pas
d’autres alternatives que le séquençage et la sélection des images qui nous entourent pour appréhender la réalité en
mouvement. Même si Deleuze pense l'autonomie de l'art, de la science et de la philosophie, il n’en demeure pas moins que
cinéma et philosophie, étant placés dans la même tradition de pensée, s’insèrent dans un continuum de mode
d’entendement du monde, « [ils] ont pour objet la puissance du mouvement dans l’univers et dans la conscience, l’un à
travers les images, l’autre à travers les concepts » (p. 10). Deleuze s’ingénie à construire une passerelle entre cinéma et
philosophie8. C’est véritablement de méthode philosophique dont il s’agit ici, le cinéaste à l’œuvre donne sa vision du réel
par son art, tout comme le philosophe entreprend son travail en pensant le monde du point de vue de sa propre expérience.
Mais le cinéma ne serait pas une bonne méthode pour la philosophie car le septième art n’a pas la capacité à dire toutes
les nuances du monde.
 Le cinéma est une tentative de restitution du réel par la création, traduite dans un mouvement qui n’en est pas un. Plutôt
qu’un mouvement, il s’agit d’une succession d’images fixes, de photogrammes défilant invariablement au rythme de vingt-
quatre images par secondes. Cette tentative de restitution du réel est donc l’artifice du cinématographe. Cet indispensable
séquençage du temps en rythme et du mouvement en images, que le cinéma (s’)impose, nous montre la difficulté à saisir et
dire le temps, forcément passé, et le mouvement sans s’imposer un cadre de compréhension forcément réducteur mais
nécessaire. Et comme le cinéma, la philosophie se heurte à la même difficulté à dire le réel dans sa complétude et sa
complexité. Jusqu’à maintenant, la philosophie aurait procédé de la sorte. Le philosophe saisit par son œil, comme par un
objectif, des clichés cadrés du monde qui l’entoure. Il ne faut pas comprendre cette perception comme le résultat d’une
mécanique biologique. Pour Bergson, l’esprit existe par lui-même, il est distinct du corps, en ce sens qu’il n’est pas le
produit de l’activité mécanique du cerveau ; le cerveau est plutôt l’outil dont se sert l’esprit. L’esprit n’appréhende pas le tout
06/05/2019 Pierre Montebello, <em>Deleuze philosophie et cinéma</em>
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Jean-Raphaël Bourge
qui l’environne, mais n’en retient que les images utiles à son cheminement. Et ces images ne sont pas exactement les
mêmes que celle de la réalité tangible. Pour autant, la perception ordinaire n’ajoute rien à la totalité des images qui nous
entourent, mais elle sélectionne celles qui lui sont nécessaires parmi la totalité des images et soustrait dans le même temps
celles qui n’intéressent pas notre action. Et cette sélection ne peut se faire qu’à l’aune de notre propre expérience au
monde. Le montage des plans et des séquences cinématographiques relèverait de la grammaire de l’esprit dans sa
dimension créatrice. Le cinéma créé sa proprevision du réel : « Le cinéma est une manière de faire un univers » (p. 27). Le
montage, détermination du tout, selon la définition de Bergson, prend trois formes distinctes : alternances des parties
différenciées, alternances des dimensions relatives, et alternances des actions convergentes. Pour Deleuze, il existe quatre
sortes de montage : le montage organique de l'école américaine, le montage dialectique de l'école russe, le montage
quantitatif de l'école française d'avant-guerre et le montage intensif de l'école expressionniste allemande.
 Avec les concepts d’image-mouvement et d’image-temps empruntés à Bergson, Deleuze révèle les mécanismes mis en
œuvre par le cinématographe, sans pour autant réduire sa pensée à une vision mécaniste de l’histoire du cinéma. Assez
simplement, on pourrait définir l’image-mouvement comme l'image en tant que témoin du mouvement et l’image-temps
comme l'image en tant que témoin du temps qui se déroule. L’image-mouvement qui se base sur le schème sensori-moteur
(l’action entraine une réaction) est historiquement attachée au début du cinéma. L’image-mouvement s’inscrit dans un ordre
logique. Lors d’un champ-contrechamp entre deux interlocuteurs qui devisent, on n’a pas le choix dans la sélection des
plans et de leur montage : ils sont définis, de fait, par les interventions des personnages. La question est invariablement
suivie de la réponse. En revanche, l’image-temps s’inscrit dans la réflexion pure. Le cinéma néoréaliste italien peut alors se
voir comme introduisant une disjonction avec l’image-mouvement par l’émergence de l’image-temps, ce que poursuivra la
Nouvelle Vague en France. Deleuze pense qu’après la Seconde Guerre mondiale, le principe d’action-réaction de l’image-
mouvement n’est plus suffisant pour dire la complexité de la guerre. La rupture insurmontable avec l’habitude amène
l’image-temps, telle que la montre la scène emblématique dans Europe 51 de Roberto Rossellini, où une femme se heurte
à la vision de condamnés en passant devant l’usine ; submergée par cette vision, elle ne peut se résoudre à poursuivre son
chemin comme habituellement. « Les personnages n’étant plus en situation d’agir sur le monde en deviennent les
spectateurs tandis que le monde se transforme en spectacle » (p. 100). Le temps saisi par le cinématographe est forcément
passé, le cinéma n’est pas en mesure de dire le présent qui lui échappe ; au mieux, il dit le passé au présent. En effet, si le
temps n’a de cesse que de revenir sur lui-même, et de créer une mémoire alors qu'il passe, ce que nous montrent alors le
cinéma relève de la mémoire.
Se distançant encore plus du support cinématographique que ne le fit Deleuze, Montebello met l’accent sur l’essence
même de la réflexion paroxysmique deleuzienne sous influence bergsonienne sur la philosophie et le cinéma : mouvement
et temps. Ce qui lui permet de mieux montrer les sept paradoxes qui s’en dégagent, repris et résumés en conclusion de son
opuscule (p. 131-134). Les sept paradoxes que décompte Montebello sont, dans l’ordre : l’imperceptibilité comme condition
du perceptible ; l’invisible comme condition du visible ; la contemporanéité du passé avec le présent ; la subjectivité ne
temporalise pas, c’est elle qui est temporalisée ; l’intériorité du temps qui ne peut être intériorisé ; l’intemporel comme
condition du temporel et l’être n’est pas vrai, c’est le devenir qui défait la vérité à chaque instant.
 Il ne faut pourtant pas voir dans cette conceptualisation la volonté d’une classification chronologique du cinéma en
différents mouvements cinématographiques, l’image-mouvement et l’image-temps pouvant se rencontrer dans un même
film. D’ailleurs, Deleuze ne s’arrête pas à ces deux « images » principales pour étayer sa théorie, il développe également
des subdivisions avec l’idée d’image-affection, d’image-action, d’image-pensée, d’image-souvenir, d’image-crystal (p. 114-
120), d’image-matière. Il faut dire que la pensée de Deleuze est très riche et complexe et un petit ouvrage comme celui-ci
réussit la gageure de restituer de manière concise l’essentiel des théories deleuzienne sans en dénaturer le propos. En
revenant sur la pensée de l’auteur de L'Évolution créatrice, influence essentielle de Deleuze, Montebello propose ici une
lecture qui met en cohérence les deux ouvrages emblématiques de Deleuze sur le cinéma. En effet, il faut noter que
Deleuze, particulièrement dans ces deux ouvrages, mêle sans cesse les problèmes abordés, passant sans raisons
apparentes de présentations plutôt formelles (typologie d'images…) à de longues analyses historiques ; en outre, le
contenu des chapitres ne correspond pas toujours à ce qu’annonce leur titre. En quelque sorte, Montebello vient donc
remettre de l’ordre dans l’expression de la pensée deleuzienne. Enfin, si Pierre Montebello entreprend de retraduire la
pensée de Deleuze sur le cinéma avec une maestria certaine, on pourra cependant regretter qu’il ne cherche pas à rendre
plus accessible, sans pour autant trop les vulgariser ou les dénaturer, des concepts difficilement compréhensibles pour des
lecteurs néophytes.
 
