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Arthur Danto ou l'art en boîte Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Agnès BESSON, Lou Andreas-Salomé, Catherine Pozzi. Deux femmes au miroir de la modernité, 20 I O. Philippe DEVIENNE, Penser l'animal autrement, 2010. Claire LE BRUN-GOUANVIC, Suite de l'admonition fraternelle à Maresisus de Jan Amos Comenius. Traduction française annotée de Continuatio fraternae admonitionis comenii ad maresium, 2010. Michèle AUMONT, Dieu à volonté: ultime confidence d'Ignace de Loyola dans le Récit, 2009. Jean-Louis BISCHOFF, Les spécificités de l'humanisme pascalien, 20 IO. Cécile VOISSET-VEYSSEYRE, Des amazones et des femmes, 2010. Nathalie GENDROT, L'autobiographie et le mythe chez Casanova et Kierkegaard, 2009. Louis-José LESTOCART, L'intelligible esthétique, 2010. Salvatore GRANDONE, Mallarmé. Phénoménologie du non- sens,2009. Jean REAIDY, Michel Henry, la passion de naître. Méditations phénoménologiques sur la naissance, 2009. Dominique NDEH, Dieu et le savoir selon Schleiermacher, 2009. connaissance Mélissa ThériauIt Arthur Danto ou l'art en boîte t H1t/L f.arnlattan @ L'HARMATTAN, 2010 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN: 978-2-296-11410-4 E~:9782296114104 REMERCIEMENTS MENER À BIEN la publication de son premier livre est une tâche aussi excitante qu'éprouvante... surtout pour l'entourage de l' auteure! J'aimerais par conséquent remercier les nombreuses personnes qui m'ont appuyée tout au long de ce processus. Ma reconnaissance va d'abord à Steve Martin et à Simone Pelletier pour la révision linguistique. Merci également aux nombreuses personnes ont contribué à ce projet par le biais de leurs conseils et mots d'encouragement, ainsi qu'à celles qui ont bien voulu partager leur expérience et leur savoir pour que je puisse arriver au meilleur résultat possible. Je tenterai ici une liste non exhaustive: Christian, David, Geneviève, Luc, Marie-Noëlle, Mariève, Natacha, Nigel, Sophie, Steve, Steve, Steve, Suzanne. Merci à « mes» familles (celle qui est 100% bio et celle qui s'est génétiquement modifiée à partir de ces années passées à l'UQAM!). INTRODUCTION Quand l'art nous met en boîte... ou presque! SOYEZ HONNÊTE, la situation suivante vous est probablement déjà arrivée: vous êtes dans un musée ou une galerie, vous arrivez face à un objet qui n'a rien de beau, rien de spécial. L'incompréhension vous submerge, vous vous laissez aller à une pointe d'exaspération et vous vous dites: « C'est de l'art, ça?! » Ça y est: vous êtes tombé dans le piège tendu par l'artiste. Même le spécialiste ou le connaisseur aura, un jour ou l'autre, cette réaction tout à fait normale. L'éclatement des règles de la production de l'art déstabilise notre rapport aux oeuvres depuis que des objets ordinaires sont extirpés de leur banal contexte d'usage pour être exposés, scrutés et détournés de leur vocation première. Il est donc parfaitement légitime de se demander parfois - comme nous le faisons tous - ce qu'ils font là. Le philosophe Arthur C. Danto s'est posé la même question en 1964 à la Stable Gallery devant une œuvre d'Andy Warhol, les célèbres Boîtes Brillo. La réponse à cette question a mené à la publication d'un ouvrage qui a marqué la philosophie de l'art du vingtième siècle, The Transfiguration of the Commonplace, traduit en français en 1989 sous le titre La transfiguration du banal. *** 9 Les bouleversements dans la pratique artistique du vingtième siècle sont apparus comme autant de défis lancés aux philosophes puisqu'ils ont forcé ceux-ci à revoir de fond en comble leur compréhension des phénomènes artistiques. Ces changements les ont amenés à conclure que la réflexion sur l'art devait être affranchie de plusieurs présupposés - voire des dogmes - hérités de l'esthétique philosophique classique afin d'en finir avec cet assujettissement philosophique de l'art. Plusieurs auteurs se sont donc efforcés de repenser l'art en se dégageant des assises classiques dans lesquelles il était historiquement inscrit (notamment à travers les concepts d'idée de beau, de goût, de génie). Parmi ces derniers, on trouve Arthur C. Danto. Né aux États-Unis en 1924, il étudie les arts et la peinture avant de se tourner vers la philosophie. Ses premiers travaux portent sur l'œuvre de Hegel, dont l'influence le suivra tout au long de sa carrière. Pourtant, c'est un commentaire critique de Wittgenstein à propos du penseur allemand qui évoque le mieux la quête intellectuelle que Danto poursuivra pendant des décennies: « Il me semble que Hegel veut toujours nous montrer que les choses qui ont l'air différentes sont en fait identiques, alors que ce qui m'intéresse, c'est de montrer que des choses qui ont l'air identiques sont en fait différentes» I. On ne saurait donc sous-estimer son influence dans le renouveau de la réflexion en esthétique et en philosophie de l'art: le penseur américain s'est employé à donner un grand coup de balai dans les idées préconçues au propre comme au figuré puisqu'il l'a fait à l'aide... de boîtes de produits ménagers2. C'est bel et bien «avec Brilla» (en référence aux célèbres reproductions de boîtes d'un produit nettoyant exposées en 1964 par Andy Warhol) qu'il met en évidence certaines erreurs fréquentes dans les discussions sur l'art et propose de jeter un regard neuf sur la question. Le projet philosophique de Danto consistera donc à montrer quelle est la différence entre l'œuvre d'art et l'objet ordinaire. Bien qu'elles soient identiques à l'œil nu, il y a quelque chose qui différencie la boîte de Brilla de Warhol de celle qu'on trouve au supermarché et c'est à partir de cette 1 Rapporté dans (Danto, 2000, p. 79). 2 Le titre de cet ouvrage a bien sûr été emprunté à l'excellent article de Richard Shusterman dont on trouvera la référence complète en bibliographie. 10 interrogation que cet auteur prolifique fera, dès les années soixante, sa marque dans les milieux intellectuels et artistiques. Sa réflexion philosophique est nourrie par son intérêt pour les arts visuels, sa pratique artistique ainsi que son expérience en tant que critique d'art pour le périodique The Nation; un demi-siècle de bouleversements dans le monde artistique et philosophique nous est raconté par ce passionné d'art qui nous a livré une philosophie de l'art aussi riche et originale que stimulante. Il est toutefois difficile de rendre justice à un penseur ayant à son actif une feuille de route aussi impressionnante et c'est en toute connaissance de cause que nous soumettons au lecteur un aperçu qui ne représente guère plus que la pointe de l'iceberg. On pourrait nous reprocher d'avoir laissé de côté l'œuvre considérable de Danto en tant que critique d'art: à cela nous répondons que c'est aux artistes eux-mêmes qu'une telle tâche revient. Ne sont-ils pas ceux dont le travail a été scruté et analysé par l'œil perçant d'un de leurs pairs? S'il est vrai que «choisir, c'est renoncer », cela s'applique particulièrement ici, puisque nous renonçons à cette mission impossible qui viserait à rendre justice à l'ensemble de l'œuvre de Danto dans ce court ouvrage. Nous avons choisi en toute modestie de présenter sa pensée à travers la notion d'interprétation, qui fera office de fil directeur. Ce choix s'imposait vu la richesse et la quantité impressionnante des sujets traitéspar le penseur américain: dès la fin des années quatre-vingts, il se consacre à la critique d'art (qu'il pratique depuis plus d'un quart de siècle) et met en pratique la théorie soigneusement mûrie dans les décennies précédentes. Toutefois, la notion d'interprétation est un thème récurrent qui occupe une place centrale dans sa réflexion: plus neutre que l'évaluation, elle agit comme critère de démarcation entre les objets ordinaires et les œuvres d'art. Elle est selon Danto ce qui «transfigure» l'artefact en œuvre d'art, ce qui fait que l'objet banal devient spécial. Ainsi, pour arriver à rendre l'essentiel de son apport, nous nous concentrerons sur son ouvrage majeur, La transfiguration du banal où cette notion est abondamment discutée et analysée. Pour ce faire, un retour sur quelques éléments marquants du vingtième siècle s'impose afin de mettre en évidence les développements en esthétique et en philosophie de l'art qui ont influencé la pensée de Danto. On pourrait résumer la situation en disant que le penseur américain a navigué entre deux positions extrêmes, à savoir le courant wittgensteinien (qui repoussait les questions esthétiques du revers de la main en invoquant leur caractère indéfinissable) et l'attitude conventionnelle (qui consiste à 11 s'accrocher à une vision de l'art calquée sur le paradigme classique). La philosophie de l'art qu'il nous propose s'appuie sur une connaissance solide des développements récents dans la pratique et la théorie artistique, ce que cherche à mettre en valeur la deuxième partie de cet ouvrage: on y présentera une analyse détaillée portant sur le rôle de l'interprétation dans l'ontologie de l'art mise de l'avant par Danto. La troisième partie vise à exposer de façon critique les reproches adressés à Danto par ses commentateurs, adversaires comme sympathisants. Nous analyserons certains aspects problématiques du processus interprétatif, ce qui permettra de situer la pensée de Danto dans les débats qui ont cours actuellement en philosophie de l'art. Cela permettra également d'orienter notre réflexion vers l'un des problèmes déterminants de ce domaine: comment rendre compte du foisonnement de la production artistique et proposer une philosophie de l'art plus inclusive, plus sensible à la diversité de l'art d'aujourd'hui? 12 PREMIÈRE PARTIE PREMIÈRE PARTIE Les influences de Danto L'héritage wittgensteinien LA PHILOSOPHIE DE WITTGENSTEIN a eu un impact majeur sur la pensée des philosophes analytiques et en cela, Danto ne fait pas exception3. Bien que Wittgenstein ne soit évidemment pas le seul à avoir eu une influence décisive sur sa pensée, l'apport du penseur viennois sur la philosophie de l'art de la seconde moitié du vingtième siècle (principalement à travers sa philosophie du langage) est inéluctable. Il s'impose ainsi d'en exposer les grands traits ici afin de mettre en lumière les enjeux théoriques qui monopolisent l'attention au moment où Danto amorce sa réflexion en philosophie de l'art. Les principes communément admis dans le courant analytique à la suite de Wittgenstein seront d'ailleurs critiqués par Danto, qui récuse l'abandon des tentatives de définition de l'art ainsi que son remplacement par le concept de ressemblances de famille. Il n'en 3 Une version modifiée de cette section a fait l'objet d'une publication antérieure: «Trente ans après La transfiguration du banal: Danto, héritier de Wittgenstein », iE. Revue canadienne d'esthétique, vol. 14 (été 2008). 