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Suzanne SAïD LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES Anne VIDEAU REPRÉSENTATIONS DU PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE Françoise FERRAND LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE Catherine FRANCESCHI DU MOT PAYSAGEET DE SES ÉQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPÉENNES Marie-Dominique LEGRAND DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE À LA RENAISSANCE Jean CANAVAGGia LA CONSTRUCTION DU PAYSAGE DANS LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA Jean-Louis HAQUETTE DE LA MÉMOIRE À L'INSPIRATION: LE PAYSAGE AU XVlllème SIÈCLE Françoise CHENET METTRE UN BONNET ROUGE AU PAYSAGE, OU LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE Michel COLLOT LA NOTION DE "PAYSAGE» DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE Christian MICHEl LA PEINTURE DE PAYSAGE EN HOLLANDE AU XVllème SIÈCLE: UN SYSTÈME DE SIGNES POLYSÉMIQUES? Laurence SCHIFANO LA MUSIQUE DU PAYSAGE Francis V ANOYE PAYSAGES CINÉMATOGRAPHIQUES: ANTONIONI AVEC WENDERS Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS Jacques GAlINIER PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL: UNE DOCTRINE MÉSOAMÉRICAINE Alain CABANTOUS LA MÉMOIRE DU VOYAGEUR: SOCIÉTÉS ET ESPACES LITTORAUX Guy BURGEl UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES Jacques VAN WAERBEKE LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES Augustin BERQUE DE PEUPLES EN PAYS, OU LA TRAJECTION PAYSAGÈRE Jean-Marc BESSE ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE, LA PHÉN OMÉNOLOGIE Philippe NYS POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU PAYSAGE • 1 1 sous la dl" clion de M. COllOT UoJI \) <1:: " li >'1 <:1 Q.. I -_ 1 C'l )<'1 " - ', _, Uni - ' .. • LES ENJEUX DU PAYSAGE sous la direction de MICHEl COllOT AUGUSTIN BERQUE JEAN-MARC BESSE GUY BURGEL ALAIN CABANTOUS JEAN CANAVAGGia FRANÇOISE CHENET MICHEl COLLOT FRANÇOISE FERRAND CATHERINE FRANCESCHI JACQUES GAlINIER JEAN-LOUIS HAQUETTE MARIE-DOMINIQUE LEGRAND CHRISTIAN MICHEl PHILIPPE NYS ISABELLE RIEUSSET-LEMARIÉ SUZANNE SAïD LAURENCE SCHIFANO FRANCIS VANOYE ANNE VIDEAU JACQUES VAN WAERBEKE ---- Ouvrage publié avec le concours du Conseil Scientifique, de l'École Doctorale Lettres, Langages et Civilisations, des Centres de recherche des Sciences de la Littérature et Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes et du Département de Littérature Française et Littérature comparée de l'Université de Paris X - Nanterre. R E c u E L LES ENJEUX DU PAYSAGE sous la direction de MICHEL COLLOT AUGUSTIN BERQUE JEAN-MARC BESSE GUY BURGEL ALAIN CABANTOUS JEAN CANAVAGGIO FRANÇOISE CHENET MICHEL COLLOT FRANÇOISE FERRAND CATHERINE FRANCESCHI JACQUES GAlINIER JEAN-LOUIS HAQUETTE MARIE-DOMINIQUE LEGRAND CHRISTIAN MICHEL PHILIPPE NYS ISABELLE RIEUSSET-LEMARIÉ SUZANNE SAïD LAURENCE SCHIFANO FRANCIS VANOYE ANNE VfOEAU·· JACQU~SVAN WAER$EKE tavuh ... OUSIA \ EURORGAN sprl Éditions OUSIA rue Bosquet 37 - Bte 3 B - 1060 Bruxelles FAX (322) 647 34 89 Tél. (322) 647 11 95 DISTRIBUTION Librairie Philosophique 1. Vrin 6, Place de la Sorbonne Diffusion Nord - Sud rue Berthelot ISO F -75005 Paris (France) Tél. (331) 43 5403 47 B - 1190 Bruxelles Télécopie (322) 343 42 91 Tél. (322) 343 10 13 Éditions Peeters P.B.41 Bondgenotenlaan 153 B - 3000 Leuven (Belgique) Tél. (016) 23 5170 © Éditions OUSIA, 1997 Dépôt légal 2954/97/9 ISBN 2-87060-063-1 Imprimé en Grèce par "K. MI HALAS" S.A. PRÉSENTATION par Michel Collot La question du paysage suscite aujourd 'hui un vif intérêt dans de nombreux domaines de la vie sociale, du savoir, et de la culture. Au moment même où elle tend à perdre de vue ses paysages, notre société semble s'interroger sur la relation qui