 
 
Jean-Raphaël Bourge est Doctorant en Science politique, ATER à l’université Paris 8
1 Pierre Montebello est membre de la Société Bergson depuis 2006.
 2 L'image-mouvement. Cinéma 1, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1983, 298 p.
 3 L'image-temps. Cinéma 2, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1985, 378 p.
 4 Suzanne Hême de Lacotte, « "L’image de la pensée" ou comment le cinéma nous aide à fonder de nouveaux présupposés philosophiques », in : Réda
Bensmaïa (Dir.) Deleuze et le cinéma. Prolégomènes à une esthétique future ?, Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film
Studies, Volume 16, numéro 2-3, printemps 2006, p. 55
 5 On pourra lire à ce propos l’article de Pierre Montebello, « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 
2006/3 Tome 131, p. 279-297.
 6 Née après mai 1968 et d’abord nommée Centre universitaire expérimental de Vincennes, l’université dionysienne fût un véritable laboratoire d’idées dont
Deleuze fût un des principaux acteurs.
 7 On peut retrouver de nombreux enregistrements et retranscriptions des cours donnés par Gilles Deleuze sur le site de l’université Paris 8, et notamment
les cours où il a développé ses théorie sur le cinéma : Cinéma/Image-Mouvement - 1981/1982 ; Cinéma : une classification des signes et du temps -
06/05/2019 Pierre Montebello, <em>Deleuze philosophie et cinéma</em>
www.cndp.fr/magphilo/index.php?id=141 3/3
1982/1983 ; Cinéma/Vérité et temps - La puissance du faux - 1983/1984 ; Cinéma / Pensée - 1984/1985. www2.univ-paris8.fr/deleuze/
 8 L’idée de « passerelle » est une thèse développée par Suzanne Hême de Lacotte, Deleuze, philosophie et cinéma, l'Harmattan, Paris, 2001.

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