15 demeure pas moins que le regain d'intérêt pour l'esthétique dans le monde anglo-américain des années cinquante contraste avec la situation qu'on pouvait observer au début du siècle, où ces questions étaient laissées de côté. Comme l'expliquent si bien Nelson Goodman et Catherine Elgin, les débuts de la philosophie analytique sont marqués par un rejet de l'esthétique philosophique: La philosophie analytique naissante laissait intention- nellement de côté l'esthétique. Elle admettait qu'il est sot de chercher une règle pour déterminer la signification d'un symbole esthétique. Elle espérait seulement trouver des règles pour les signes plus simples, ceux de la science et du langage ordinaire. (Goodman et Elgin, 1990, p. 90) Au moment où la philosophie analyti~ue en est à ses balbutiements, plusieurs des théories esthétiques dominantes sont tributaires de l'influence néo-hégélienne et définissent l'art comme une forme d'expression. Cela ne pouvait présenter que peu d'intérêt pour les analystes, qui se réclament de la première théorie de la signification Wittgenstein, telle qu'énoncée dans le Tractatus logico-philosophicus. Dans le cadre de son analyse de la proposition, Wittgenstein y soutient que les énoncés esthétiques, tout comme les énoncés éthiques, n'ont pas de contenu positif auquel on peut attribuer une valeur de vérité, ce qui en fait par le fait même des énoncés dénués de sens. Ceux qui se réclament des idées de Wittgenstein vont alors naturellement laisser de côté ces questions. Ironiquement, c'est aussi par le biais de Wittgenstein que l'attention des analystes sera à nouveau portée sur l'esthétique, sujet que le penseur viennois perçoit comme étant « très vaste et tout à fait mal compris» (Wittgenstein, 1971, ~ 1.1). En effet, la réflexion sur l'art et l'esthétique sera relancée dans une autre direction par le biais de Leçons et conversations sur l'esthétique - un recueil de notes d'étudiants publié à titre posthume -, d'où seront tirées quelques idées qui seront reprises par les disciples de Wittgenstein. En fait, malgré la passion connue de Wittgenstein pour les arts - on sait qu'il était mélomane, amateur de cinéma et issu d'une famille de mécènes - peu de ses écrits portent spécifiquement sur ces questions. C'est 4 On peut penser ici aux travaux de Croce et Collingwood, mais également à ceux de John Dewey. 16 donc presque un abus de langage de parler de «l'esthétique» de Wittgenstein, mais il n'en demeure pas moins que les formules-choc livrées à ses élèves ont été largement diffusées, discutées et adoptées. Puisque ce sont des textes tardifs, Wittgenstein inscrit sa réflexion esthétique dans une théorie de la signification qui accorde un statut particulier aux énoncés et adjectifs esthétiques. La condition pour qu'un énoncé soit doté de sens n'est plus qu'on puisse lui attribuer une valeur de vérité, mais plutôt qu'il soit intégré dans un ensemble d'usages et de règles: il faut donc se pencher sur le fonctionnement des énoncés et adjectifs esthétiques pour en déterminer la signification. Mais ceux qui s'intéressent à l'esthétique ne sont pas pour autant au bout de leurs peines. Puisque les adjectifs esthétiques sont le plus souvent employés comme interjections, souligne Wittgenstein, ils ne transmettent pas de contenu mais expriment généralement un sentiment (Bouveresse, 1973 p. 158). Puisqu'ils cherchent à repenser l'esthétique au-delà des théories classiques et expressivistes de l'art qui avaient dominé le début du siècle sous diverses formes teintées d'hégélianisme, plusieurs philosophes de langue anglaise s'intéressent désormais aux idées lancées par Wittgenstein. Ils traitent alors les problèmes esthétiques (et artistiques) en empruntant des notions de la philosophie de Wittgenstein telles que celles de forme de vie et ressemblances de famille. C'est au profit de cette idée de ressemblances de famille qu'on en vient à écarter l'idée qu'il faille absolument formuler une définition en termes de conditions nécessaires et suffisantes pour comprendre ce qui est particulier à l'art. En effet, puisque la diversité des formes d'art regroupées sous un même terme rend difficile une formulation suffisamment (mais pas trop) inclusive sur le plan extensionnelle, on emprunte à Wittgenstein une autre approche, soit comprendre l'art comme un concept ouvert, suivant l'injonction contenue dans le célèbre passage des Investigations philosophiques: Ne dites pas: « il faut que quelque chose leur soit commun [...] mais voyez d'abord si quelque chose leur estcommun [...] Et tel sera le résultat de cette considération: nous voyons un réseau complexe d'analogies qui s'entrecroisent et s'enveloppent les unes les autres... (Wittgenstein, 1961, part. I, sect. 66-67) C'est un peu plus loin dans ce même texte qu'il emploiera l'expression qui sera des plus utilisées par les théoriciens: «Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot: "ressemblances de 17 familles" [sic] ». En utilisant le concept de ressemblances de famille, on peut de fait plus facilement expliquer que des activités aussi différentes que la musique de chambre, la tragédie grecque, les installations multimédia et les toiles de Lichtenstein soient regroupées sous le même concept, celui «d'œuvre d'art ». Même si ces activités n'ont pas nécessairement une caractéristique en commun, elles partagent certains traits de ressemblance, elles ont un « air de famille ». C'est là, dit Wittgenstein, le seul moyen de comprendre la particularité du concept d'art et d'éviter les erreurs et insuffisances des théories artistiques précédentes. Il est donc inutile de définir l'art en termes de conditions nécessaires et suffisantes: la compréhension du concept d'art doit plutôt passer par l'étude des pratiques linguistiques reliées à l'art (ou desformes de vie contenues dans l'art). Bien sûr, Wittgenstein n'était pas le seul à avoir vu les problèmes des tentatives définitoires en esthétique5, mais son influence contribue à l'accentuation de la tendance de l'époque qui tend vers l'abandon des tentatives de définition de l'art sous forme extensionnelle, c'est-à-dire à l'aide de critères nécessaires et suffisants. On retrouve cette position clairement exprimée dans « Le rôle de la théorie en esthétique », un célèbre article du philosophe américain Morris Weitz: La théorie esthétique, au sens d'une définition vraie ou d'un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes de l'art, est- elle possible? L'histoire de l'esthétique, à elle seule, devrait ici nous arrêter. Car, en dépit du grand nombre de théories, nous ne semblons pas plus près du but aujourd'hui qu'on ne l'était au temps de Platon. (Weitz, 1988, p. 27) Convaincus par les arguments de Wittgenstein, plusieurs abandonnent effectivement l'entreprise. Toutefois, si ces arguments semblent convaincants pour une majorité de philosophes jusqu'aux années soixante-dix, certains y résistent. Danto, par exemple, renoue avec les tentatives définitoires et affirme qu'il est possible de déterminer définitivement, à condition que l'on emploie des critères appropriés, si un objet est une œuvre d'art ou non. La transfiguration du banal constitue donc sur ce point un virage marqué (et remarqué) par rapport à ce qui se disait à 5 Voir à ce sujet (Kivy, 1997, p. 32). 18 l'époque en esthétique, ce qui explique les remous causés par ce retour d'une forme d'essentialisme. En remettant en question la pertinence de l'idée de ressemblances de familles comme moyen de comprendre la particularité du concept d'art, Danto allait quelque peu à contre-courant. Il tente donc de trouver des éléments qui seraient communs à toutes les œuvres d'art et qui permettraient d'en formuler une définition, une tentative qui semble vaine aux yeux de ceux qui comptabilisent les échecs de différentes théories de l'art à rendre compte adéquatement de la pratique du vingtième siècle. À ceux qui doutent de la possibilité de produire cette définition, il répond qu'une définition de l'art « ne saurait être fondée sur une inspection directe des œuvres» et qu'ignorer le problème, comme le fait Wittgenstein, ne saurait constituer une réponse satisfaisante (Danto, 1989, p. 24). Ses successeurs ont donc vu juste en soulignant qu'il y avait un problème avec les définitions de l'art, mais ont été exagérément pessimistes en qualifiant l'entreprise d'impossible. De la philosophie de l'action à la philosophie de l'art On pourrait avoir l'impression que Danto rejette l'héritage wittgensteinien puisqu'il conteste certaines de ses thèses les plus importantes. L'influence de Wittgenstein se limite-t-elle à fournir à Danto matière à critique? Aucunement: Danto conserve de son prédécesseur certains principes qui ont eu une influence marquante sur sa propre philosophie de l'action6, domaine qu'il explore durant les années soixante- dix. La pensée de Wittgenstein joue donc un rôle particulièrement important puisque la philosophie de l'art de Danto est une transposition de 6 D'autres emprunts à Wittgenstein viendront plus tard, alors qu'i! se consacrera à la critique d'art et qu'il adapte sa position à un pluralisme qu'il ne peut plus éviter (puisqu'il est le corollaire de sa propre thèse de la fin de l'art). Danto s'exprime ainsi: « C'est bien sûr à Wittgenstein que j'emprunte la notion de ((forme de vie ». Il a dit : (( Se représenter un langage signifie se représenter une forme de vie (Investigations philosophiques, ~19) ». Mais la même chose vaut pour l'art: imaginer une forme d'art, c'est imaginer une forme de vie dans laquelle elle joue un rôle.» (Danto, 2000, p. 296). Il se rangera donc finalement aux côtés du penseur viennois en considérant que les différentes pratiques artistiques qui se succèdent ou se côtoient au fil de l'histoire appartiennent à autant de formes de vie, et que les considérer uniquement à partir des critères physiques constitue une erreur. 