l'unit à eux. Le paysage est un carrefour où se rencontrent des éléments venus de la nature et la culture, de la géographie et de l' histoire, de l'intérieur et de l'extérieur, de l' indi vidu et de la collectivité, du réel et du symbolique. De ces multiples dimen- sions du paysage, seule une approche pluridisciplinaire peut sai- sir à la fois la spécificité et l'interaction. C'est pour contribuer à une telle approche qu'a été lancé à l'Université de Paris-X Nanterre un programme de recherches destiné à promouvoir le dialogue et l'échange entre les diverses disciplines qui s'intéressent au paysage. Chacune de ces discipli- nes a ses méthodes spécifiques, voire sa conception propre du paysage, mais aucune ne saurait se l'approprier sans perdre de vue ce qui fait la richesse et la complexité de cet objet si parti- culier. Elles doivent dépasser leurs cloisonnements, sans doute néces- saires au développement de la recherche, mettre en commun leurs compétences afin d'approfondir une réflexion qui les concerne toutes. C'est pour susciter une confrontation entre leurs différents points de vue, que j'ai réuni en avril 1996, pour deux journées d'études, des chercheurs venus de multiples horizons. Chacun était invité à faire le point sur les enjeux que revêt la question du 6 Michel COLLOT paysage dans le cadre de sa spécialité, mais aussi à se situer par rapport aux autres disciplines concernées. Leurs interventions ont été ici recueillies en trois sections, consacrées respectivement à la littérature, aux arts et aux scien- ces humaines. Cette répartition n'est bien sûr qu'une commodité, trop conforme encore aux clivages disciplinaires, que les travaux de ces journées d'étude conduisent à relativiser. On ne manquera pas de percevoir de nombreux échos de l'une à l'autre de ces parties, plusieurs communications explorant simultanément les différents domaines qu'elles circonscrivent. Et à l'intérieur de chaque partie on sera sensible aux multiples interférences, qui montrent l'interdépendance des disciplines. Une des originalités de cet ouvrage, qui vient après beaucoup d'autres, est la place importante qu'il accorde aux représenta- tions littéraires du paysage. Les littéraires ne sont pas suffisam- ment intervenus dans le débat contemporain sur le paysage, auquel ils peuvent apporter un éclairage nouveau, notamment en montrant que dans le paysage s'investissent des significations, des valeurs, un imaginaire auxquels la fiction et la poésie peu- vent donner leur pleine expression. Ils ont sans doute encore beaucoup à apprendre aussi bien à ceux qui interrogent l'histoire du paysage qu'à ceux qui par leur intervention modèlent les espaces de l'avenir. En retour ils ne peuvent que recevoir une stimulation pour leurs propres recherches des sciences de l'homme et de la société qui se sont engagées dans l'analyse du paysage, des plus positives aux plus spéculatives. L'histoire du paysage littéraire en Occident reste largement à faire, et les études réunies dans la première partie cherchent à y contribuer, en mettant l'accent sur quelques-uns de ses temps forts, de l'Antiquité à nos jours. La notion même de paysage, on le sait, n'apparaît en Europe qu'au XVJème siècle, avec les mots qui le désignent dans différentes langues, et dont Catherine Fran- ceschi retrace la passionnante genèse. Elle comporte essentielle- ment l'idée d'une vision d'ensemble, obtenue à partir d'un cer- PRÉSENTATION 7 tain point de vue. Or les littératures de l'Antiquité n'offrent que rarement la description complète d'un environnement naturel ou urbanisé; comme le montrent les analyses de Suzanne Saïd et d'Anne Videau, elles l'évoquent plutôt de façon allusive et par- tielle, à travers quelques détails emblématiques, qui prennent sens par référence