19 sa propre philosophie de l'action qui est construite autour du concept de basic action (Danto, 1989, p. 34 ; Danto, 1979, p. 471-495). Ce concept avait été développé à partir d'un problème posé par Wittgenstein dans les Investigations philosophiques: « .. .quand "je lève mon bras ", mon bras se lève. Et voici né le problème. Qu'est-ce que la chose qui reste, après que j'ai soustrait le fait que mon bras se lève, de celui que je lève mon bras? » (Wittgenstein, 1961, ~ 621). On se trouvait là face à un problème concernant l'ontologie de l'action: est-ce que c'est le simple mouvement du bras qui constitue l'action ou quelque chose d'autre? On s'entend évidemment pour dire que l'action ne se réduit pas au simple lever du bras: il y a là quelque chose de plus qu'un mouvement physique. La réponse de Wittgenstein est que cette autre chose n'est pas une intention ou une volonté de l'agent, mais plutôt un contexte. Assumer que la signification est dans l'objet physique (c'est-à-dire lorsqu'on considère que c'est le mouvement du bras qui fait l'acte de saluer) reviendrait à ignorer un élément important, à savoir que cette signification est le résultat de la mise en relation de l'objet avec son contexte d'exécution. C'est cette conclusion qui amènera Danto à considérer que l'œuvre d'art est quelque chose de plus que le support matériel dans lequel elle s'incarne. Si une action ne se réduit pas à un mouvement visible, une œuvre d'art ne peut non plus se réduire à sa dimension physique (perceptible) : elle possède aussi une dimension sémantique qui est d'ordre contextuel. C'est donc cette idée qu'il avait développée dans Analytical Philosophy of Action7 qui se représentera ensuite sous diverses formes autour d'une même question générale (Danto, 1989, p. 36). Comment expliquer le passage d'un objet ou d'un événement d'une catégorie à l'autre, si ce ne sont pas les critères perceptuels qui déterminent l'appartenance à cette catégorie, comme on l'avait supposé jusqu'alors? Le fond théorique qui demeure lorsque Danto transpose sa philosophie de l'action à la philosophie de l'art réside donc dans l'irréductibilité de l'objet analysé à sa dimension perceptible, qu'il soit question d'une philosophie du langage, d'une philosophie de l'action ou d'une philosophie de l'art. Puisqu'il faut faire intervenir une dimension supplémentaire pour que l'unité de base (mot, action ou œuvre) fasse sens, on se retrouve face à une constante au point de vue épistémologique. 7 C'est d'abord dans Analytical Philosophy of History que Danto utilise l'argument des indiscernables, qu'il reprend ensuite dans Analytical Philosophy of Action. 20 Une œuvre d'artn'est donc pas un objet ayant des propriétés physiques particulières, mais bien un objet qu'on se représente comme ayant une signification particulière. L'interprétation fonctionne donc chez Danto de façon analogue au concept de « voir comme» développé par Wittgenstein. C'est du moins ce qu'on peut dégager de la conclusion à laquelle il parvient lorsque, procédant à partir d'une interrogation wittgensteinienne en philosophie de l'action, il applique la même méthode à la philosophie de l'art. Utilisant en guise d'exemple paradigmatique l'œuvre de Warhol, Danto établit à l'aide de ce qu'il appelle 1'« argument des indiscernables» que l'apparence d'un objet n'est jamais suffisante pour indiquer si cet objet est une œuvre d'art ou non. Trivial en apparence, le constat mérite d'être étudié. Puisque les Boîtes Brillo de Warhol ne présentent aucune différence visuelle avec de vraies boîtes de Brillo8 (une marque de commerce de tampons à récurer populaires à l'époque), Danto se trouve face à un problème de taille qui l'amène à se poser la question suivante: comment peut-on expliquer qu'une paire d'objets identiques puisse être constituée d'un objet qui est une œuvre d'art et d'un autre qui n'en est pas une? Certains auteurs, tentant de résoudre le problème laissé en suspend par Wittgenstein et ses successeurs, ont proposé d'utiliser les concepts d'« expérience esthétique» et d'« attitude esthétique »9, où l'œuvre d'art est comprise comme quelque chose visant à provoquer une expérience satisfaisante, et doit être appréhendée d'une façon particulière. Toutefois, ces tentatives n'étaient pas satisfaisantes pour Danto : on ne peut évidemment pas se baser sur le concept d'expérience esthétique (tel qu'ont tenté de le faire des auteurs tels que Bell, Dewey et Beardsley), puisque deux objets semblables devraient, en toute logique, provoquer une même expérience 10. 8 Évidemment, Boîtes Brilla peut poser problème à la limite parce qu'elle est un fac-similé; l'urinoir de Duchamp est un exemple plus approprié puisqu'il est un « vrai» urinoir. 9 « C'est l'attitude que nous prenons qui détermine notre façon de percevoir le monde. Une attitude est une manière d'orienter et de régler notre perception. Nous ne voyons ni n'entendons jamais sans discrimination tout ce qui est dans notre environnement. Au contraire, nous « prêtons attention» à certaines choses [...] Finalement, avoir une attitude c'est être favorablement ou défavorablement orienté» (Stolnitz, 1988, p. 103-104). 10 L'intérêt que peut révéler la notion d'expérience sur le plan philosophique est d'un autre ordre: « si la notion de l'attitude esthétique s'est avérée n'avoir pas de valeur théorique 21 Reste alors la notion d'attitude, comprise comme une perception désintéressée, détachée de toutes considérations utilitaires ou de la poursuite d'un objectif (Stolnitz, 1988, p. 104-108). Dans cette perspective, pour comprendre ce qui fait la particularité de Boîtes Brillo, il suffirait d'oublier que ce sont en fait des boîtes de produit ménager pour se concentrer sur l'effet produit par les lignes, les couleurs, etc. La circularité de cette hypothèse est évidente: pour adopter une « attitude esthétique» face à une œuvre, il faut d'abord savoir que c'est une œuvre. Certains aspects de la notion d'attitude esthétique sont également problématiques!! : en quoi consiste cette action de « mise à distance» ? Est-ce que tout le monde peut avoir une attitude esthétique? Comment peut-on être sûr que l'on a une attitude esthétique et surtout, de quoi est-elle constituée? Il fallait donc trouver une autre solution que de faire appel au perçu pour arriver à formuler une théorie satisfaisante. La différence entre une œuvre d'art et sa réplique ordinaire, nous dit Danto, tient à ce que la première est vue comme une œuvre d'art, et non la seconde, d'où l'utilisation de la métaphore de la transfiguration. Il apparaît donc que l' œuvre est un tout qui englobe la composante physique et la dimension interprétative: elle ne peut pas être comprise uniquement à partir de ses propriétés esthétiques. Pour comprendre ce qui fait qu'on se retrouve en présence d'une œuvre d'art plutôt qu'un simple objet, il faut alors se pencher sur le fonctionnement du processus interprétatif, c'est-à-dire la façon dont nous nous représentons l'objet en relation avec le contexte et avec les autres œuvres pour lui attribuer une signification. C'est donc l'interprétation qui fait l'œuvre d'art dans la mesure où elle permet à un objet ordinaire d'être considéré comme une œuvre d'art12. pour l'esthétique, elle a une valeur pratique pour l'appréciation de l'art...» (Dickie, 1988, p. 132). 11« La théorie de l'attitude égare l'esthétique d'une seconde manière, en prétendant que la relation d'un critique à une œuvre d'art est différente, en genre, de la relation qu'ont avec elle d'autres personnes» (Dickie, 1988, p. 125). !2 Danto parle effectivement souvent de l'interprétation mais en dit très peu sur la question à savoir à qui doit échoir ce rôle (Romano, 1993, p. 186). 22 Questions esthétiques, artistiques et psychologiques On trouve également chez Wittgenstein deux clarifications qui auront une influence notable chez Danto. Premièrement, il insiste sur la distinction entre les questions artistiques et les questions esthétiques; deuxièmement, il soutient que tenter de comprendre ces questions en termes de réactions physiologiques et psychologiques constitue une erreur. Wittgenstein tente en fait d'éviter d'adopter une position qui impliquerait des présupposés déterministes, comme celle (résultant selon lui d'une confusion conceptuelle) voulant que l'étude des mécanismes psychologiques puisse régler les problèmes centraux reliés aux questions esthétiques. À ce propos, il s'exprime ainsi dans les Investigations philosophiques: On dit souvent que l'esthétique est une branche de la psychologie. C'est l'idée qu'une fois que nous aurons fait des progrès, nous comprendrons tout - tous les mystères de l'Art - par le biais d'expérimentations psychologiques. Pour excessivement stupide que soit cette idée, c'est bien cela en gros. Les questions n'ont rien à voir avec l'expérimentation psychologique, mais reçoivent leur réponse d'une façon complètement différente. (Wittgenstein, 1971, ~ 35-36) Il insiste également sur cette précision dans Leçons et conversations sur l'esthétique: la psychologie n'est pas à même d'expliquer les jugements esthétiques et il ne saurait avoir « la moindre liaison entre ce dont s'occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre d'art» (Wittgenstein, 1971, ~ 2.7). La spécificité des œuvres d'art (c'est-à-dire ce qui les distingue des objets ordinaires) ne peut donc pas non plus être expliquée à partir de la chaîne causale de nos représentations de l'œuvre ou de l'objet. Expliquer de quelle manière on perçoit une œuvre d'art, ou comment on réagit à son contact ne nous permet pas de comprendre ce qui fait que l'on est en présence d'une œuvre d'art, ou encore si c'est une bonne œuvre d'art. Wittgenstein fait appel à la distinction entre motif et cause pour montrer que le rôle de l'esthétique en philosophie est de donner des raisons qui expliquent pourquoi ces questions sont comprises de telle ou telle façon, et non pas de cerner les éventuelles causes de cette compréhension (Bouveresse, 1973, p. 174). Danto, tout comme Wittgenstein, insistera donc plus tard sur les risques de confusions possibles entre les questions esthétiques et celles liées à la psychologie de la perception, à l'encontre de 23 ceux qui tentent d'établir une correspondance causale entre les œuvres et des états mentaux 13. Si Danto s'exprime en termes plus modérés que Wittgenstein sur le rôle que jouent les considérations psychologiques et esthétiques dans notre compréhension de l'art, cette idée joue néanmoins chez lui un rôle important. L'argument des indiscernables met en évidence que l'étude des dimensions psychologiques et perceptuelles n'est pas une solution permettant d'éclairer lesmystères irrésolus de la philosophie de l'art: elle ne permettrait pas de distinguer la dimension esthétique de la dimension artistique de l'œuvre. En fait, l'importance de la distinction entre esthétique et artistique sur laquelle Danto s'attarde dans le quatrième chapitre de La transfiguration du banal était déjà soulignée par Wittgenstein en ces termes: Je vois en gros ceci - il y a un domaine où l'on exprime son plaisir [...] puis il yale domaine de l'Art qui est tout à fait différent, bien que souvent votre visage ait la même expression... (Wittgenstein, 1971, ~ 2.4) Bref, c'est à partir des questions soulevées par Wittgenstein que Danto conclut que d'aborder les œuvres d'art dans une perspective strictement esthétique reviendrait à les aborder hors contexte, c'est-à-dire détachées de leur sens. Prendre l'œuvre hors contexte (c'est-à-dire s'intéresser uniquement à l'objet physique) est une erreur équivalente à celle qui consiste à croire que l'action se réduit au mouvement - comme si le fait de saluer ne tenait qu'à un mouvement du bras ou que Fontaine, la « sculpture» de Marcel Duchamp, était une œuvre d'art parce que la porcelaine étincelante dont elle est faite nous incite à la contemplationl4. Ainsi, l'exemple de Boîtes Brillo montre une insuffisance au sein des théories de l'art du vingtième siècle encore aux prises avec certains présupposés; elles n'étaient plus à même de rendre compte des développements artistiques de l'époque. 13 Voir à ce sujet (Solomon et Higgins, 1993, p. 116). 14 Un exemple: c'était ce que faisaient ceux qui ont affirmé qu'on devait porter attention à la blancheur et la brillance de Fontaine (Danto, 1989, p. 15). 24 Les idées mises de l'avant par Danto ont donc eu un impact majeur et après deux décennies de forte popularité, les théories néowittgensteiniennes ont commencé à perdre du terrain. À la suite de celle de Danto, d'autres approches (dont les théories institutionnelles comme celles de George Dickie et Ted Cohen, ainsi que les théories historiques de l'art de Noël Carroll et Jerrold Levinson) ont montré qu'il était possible de formuler des critères clairs d'appartenance à la classe des œuvres d'art sans restreindre les possibilités d'innovation ni exclure certains types d'objets ou de pratiques (Carroll, 1999, p. 265). Il n'était à ce moment alors plus nécessaire de faire appel aux notions de concept ouvert ou de ressemblances de famille pour parler d'art: le fait qu'un objet en particulier fonctionne (c'est-à-dire qu'il soit reconnu) au sein des institutions de l'art, par exemple, pourrait servir de critère de reconnaissance. Les tentatives pour trouver des critères d'appartenance à l'art pouvaient alors reprendre de plus belle: l'alerte à l'impossibilité définitoire était levée. Ce retour aux tentatives de définition s'explique en partie par certains problèmes liés à l'usage même du concept de ressemblances de famille, problèmes qui ont d'abord échappé à ceux qui ont repris cette idée de Wittgenstein. Premièrement, faire appel à un concept de ressemblances de famille pour comprendre l'art n'était pas assez précis pour qu'on puisse construire à partir de là une philosophie de l'art convaincante. Cet air de famille peut en effet se trouver même entre des pratiques ou objets qui n'appartiennent pas à l'art. Par exemple, la gymnastique a des airs de famille avec certaines formes de danse et la lutte de la WWE est tellement mise en scène qu'elle est plus proche du théâtre que d'un quelconque sport, la peinture par numéro n'est pas considérée comme un art malgré qu'elle ait quelques points communs avec la peinture « artistique» et le moins qu'on puisse dire, c'est que n'importe quelle boîte de Brillo a pour le moins un air de famille avec Boîtes Brillo. Ce concept n'est donc pas assez précis pour qu'on puisse déterminer par son concours ce qui est une œuvre d'art et ce qui n'en est pas une (Carroll, 1999, p. 265). C'est d'ailleurs le même reproche qui avait été adressé à l'esthétique de Dewey, lorsqu'il avait tenté de définir l'art par le biais de la notion d'expérience: plusieurs choses procurent une expérience comparable à celle que procure l'art, sans qu'on puisse dire pour autant que ce soit de l'art. De plus, Carroll souligne que c'est en fait une erreur de parler de ressemblances de famille lorsqu'il est simplement question de ressemblance, parce que les ressemblances de famille sont dues à une origine commune aux membres qui la composent, ce qui n'est pas nécessairement le cas des 25 œuvres d'art (Carroll, 1999, p. 225). Nonobstant ces objections, le concept de ressemblances de famille, en tant qu'explication de l'utilisation d'un seul terme pour désigner une pluralité de pratiques, comporte visiblement une grande force de persuasion, à en croire le passage suivant: Comme le montre Wittgenstein, il n'y a pas de raison de supposer à priori que l'utilisation d'un terme très général peut et doit être expliquée et justifiée par l'existence d'une propriété commune a tous les objets auxquels il est appliqué de façon pertinente. [Nous soulignons] (Bouveresse, 1973, p. 156) Le fait même que l'on puisse parler «d'application pertinente» implique que pour utiliser le mot art, on doive faire appel à des règles d'utilisation de ce concept. Or, ces règles sont en l'occurrence des conditions d'appartenance à une classe d'objet, peu importe qu'on arrive à la définir explicitement ou non. Mêmes des termes très généraux comme « art» ne sont pas attribués arbitrairement à des objets: ces objets sont regroupés sous le même terme parce qu'il y a des raisons - historiques, pragmatiques, formelles... - de les classer sous la catégorie œuvre d'art, plutôt que celles de traité de psychologie, de pamphlet politique, etc. Regarder, voir et reconnaître Ce problème renvoie donc à une autre dimension de l'oeuvre. Danto rappelle que la tâche de la philosophie de l'art n'est pas d'apprendre à reconnaître si un objet est une œuvre d'art ou non, mais expliquer ce que les œuvres ont en commun. Il n'est donc pas possible de simplement « regarder et voir» (comme le prétendait Wittgenstein) comment fonctionnent les œuvres. Déterminer quelles ressemblances elles entretiennent entre elles et expliquer comment des pratiques aussi différentes en sont venues à être regroupée sous un même concept ne va pas de soi. Danto reproche au concept wittgensteinien d'être en quelque sorte un mauvais concept de classe: ce n'est pas parce qu'ils se ressemblent que les membres d'une même famille - qu'on parle de personnes, d'objets, de concepts...- appartiennent au même groupe, mais c'est plutôt parce qu'ils appartiennent au même groupe qu'ils se ressemblent, tel qu'il l'explique dans le passage suivant: [L]'injonction « regardez et voyez» comporte des implications malencontreuses puisqu'elle laisse entendre que 26 l'entreprise définitoire pourrait être de l'ordre d'une capacité de reconnaissance. Il est certain qu'il existe des cas où cette capacité intervient [00.]. Mais ce n'est pas un hasard non plus si les éléments des « familles» [...] appartiennent à la même culture et à la même époque; [...] ce qui est en jeu, ce sont des facteurs causaux ou génétiques communs [Nous soulignons] (Danto, 1989, p. 111-112) La notion de causalité est donc au centre de ce qui nous occupe ici : alors que les wittgensteiniens rejettent toute explication de type causal ou qui fasse appel au monde intérieur dans leur conception de l'art et de l'esthétique, Danto affirme qu'elle a un certain rôle à jouer, sans toutefois lui attribuer un rôle central pour la classification entre art et non-art (ce vers quoi tendent par moments Dickie et Goodman - nous y reviendrons plus loin). À ceux qui adhèrent à la position wittgensteinienne sur cette question, Danto répond qu'il faut déjà savoir ce qu'est une œuvre d'art pour pouvoir regarder et voir. Cela suppose en plus une capacité de reconnaître la différence entre art et non-art qui n'est pas une capacité naturelle, mais acquise (ce à quoi Wittgenstein auraitévidemment donné son accord). L'apprentissage qui permet de reconnaître les œuvres repose sur des règles implicites ou non qui font en sorte que « regarder et voir» n'est possible qu'en appliquant un bagage théorique aux objets avec lesquels nous sommes en contact. D'autre part, observer le fonctionnement des œuvres d'art est possible que s'il y a quelque chose de commun qui permet de relier les différentes instances, mais cela n'implique pas nécessairement que ce quelque chose soit définissable (Danto, 1989, p. 108). On pourrait par exemple n'être capable de formuler ce qu'il y a de commun dans les œuvres d'art seulement après-coup 15. Puisque les théories néowittgensteiniennes ont le défaut de réduire la portée des tentatives de définition aux capacités de reconnaissance (implicites ou non) de l'objet d'art, la stratégie de Danto sera alors de montrer dans quelle mesure dans toute définition de l'art que nous 15 On retrouve aussi cette idée chez Croce et Collingwood: le propre de l'esthétique est de ne pouvoir définir l'art qu'après coup, puisque l'une des qualités premières d'une œuvre d'art est d'être innovatrice. 