aux codes culturels collectifs davantage que par le regard ou la mémoire d'un sujet sing~lier. L'espace que construi- sent l'art et la littérature du Moyen-Age est encore, selon Fran- çoise Ferrand, principalement symbolique, et n'entre qu'excep- tionnellement en rapport avec un point de vue individualisé. L'essor du paysage dans la littérature à la Renaissance sem- ble lié à l'émergence du sujet, même si cette notion reste encore incertaine d'après Marie-Dominique Legrand. Bien que souvent commandé encore par unetopique, le paysage littéraire tend de plus en plus à se constituer comme un espace indissociablement objectif et subjectif; en témoigne par exemple, dès le XVlpme siècle, l'ambiguité du mot solitude, soulignée par Jean Cana- vaggio: G6ngora en fait le nom d'un genre poétique nouveau, qui désigne à la fois la situation du héros et le type de paysage qui s'offre à ses regards. La promotion des valeurs de l'imagination et de la sensibilité. au XVIIIème siècle va retentir dans la conception même du pay- sage in situ, à travers l'influence qu'exercent, selon Jean-Louis Haquette, les modèles littéraires sur l'art des jardins. Progressi- vement, en revanche, le paysage littéraire semble s'affranchir du modèle pictural auquel le rattachait la tradition de l'ut pictura poesis; un des principaux acteurs de cette autonomisation a sans doute été au XIXème siècle Victor Hugo, dont les descriptions n'ont pas manqué, rappelle Françoise Chenet, de choquer la cri- tique de son temps. L'émancipation de l'art et de la littérature modernes vis-à-vis des contraintes de la mimésis met en valeur la part d'imagination et de construction que comporte toute représentation du paysage; selon Michel Collot, c'est sur cett~ évolution que s'appuie la critique thématique lorsqu'elle défimt 8 Michel COLLOT le paysage littéraire comme cette image du monde, inséparable d'une image de soi, qu'un écrivain compose et impose à partir de traits dispersés mais récurrents dans son œuvre. Les questions que pose la représentation du paysage en litté- rature se retrouvent en d'autres termes dans le domaine des beaux-arts. L'histoire du paysage en peinture est aujourd'hui bien connue, et il n'était pas question d'en récapituler ici les multiples étapes. Il a semblé préférable d'insister sur les pro- blèmes de théorie et de méthode qu'elle soulève. À partir de l'exemple de la peinture hollandaise au XVIFnlC siècle, Christian Michel montre que l'essor du paysage relève moins d'un souci de réalisme que de l'élaboration d'un système de signes. Il en est de même chez des cinéastes comme Antonioni, Wenders, Eisenstein, et Tarkovsky, étudiés par Francis Vanoye et Laurence Schifano. Le paysage n'est jamais dans leurs films un simple décor; il participe à l'action, reflète les sentiments des personna- ges, contribue à l'instauration d'un rythme, porteur d'émotions et de significations. Quant aux paysages virtuels que permettent de bâtir les nouvelles technologies, leur fonction et leur fon- ctionnement présentent des parentés étonnantes, selon Isabelle Rieusset-Lemarié, avec les palais de mémoire des anciens traités de rhétorique. En mettant ainsi l'accent sur les représentations littéraires et artistiques du paysage, on risquerait de sous-estimer le rôle qu'il joue dans la vie réelle des hommes et des sociétés. Les sciences humaines nous rappellent qu'il correspond à des besoins vitaux autant qu'à des enjeux symboliques, qui sont à mettre en relation avec des réalités géographiques, sociales et économiques. Ainsi, les Otomi d'Amériques centrale ont de leur territoire une repré- sentation qui tient à la fois, selon Jacques Galinier, de la carte d'état-major et du paysage mental: l'opposition du haut et du bas est chez eux une donnée topographique et