27 formulons entre en jeu un facteur qui se situe au-delà de ces capacités de reconnaissance (Danto, 1989, p. 111). En employant divers exemples de la pratique artistique (tels que Boîtes Brillo et Fontaine), il montre que la connaissance du contexte historique et culturel est nécessaire pour permettre de reconnaître certaines œuvres, que « la capacité de repérer les œuvres d'art par simple énumération n'implique pas la maîtrise du concept d'art» (Danto, 1989, p. 16). Le concept de ressemblances de famille n'est alors d'aucuhe aide pour résoudre la question qui l'occupe: Mais est-ce que le fait qu'un objet puisse être une œuvre d'art tout en ne ressemblant pas aux œuvres antérieures implique qu'il ne puisse pas y avoir de généralisation ni de définition concernant les œuvres d'art? Il n'en serait ainsi que si nous limitions les éléments de la définition aux propriétés perceptueIles. Si nous prenons en compte aussi les propriétés non perceptueIles, il se peut que nous trouvions une homogénéité étonnante à l'intérieur de cette classe d'objets qui, selon la perspective wittgensteinienne, n'est qu'une famille d'éléments hétérogènes. (Danto, 1989, p. 116) Cela montre bien que la reconnaissance n'est pas un critère qui permet d'arriver à une compréhension satisfaisante du concept et que c'est plutôt l'interprétation des œuvres qui tient ce rôle. Elle dépend notamment de notre façon de définir l'art et non uniquement de la manière dont on perçoit les œuvres. Pour cette raison, l'injonction de Wittgenstein ne pourrait nous aider à comprendre ce qu'est le concept d'art que si les œuvres correspondaient à une intuition de ce que devrait être une œuvre d'art. En fait, c'est l'appel à l'intuition qui rend superflue pour les wittgensteiniens l'idée d'une définition (Danto, 1989, p. 110), mais cela constitue en quelque sorte une pétition de principe. S'il est effectivement possible pour le philosophe de l'art de voir ce qu'il y a de commun entre les différentes pratiques artistiques et entre les œuvres d'art qui appartiennent à ces pratiques, cela ne répond pas à la question suivante: pourquoi cet urinoir-là, et pas les autres? De façon générale, Danto a conservé de Wittgenstein entre autres le présupposé métaphilosophique voulant que la philosophie soit d'abord une activité d'éclaircissement de concepts, et de dissolution des confusions possibles dans notre compréhension du monde, peu importe qu'il soit question de philosophie de l'action, du langage ou de l'art. Si Wittgenstein avait soulevé le problème de façon adéquate, il restait toutefois à proposer 28 une explication quant à la nature de cette différence. Nous passerons maintenant à la présentation des autres principales figures d'influence de Danto car bien que Wittgenstein ait joué un rôle prédominant dans la formation de la philosophie de l'art de Danto, plusieurs autres auteurs y ont également contribué. C'est le cas de Monroe Beardsley, de Nelson Goodman et de George Dickie, à la fois source d'inspiration et objets de critique de la part de Danto. Monroe Beardsley: la critique et l'expérience esthétique Une autre figure marquante de l'esthétique du vingtième siècle est sans contredit Monroe Beardsley, dont les thèses se sont imposées à partir de la fin des années quarante. Il rejette deux idées fondamentales qu'on trouve dans les conceptions romantiques de l'art, soit le rôle prédominant de l'intention de l'artiste et de l'émotion qu'il provoque chez la critique (Wreen, 1998, p. 233), ce qui vaudra à sa position l'appellation de néo- criticisme. Surtout connu pour son célèbre article sur le sophisme intentionnel (Beardsley et Wimsatt, 1988), Beardsley nuancera toutefois plusieurs années plus tard les thèses avancées avec Wimsatt dans «The Intentional Fallacy: a Fallacy Revived» (Beardsley, 1982). Héritier intellectuel de Dewey, il reprend parmi les thèses de son mentor entre autres l'idée d'expérience esthétique comme concept central et celle du rejet de l'opposition - communément admise, mais néanmoins erronée - entre l'artiste actif et le spectateur passif. Cette thèse aura un rôle non négligeable à jouer plus tard chez Danto, puisque sa démarche mène à la conclusion que le propre de l'art n'est pas dans les objets qui incarnent les œuvres, mais bien dans la représentation que nous nous faisons de ces objets. Il n'y a d'art que s'il y a des récepteurs pour penser ces objets comme tels: l'œuvre d'art «s'adresse à un public» (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 172). C'est donc vers le rapport entre le récepteur et l'œuvre, plutôt que vers une tentative de définition que Beardsley oriente ses travaux. C'est donc une «esthétique» au sens large que défend Beardsley, en intégrant d'abord les dimensions phénoménologiques et pragmatiques à sa réflexion sur les arts, pour ensuite s'orienter vers un matérialisme non réducteur vers la fin de sa carrière. Il soutiendra également qu'une définition de l'art doit passer par un critère de distinction entre art et non-art, et ce, en des termes qui évoquent ceux que Danto utilisera des années plus tard. 29 Beardsley conserve du pragmatisme de Dewey le concept d'expérience comme point central de sa théorie esthétique. Le déplacement qu'opère Beardsley de l'objet d'art vers le récepteur passe donc par une distinction entre l'objet esthétique et l'expérience qui en résulte, ce qu'il explique comme suit: [U]ne personne est en train d'avoir une expérience esthétique [...] si et seulement si la part la plus grande de son activité mentale pendant ce temps est unifiée et rendue agréable par le lien qu'elle a, à la forme et aux qualités d'un objet, présenté de façon sensible ou visé de façon imaginative, sur lequel son attention principale est concentrée. (Beardsley, 1988, p. 147) Cette expérience se voit enrichie par l'adoption d'un « point de vue esthétique» (entendre: désintéressé) face à un objet en particulier, c'est-à- dire si on s'intéresse à sa valeur esthétique, quelle qu'elle soit (Beardsley 1988, p. 163). Beardsley s'exprime en ces termes à propos de son contenu: L'expérience, comme telle, consiste en des éléments à la fois objectifs et affectifs, et, en fait, en tous les éléments de conscience qui se produisent dans le percevant pendant le temps de l'exposition à l'œuvre d'art, à l'exception des éléments qui sont sans rapport avec cette œuvre d'art. (Beardsley, 1988, p. 147) Toutefois, si le spectateur joue un rôle actif chez Beardsley, il ne considère toutefois pas que la réponse émotive du récepteur doive être déterminante pour l'évaluation d'une œuvre d'art: cette réponse nous donne de l'information sur le récepteur, non sur l'œuvre (Wreen, 1998, p. 233). Afin d'éviter ce type de confusions, Beardsley avait souligné l'importance de faire une démarcation entre description, interprétation et évaluation critique (Danto reprendra d'ailleurs en gros ces catégories), maiss'appliquera à montrer que ces processus sont en continuum, et non des activités indépendantes les unes des autres. Beardsley distingue donc les énoncés portant sur des œuvres d'art entre énoncés normatifs (évaluations critiques) et énoncés non normatifs (description et interprétation). 30 L'interprétation joue ainsi un rôle important chez Beardsley: elle est objective et décidable (soit vraie, soit fausse) et consiste en une relation sémantique entre l'œuvre et ce qui lui est extérieurl6 (Wreen, 1998, p. 234). Le sophisme intentionnel Le caractère hermétique ou équivoque de certaines œuvres nous oblige parfois à chercher d'autres moyens pour déterminer leur signification, leur sens. Afin d'y arriver, plusieurs théoriciens se sont intéressés à l'intention de l'artiste17, pratique qui est toutefois dénoncée ainsi par Beardsley et Wimsatt : Que « l'intention» de l'auteur exerce une revendication sur le jugement du critique, voilà ce qui a été contesté dans un certain nombre de discussions récentes... Nous soutiendrons que le dessein ou l'intention de l'auteur n'est ni disponible ni désirable comme norme pour juger du succès d'une œuvre d'art littéraire... (Beardsley et Wimsatt, 1988, p. 223) Beardsley et Wimsatt relèvent dans cet article célèbre quelques problèmes liés à l'intention en prenant pour exemple la poésie: comment le critique peut-il connaître l'intention du poète? Une intention doit-elle être consciente? Est-elle causée par un état mental ou un état affectif particulier? Il y a également selon lui un risque de confusion entre la critique de la poésie et la psychologie de l'auteur qui peut être d'ordre historique: il va de soi que l'étude de la personnalité d'un artiste n'équivaut pas à celle de son œuvre. Beardsley rejette donc l'idée que l'intention de l'artiste ait un rôle déterminant à jouer dans la compréhension que nous pourrions ou devrions avoir de l'art, notamment en raison du caractère vague de cette notion (Beardsley, 1982, p. 189). Cela s'explique notamment parce qu'il semble associer, voire confondre, état psychologique de l'artiste et intention (Wreen, 1998, p. 233). 16 « Une interprétation critique [...] est un énoncé qui présente la "signification" d'une œuvre d'art» [Notre traduction] (Beardsley, 1981, p. 9). 17 Voir (Beardsley, 1982, p. 198, n. 8) pour exemples et références. 31 Danto insiste au contraire sur l'idée que l'intention de l'artiste doit jouer un rôle prédominant dans l'interprétation correcte d'une œuvre, et répond à l'argument de Beardsley par le biais de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », la célèbre nouvelle de Borges qui illustre avec humour que c'est l'intention qui permet de voir la différence sur le plan sémantique entre deux textes identiques sur le plan syntaxique 18. L'intention de l'artiste a donc quelque rôle à jouer parfois, même si elle n'est pas toujours nécessaire ou même souhaitable, notamment parce qu'elle apporte un élément de solution au problème des indiscernables: les boîtes de Brillo et Boîtes Bri/lo ne sont pas faites avec la même intention. Évidemment, ce critère n'est pas suffisant pour servir de critère de démarcation, mais constitue néanmoins un pas en cette direction. D'ailleurs, le retournement effectué par Danto en faveur de l'intention de l'artiste est peut-être dû notamment au fait que Danto se réfère aux arts visuels où l'intention de l'artiste peut ajouter de l'information significative, alors qu'elle apparaît superflue en littérature (domaine qui a la préférence de Beardsley). Bref, Danto poursuit à certains égards le projet de Beardsley: formuler une théorie de l'art dénuée le plus possible d'élans spéculatifs et de substrats romantiques. Toutefois, se baser sur l'expérience comme le fait Beardsley n'est pas selon lui une option envisageable. D'une part, cela dénote une confusion (un plutôt: unefusion) entre esthétique et philosophie de l'art alors que c'est principalement à la seconde que Danto s'intéresseI9. D'autre part, La transfiguration du banal est un plaidoyer convainquant qui montre l'impossibilité de se fier sur l'expérience esthétique en tant que point d'assise d'une éventuelle définition de l'art. Nelson Goodman ou l'œuvre d'art comme symbole Nelson Goodman propose dans Langages de l'art (publié originalement en 1968) une réflexion sur le symbole qui marque la réflexion en esthétique. L'impact de l'ouvrage lors de sa publication n'a d'égal que l'originalité de la démarche qu'il contient, démarche qui vise la compréhension de la pratique artistique sous un autre angle: Goodman ne 18 «Ainsi, malgré leur identité graphique, les deux ouvrages sont radicalement différents, et on peut se demander comment les réquisitoires contre la prétendue Illusion de l'intention peuvent survivre à l'exploit de Ménard. })(Danto, 1989, p. 78). 19 Voir (Danto, 1989, p. 272). 32 cherche pas à proposer une théorie de l'art, mais plutôt une théorie des symboles. L'art étant un système symbolique complexe, l'analyse des pratiques artistiques est donc le moyen idéal pour arriver à une théorie générale des symboles20. Alors que la plupart des théories de l'art sont orientées vers des objets, Goodman s'intéresse quant à lui aufonctionnement de ces objets en tant que symboles. II ne tente donc ni dans Langages de l'art, ni dans ses écrits subséquents sur les mêmes questions (Goodman 1992, 1996 et 2001), de proposer une théorie esthétique, mais bien de proposer une théorie générale du fonctionnement des symboles qui s'appliquerait notamment à des pratiques telles que l'art en procédant par comparaison des différents types de langages (Goodman, 1990, p. 27). Faisant référence notamment à la démarche de Goodman, le passage suivant résume bien les possibilités qui sont ouvertes grâce à une approche de ce type: [L]'habitude que nous avons de penser en termes d'objet nous en masque la plupart du temps l'importance et la véritable signification. C'est pourtant l'une des vertus d'un grand nombre de pratiques artistiques contemporaines que d'avoir attiré notre attention sur ce que l'on peut appeler la signification des usages et le caractère décisif, dans l'expérience esthétique, des transactions qui s'opèrent entre ce que l'on a l'habitude de tenir pour les deux pôles distincts du sujet et de l'objet. (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 29-30) L'objectif de Goodman n'est pas de définir l'art mais de savoir lorsqu'il y a art, ce qu'on peut reconnaître par ce qu'il appelle les « symptômes» de l'art: densité syntaxique et sémantique, saturation syntaxique, exem- plification, référence multiple et complexe (Goodman, 1992, p. 79-80). Abandonner les critères de définition constitue ainsi selon Goodman une méthode plus prometteuse pour l'avancement de la théorie en 20 «Bien que ce livre traite de problèmes qui concernent les arts, il ne recouvre pas exactement le domaine de ce que l'on considère habituellement comme l'esthétique. [...] Les problèmes concernant les art sont des points de départ plutôt que de convergence. L'objectif est d'avoir accès à une théorie générale des symboles.» (Goodman, 1990, p. 27). 33 esthétique et il a sur ce point la même réaction que les néo-wittgensteiniens. Face aux difficultés qui se présentent de façon récurrente dans la réflexion esthétique, Goodman propose de chercher une nouvelle question, plutôt qu'une nouvelle réponse: Si les tentatives pour répondre à la question « Qu'est-ce que l'art?» se terminent de façon caractéristique dans la frustration et la confusion, peut-être est-ce - comme souvent en philosophie - que la question n'est pas la bonne. Poser à nouveaux frais, en même temps qu'appliquer certains résultats d'une étude de la théorie des symboles, peut aider à clarifier certains sujets aussi controversés que le rôle du symbolisme en art, le statut d'art de 1'« objet trouvé» et de ce qu'on appelle 1'« art conceptuel». (Goodman, 1992, p. 67) L'une des conditions pour qu'il y ait art est que l'œuvre soit présentée à un public; autrement, on ne peut parler que de la productiond'un artefact. Là réside la différence entre la réalisation de l'œuvre et son implémentation esthétique (Goodman, 1996, p. 55). Il ne faut toutefois pas conclure à partir de cette distinction que Goodman souscrit à une quelconque approche institutionnelle de l'art21: le fait qu'un objet fonctionne en tant qu' œuvre est indépendant de sa valeur ou son mérite esthétique (Morizot, 1990, p. 16) de même que de sa reconnaissance. Les concepts d'expérience ou d'attitude esthétique ne sont ainsi d'aucune aide selon Goodman pour comprendre ce qu'est une œuvre d'art : [U]ne œuvre fonctionne, selon moi, dans la mesure où elle est comprise, où ce qu'elle symbolise et la façon dont elle le symbolise [...] est discerné et ajjècte la façon dont nous organisons et percevons le monde. [Nous soulignons] (Goodman, 1996, p. 55) Le processus d'organisation auquel Goodman fait référence dans ce passage témoigne de l'importance qu'il assigne à la dimension cognitive de l'art. Comprendre une œuvre ne tient pas uniquement de l'émotion ou de 21 « L'institutionnalisation n'est qu'un moyen, parfois surestimé et souvent inefficace d'implémentation. » (Goodman, 1996, p. 58). 34 l'empathie: c'est aussi apprendre à utiliser correctement et maîtriser des systèmes symboliques. Il y a donc là un rapprochement entre philosophie des sciences et philosophie de l'art, ce qui place sa position à contre-courant des tendances de l'époque (Goodman, 1996, p. 63). Nous avons évoqué plutôt le désintérêt du courant analytique pour les questions relatives à l'art au début du siècle puis la façon dont les idées de Wittgenstein avaient contribué à renverser cette tendance. Toutefois, ce regain d'intérêt est également attribuable à des contributions comme celle de Goodman, qui, dans une perspective radicalement différente de celle de Wittgenstein, utilise les outils, concepts et méthodes propres à la philosophie analytique pour comprendre certains éléments propres à l'art. En mettant à jour certains aspects de la logique interne de différentes pratiques artistiques, Goodman montre que certaines idées reçues à propos de l'art sont tout simplement erronées: il n'y a pas lieu de dire que l'art est une pratique irrationnelle ou insaisissable (idée véhiculée par le courant romantique). Il n'y a plus lieu non plus, selon lui, d'opposer art et science ou discours sur l'art et discours sur la science, puisque la « parenté entre l'apport de la science et celui de l'art a seulement été obscurci par l'absurde fausse conception qui voit dans l'art un simple divertissement» (Goodman, 1996, p. 121). Langages de l'art s'achève d'ailleurs par une prise de position claire de Goodman, qui s'en prend aux préjugés sectaires et aux clichés répandus sur le divorce entre art et science et vise de la sorte à réhabiliter la réflexion en esthétique (Morizot, 1990, p. 21). Expliquer et clarifier différents traits des œuvres d'art en termes, par exemple, de sens, référence et fonction, tout en maintenant l'objectif de « limiter les engagements métaphysiques» est donc le seul moyen selon Goodman de ne pas refaire les mêmes erreurs que les modèles précédents. Il lui faut donc adopter une démarche descriptive, motivée par un « souci de neutralité théorique» en vue d'arriver à une esthétique « affranchie de la critique» (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 40, p. 166-7). Ce dernier évite par conséquent de traiter des questions d'évaluation ou d'appréciation des œuvres22 ; il se concentre plutôt sur l'arrière-fond théorique nécessaire à 22« Avec Goodman, l'esthétique s'est affranchie de la critique, contrairement à une option qui s'était précédemment illustrée dans les travaux de Beardsley [...] Pour Goodman, [...] une tâche prioritaire consistait à abandonner aussi bien le souci d'une définition de l'art 35 l'utilisation des symboles, que ce soit dans les sciences ou dans les arts, attitude que Danto adoptera, du moins en partie. Contrairement à Beardsley, Danto s'intéresse à la dimension cognitive de l'appréciation esthétique, ce qui le rapproche à certains égards de la position de Goodman (Carroll, 1993b, p. 84). Ce dernier s'attarde particulièrement à la classification des types de systèmes symboliques (notation, diagrammes, langues, images...), de même que sur diverses fonctions symboliques, telles que la citation, la description, la notation, et l'exemplification (Goodman, 1996, p. 64). Cette méthode a pour effet heureux notamment de proposer une vision dépsychologisée du concept d'expression, tenu pour central dans nombre de théories de l'art. Ce concept est alors traduit en deux termes sémantiques: exemplification et instanciation (Danto, 1989, p. 301), ce qui permet notamment d'éviter les risques de surenchère conceptuelle et de confusion23. C'est toutefois un autre détail en apparence anodin qui illustre le plus clairement la filiation entre la pensée de Danto et celle de Goodman. Dans le cadre de son analyse de la représentation (qui jouera plus tard un rôle non négligeable chez Danto), Goodman établit au tout début de Langages de l'art que l'imitation et la représentation ne sont pas équivalentes, notamment parce que la ressemblance n'est pas nécessaire à la représentation: Rien n'est intrinsèquement une représentation; avoir un statut de représentation est relatif à un système symbolique. Une image dans un système peut être une description dans un autre; qu'un symbole qui dénote soit représentationnel dépend non pas de sa ressemblance avec ce qu'il dénote mais de ses rapports avec d'autres symboles dans un schéma donné. (Goodman, 1990, p. 270) stricto sensu que toute considération de mérite. » (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 167). 23 «Armé du rasoir d'Occam, instrument ontologique tranchant permettant d'éliminer des théories toutes les entités auxquelles il est inutile de faire référence, [Goodman] entend rendre compte de ce que sont les œuvres d'art - c'est-à-dire, pour lui, de ce qui se passe quand quelque chose fonctionne en tant qu'œuvre d'art [...] -en se limitant à une théorie ne faisant appel à rien d'autre que des objets physiques et des prédicats qui les dénotent. » (Cometti, Morizot et Pouivet, 2000, p. 38). 36 Une chose peut donc être représentée par une autre avec laquelle elle n'entretient pas de relation de ressemblance. À l'inverse, quelque chose qui ressemble à une autre chose ne la représente pas forcément. Si on reprend notre exemple, on voit que même si les Boîtes Brillo ressemblent à des boîtes de Brillo (pour la simple et bonne raison que l'oeuvre est une reproduction fidèle de l'objet commercial), cet objet, en tant qu'œuvre peut néanmoins représenter autre chose que des boîtes de Brillo. La notion de représentation joue donc dans la philosophie de l'art de Goodman comme dans celle de Danto un rôle de premier ordre qui dépasse chez les deux penseurs le cadre de la philosophie de l'art24. Toutefois, ne serait-ce que parce que la manière dont Goodman traite la question laisse Danto insatisfait - comme le laissent paraître certains passages de La transfiguration du hanap5 - Goodman doit être considéré comme une inspiration directe des thèses qui sont débattues dans l'ouvrage de Danto. Malgré qu'il ait contribué de façon remarquable au débat entourant ces questions majeures, Goodman laisse toutefois certains problèmes en suspens. Il a été souli~né, notamment, qu'on ne saurait généraliser une théorie de la métaphore 6 comme le fait Goodman, ni confondre métaphore linguistique et métaphore en général (Danto, 1989, p. 277). Ces éléments mèneront Danto à adopter une position critique par rapport à la conception de l'expression de Goodman. Alors que pour ce dernier, l'expression peut être assimilée à l'exemplification métaphorique, Danto considère quant à lui que l'expression détermine le caractère représentationnel de l'œuvre d'art (Danto, 1989, p. 296-299). Les caractéristiques d'une métaphore font aussi partie de ce qui est représenté, puisque certains prédicats artistiques non linguistiques font partie de l'expression(Danto, 1989, p. 301). L'identification que Goodman fait entre expression et exemplification métaphorique n'est donc pas totalement inexacte, mais elle est réductrice. Il 24 Les positions métaphilosophiques de Danto sont explicitées notamment dans Danto, Arthur C. (1989) Connections to the World: the Basic Concepts of Philosophy. New York: Harper & Row. 25 Voir à ce sujet (Danto, 1989, p. 224-226). 26 « ...il suffit que j'aie réussi à montrer que les métaphores possèdent certaines des structures qui sont celles des œuvres d'art: elles ne se bornent pas à représenter des sujets, et les propriétés du mode de présentation doivent faire partie de leur compréhension. [...] En vertu des traits que nous avons identifiés, les métaphores sont des petites œuvres d'art.» (Danto, 1989, p. 295). 37 en est de même en ce qui concerne sa conception de la représentation qui se voit réduite à sa fonction de renvoi (Danto, 1989, p. 131, p. 296). D'autre part, l'importance qu'il accorde au problème de l'indiscernabilité amènera Danto à critiquer une autre des thèses de Goodman: pour ce dernier, deux œuvres ou objets apparemment indiscernables possèdent en fait des différences esthétiques que nous ne sommes pas encore en mesure de voir. La question prend alors un autre sens chez Danto : comment est-ce possible que des objets qui nous semblent identiques aient des prédicats esthétiques différents? Il y a donc, selon ce dernier, certaines confusions chez Goodman relativement aux caractéristiques visuelles ou physiques de l'œuvre. Or, l'absence (ou de la présence) de différences perceptuelles n'est pas sans implications sur le plan ontologique: [L]' ensemble des exemples sur lesquels nous avons travaillé nous oblige à affronter une question qui est exactement l'inverse de celle que pose Goodman: il s'agit de savoir si une différence qui passe inaperçue, voire qui serait non perceptible par nature, peut néanmoins donner lieu à une différence esthétique... [Nous soulignons] (Danto, 1989, p. 86) Danto et Goodman utilisent le même argument pour défendre leurs thèses respectives, mais avec des objectifs complètement différents. Alors que Goodman se sert de l'exemple de la contrefaçon pour appuyer sa théorie, Danto retourne la situation dans ce qu'il appelle « le problème des indiscernables », avec l'intention avouée de «résoudre au préalable le problème de la différence ontologique entre les œuvres d'art et leurs répliques non-artistiques» (Danto, 1989, p. 87). Autrement dit, la contrefaçon joue un rôle diamétralement opposé sur le plan argumentatif selon qu'on se place du point de vue de la théorie de Goodman ou de celle de Danto. Pour le premier, la contrefaçon ne pose pas problème parce que le fait même qu'elle soit une contrefaçon implique des différences physiques qui font en sorte que sur le plan ontologique, elle n'appartient pas à la même classe d'objets que l'œuvre d'art dont elle est une imitation27. Chez le 27 Pour une discussion sur ce sujet précis nous renvoyons le lecteur à une publication antérieure: «Faux tableaux, vrais problèmes: la question de la contrefaçon» dans Revue 38 second, la contrefaçon et l'objet indiscernable court-circuitent (chacun à leur manière) la démarcation entre œuvres d'art et objets ordinaires. Elle indique par conséquent qu'une hypothèse supplémentaire doit être formulée afin de rétablir cette démarcation. En fait, Goodman semble tenir le problème posé par les objets indiscernables comme étant d'ordre psychophysique plutôt qu'ontologique (Danto, 1989, p. 87). Mais c'est faire fausse route: les concepts d'œuvre d'art et de contrefaçon ne sont pas traduisibles en un ensemble de prédicats élémentaires et ils n'appartiennent à ces catégories qu'en raison des circonstances historiques de leur production (Danto, 1989, p.89). La façon dont Goodman s'intéresse à la notion d'authenticité et à celle des répliques indiscernables - qu'il soit question d'honnêtes copies ou de contrefaçons - indique une autre divergence de position entre les deux auteurs. Bien que Goodman soit attentif à un des traits essentiels des œuvres d'art, c'est-à-dire la dimension symbolique des œuvres, il accorde encore trop d'importance à la dimension physique de l'œuvre pour satisfaire aux exigences de Danto. Le problème que Danto tente de régler à l'aide de l'exemple des indiscernables est donc contourné par Goodman, qui ne s'intéresse ni au statut ontologique de l'œuvre d'art, ni à sa dimension historique qui sont fondamentales pour Danto. Dans la mesure où il ne s'intéresse qu'à la façon dont fonctionne l'œuvre sur le plan symbolique, il renvoie à l'arrière plan les questions d'ordre définitoires ce qui ne saurait mener à une philosophie de l'art complète, cohérente et satisfaisante (Danto, 1989, p. 227). Ainsi, malgré que Danto formule plusieurs critiques à l'encontre des thèses avancées par Goodman, il demeure que l'analyse des différentes pratiques artistiques en tant que système de symboles permet de comprendre les œuvres non seulement en tant qu'objets physiques, mais aussi en tant qu'objets de signification. En cela, son travail de clarification sur les fonctions mises en œuvre dans les différentes pratiques artistiques constitue un apport non négligeable à l'entreprise de Danto. canadienne d'esthétique. Vol_l1/libre/melissa.htm). Vol. 11, été 2005 (URL: www.uqtr.ca/AE/ 39 Les théories institutionnelles de l'art De son aveu même, c'est presque par hasard que Danto s'est imposé en tant que philosophe de l'art: on lui attribue souvent la paternité de la théorie institutionnelle de l'art alors que c'est plutôt à son compatriote George Dickie qu'elle devrait échoir. Il semble que ce soit en fait une méprise sur le sens de l'expression monde de l'art [artworldJ que Danto utilise dans l'article du même nom en 196428 qui ait amené Dickie à élaborer la théorie institutionnelle, dont Danto se dissociera à plusieurs reprises, reprochant à Dickie d'attribuer à son propos une connotation sociologique ayant peu de liens avec ce qu'il avait cherché à exprimer à l'époque (Danto, 1993b, p. 203). Cherchant une façon qui permettrait de circonscrire l'ensemble des œuvres d'art sans faire appel à leurs propriétés formelles, Dickie propose de comprendre la spécificité de la pratique artistique à partir d'un nombre restreint de concepts qu'il présente comme autant de postulats29 : artiste, œuvre d'art, public et monde de l'art. Au moment où Danto formule les critiques qu'on lit dans La transfiguration du banal, la théorie de Dickie est moins développée et repose sur deux conditions élémentaires (qui stipulent grosso modo que l'œuvre d'art est par définition un artefact soumis à appréciation par un agent rattaché à une institution qu'il appelle « le monde de l'art »). Dickie proposera finalement en 1984 une version plus élaborée composée de cinq définitions de base, qu'il juge plus complète et satisfaisante (Dickie, 2000, p. 53-55). Suite à ce malentendu, Danto s'est vu contraint de rectifier certains points et surtout de défendre sa propre théorie qu'on classe parfois - à tort ou à raison - parmi les théories institutionnelles. Bien que cet aspect soit effectivement présent chez Danto, ce dernier ne voit pas dans la reconnaissance institutionnelle une caractéristique inhérente à l'œuvre d'art. Cette mauvaise lecture de la première ébauche de Danto a mené en bout de 28 Voir (Danto, 1993b, p. 203). Une traduction de l'article de 1964 est disponible dans (Lories 1988). 29 Bien que Dickie ait proposé en tout quatre versions de sa théorie institutionnelle entre 1969 et 1984, on en parlera ici au singulier puisque chacune est un remaniement de la précédente et que les critiques que Danto formule à leur égard porte sur des points communs généraux. 40 ligne à la publication de La transfiguration du banapo, puisque Danto refusait alors d'être associé aux théories institutionnelles pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci, on trouve le reproche de circularité qui leur est fréquemment adressé: comment peut-ontrouver satisfaisante une théorie qui vise à définir l'œuvre d'art mais qui procède sur la base d'un postulat excessivement général? La théorie de Dickie vise à définir l'art à partir de critères externes qui agissent en tant que conditions nécessaires et suffisantes (incluant la position d'un objet d'art au sein d'une institution ou le fait qu'il ait été produit dans le but d'être apprécié). En fait, Dickie répond comme Danto à l'anti-essentialisme de Wittgenstein, mais conserve de ce dernier le rejet de l'idée d'intériorité pour définir l'art et expliquer la signification des œuvres31. Dans les deux premiers chapitres de La transfiguration du banal, Danto en arrive à la conclusion générale que l'approche institutionnelle n'est pas suffisante en tant que critère de démarcation entre les œuvres d'art et les autres objets. Il invoque que pour arriver à trouver un tel critère, on avait - à tort - porté attention au lien causal entre la production de l'artefact et le fait qu'il soit considéré comme de l'art. La théorie institutionnelle souffre également d'un manque de profondeur du point de vue historique, tel que le résume Richard Shusterman: C'est pourquoi même si [la théorie institutionnelle] peut expliquer comment les boîtes de Brillo d'Andy Warhol [...] peuvent être proposées comme candidat au statut d'art, elle ne peut assurément pas expliquer pourquoi cette œuvre doit être acceptée ainsi, et l'objet de consommation correspondant, parfaitement semblable, rejeté; ni pourquoi 30 « Ma réaction philosophique aux boîtes Brillo a fait l'objet d'une communication [...] sous le titre « Le monde de l'art». J'eus la satisfaction morbide de constater que mon texte n'était pas compris du tout. Il aurait donc continué à moisir dans quelque vieux numéro du sépulcral Journal of Philosophy, s'il n'avait été découvert par deux philosophes entreprenants, Richard Sclafani et George Dickie [...] je sais gré à ceux qui se sont servis de cet article pour ériger ce qu'on appelle « la théorie institutionnelle de l'art», même si la théorie en question est étrangère à tout ce que je crois: nos enfants ne correspondent pas toujours à nos vœux.» (Danto, 1989, p. 25-26). 31 « " .soit dit en passant, la théorie institutionnelle de Dickie elle aussi voulait être essentialiste en ce sens là. Tous les deux, nous nous opposions à l'air du temps qui était wittgensteinien.» (Danto, 2000, p. 283). 41 elle n'aurait pas été acceptée si Warhol l'avait produite dans le Paris fin-de-siècle, ou dans la Florence du Quattrocento (Shusterman, 1992, p. 68) La théorie institutionnelle de l'art permet donc d'expliquer comment certains objets en viennent à être considérés comme des œuvres d'art: par exemple, expliquer pourquoi Fontaine de Duchamp a été rejetée pour une exposition, puis acceptée lorsque l'identité de son créateur a été connue. Mais la théorie laisse entier le problème des indiscernables: elle ne permet pas d'expliquer pourquoi Warhol a pu exposer des boîtes de Brillo dans une galerie alors que le concepteur graphique qui a conçu l'emballage n'aurait jamais pu le faire (Danto, 1989, p. 36). L'approche prônée par Dickie échoue non seulement, selon Danto, en tant que philosophie de l'art, mais aussi en tant que philosophie tout court. Cette approche comporte un autre défaut dans la mesure où la possibilité d'appréciation esthétique est pour Dickie une condition nécessaire à une définition de l'art. Elle est donc plus orientée sur le problème de l'appréciation esthétique que sur celui de la nature de l'art ou de sa définition qui intéresse Danto au premier plan. Cela pose problème également lorsqu'il y a appréciation négative: est-ce que cela doit nécessairement impliquer qu'on n'ait pas affaire à une bonne œuvre d'art ? Le fait de considérer un objet comme de l'art ou non dépend-il de critères subjectifs tels que l'appréciation? Le critère d'appréciation esthétique peut d'ailleurs être rempli par n'importe quel objet, à commencer par une boîte vraie de Brillo, qui n'a pas besoin d'être dans un musée pour que l'on puisse juger et apprécier ses mérites esthétiques, graphiques ou stylistiques (Danto, 1989, p. 6132). La position de Dickie pose donc problème dans la mesure où il faut savoir que l'on est en présence d'une œuvre d'art pour pouvoir réagir différemment et non l'inverse (Danto, 1989, p. 158). On se retrouve alors face au même problème qu'avec les théories néo-wittgensteiniennes, où la reconnaissance du caractère artistique était présupposée sans être expliquée. Bref, le point de divergence central tient au fait que Dickie considère l'aspect conventionnel de la pratique artistique comme le plus fondamental, alors qu'il ne résout en rien le problème d'ordre ontologique qui occupe 32 Cet argument est emprunté à Noël Carroll qui tente de cette façon de montrer une faille chez Danto, et non chez Dickie. (Carroll, 1997, p. 387). 42 Danto. Malgré que la théorie de Danto comporte effectivement une dimension institutionnelle, on ne peut associer les deux positions (Danto, 1989, p. 26). Le «monde de l'art» évoqué par Danto en 1964 ne doit donc pas être vu comme jouant le rôle d'un tribunal du goût. Les reproches qu'il adresse à la théorie institutionnelle se situent donc à plusieurs niveaux: elle est insatisfaisante d'un point de vue philosophique pour définir l'art, autant sur le plan logique, ontologique, qu'historique. Mais bien que des divergences théoriques aient opposé Danto à ses prédécesseurs, il demeure que ceux-ci ont contribué largement à la formation d'une théorie qui a fait renaître de leurs cendres plusieurs questions et débats dont l'importance ne saurait être remise en question. On doit donc retenir certains éléments des thèses défendues par les auteurs majeurs qui ont contribué à la formation de la pensée de Danto : 1) chez Goodman: l'analyse des concepts de représentation et d'expression ainsi que l'instance sur la dimension symbolique des œuvres d'art ; 2) chez Beardsley: la tripartition évaluation - interprétation - identification, de même que le rôle actif du récepteur ; 3) chez Dickie: la formulation d'une définition en termes de conditions nécessaires et suffisantes qui vise à répondre à l'anti-essentialisme wittgensteinien. Ces aspects joueront un rôle central dans sa pensée et seront des conditions nécessaires à l'émergence d'une théorie originale chez le penseur américain. 43 DEUXIÈME PARTIE DEUXIÈME PARTIE Comment un simple objet devient-il une œuvre d'art? IL A ÉTÉ ÉVOQUÉ en début d'ouvrage que certaines œuvres d'art peuvent laisser perplexe parce qu'elles ne sont, après tout, que des objets ordinaires. Comment savoir alors si on est face à de l'art ou non? La frontière art / non-art est en effet souvent difficile à tracer et les artistes eux- mêmes se questionnent constamment sur la nature d'une telle démarcation à travers leur production. Il y a quelques décennies déjà, Marcel Duchamp lançait la vogue des ready-made dans la controverse: comment pouvait-on prendre des objets industriels (un urinoir -Fontaine- ou un véritable porte bouteille, baptisé avec sobriété Porte-bouteilles), les coiffer d'un titre, les placer dans une galerie et prétendre qu'il y avait là une œuvre d'art? Nous l'avons vu, c'est par l'argument des indiscernables que Danto s'emploie à expliquer cette « différence que l'oeil ne saurait décrire », tel qu'il l'évoquait dans The Artworld en 1964 : alors que l'objet ordinaire est conçu pour être utilisé, l'objet d'art est conçu pour être interprété. Qu'il ait été fabriqué en usine ou qu'il ait été destiné antérieurement à un usage pratique n'est plus pertinent à partir du moment où quelqu'un, quelque part, décide que désormais, cet objet n'aura pour seule fonction que de signifier quelque chose, inscrivant ainsi désormais l'objet dans une tradition artistique. En faisant appel au processus interprétatif, pierre d'angle de sa définition de l'œuvre d'art, Danto parvient à formuler une définition qui est suffisamment inclusive pour tenir compte des changements
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