une structure sym- bolique. La vision du rivage et des sociétés littorales qu'Alain Caban tous a étudiée du XVIFmc au XIXèmc siècle change en fonc- PRÉSENTATION 9 tion des intérêts et de la situation propres à chaque catégorie d'observateurs: autochtones ou voyageurs, médecins ou religi- eux, artistes ou administrateurs. L'ambiguité de la notion de paysage a donné lieu parmi les géographes à d'importants débats, qui reflètent les tensions in- ternes et l'évolution de la discipline, et sur lesquels reviennent Guy Burgel et Jacques van Waerbeke. Les uns tendent à réduire le paysage à l'environnement physique, qu'une science positive peut décrire et analyser de façon objective; les autres mettent au contraire l'accent sur sa dimension sociale et culturellé. Le point de vue de la médiance, que développe Augustin Berque, tente de dépasser cette alternative, en envisageant le paysage comme la résultante d'une interaction permanente entre l'homme et son milieu. (f)n voit que l'étude des représentations littéraires, artistiques ou scientifiques du paysage débouche sur des questions propre- ment philosophiques. C'est ce qui a conduit par exemple certains géographes, comme le rappelle Jean-Marc Besse, vers la phéno- ménologie, qui envisage la relation au monde comme constitu- tive de l'être même de l'homme. L'art des jardins, au même titre que l'architecture, donne au paysage non seulement une forme mais une signification; c'est pourquoi il peut servir à Philippe Nys de point de départ pour une "phénoménologie des lieux de l'habiter", qui serait en même temps une herméneutique. Ainsi, par-delà la diversité des objets et des compétences qu'elles mobilisent, il me semble que les études ici rassemblées convergent vers une même interrogation: sommes-nous encore capables de donner un sens au monde dans lequel nous vivons? L'exemple du paysage montre l'extraordinaire potentiel symbo- lique dont est porteuse la relation de l'homme avec son environ- nement. Nul doute qu'elle ne demeure aujourd'hui encore une source de réflexion et de création. Une meilleure connaissance de son histoire et de ses enjeux ne peut qu'aider à mieux com- 10 Michel COLLOT prendre sa place dans la société et les expressions contemporai- nes. Le paysage reste à interpréter et à transformer pour pouvoir être mieux et pleinement habité. C'est à cette prise de conscience que cet ouvrage souhaite contribuer comme plusieurs de ceux qui sont déjà parus dans cette collection " où je remercie Philippe Nys et Lambros Cou- loubaritsis d'avoir accueilli le fruit de nos travaux. 1. Voir notamment Le sens du lieu, Lire l'espace, Logique du lieu et œuvre humaine. l Li ttérature LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES par Suzanne Saïd Si je me risque ici à reprendre la question du paysage dans les idylles bucoliques de Théocrite, après tant d'études consacrées au locus amoenus, c'est d'abord pour souligner les limites d'une lec- ture réaliste chère non seulement à P. Legrand, auteur d'Une Étude sur Théocrite qui a fait date \ mais aussi à bien des critiques anglo- saxons. C'est aussi pour montrer que le "paysage bucolique" est d'abord une construction artificielle des critiques, dont on peut questionner la validité, et pour souligner le caractère purement littéraire d'un cadre qui doit plus à la poésie homérique qu'à la réalité géographique de Cos ou de la Sicile. C'est enfin pour mettre en question la notion même de "paysage" dans des poèmes où la nature n'est pas un spectacle, mais un environnement. Un paysage "réaliste" ? Quand il s'extasie devant le réalisme de Théocrite, W.G. Amott 2, à la différence de P. Legrand et A.S.F. Gow, n'ignore pas qu'il a été précédé sur ce point par Lady Mary Wortley 1. P. LEGRAND, Étude sur Théocrite, A. Fontemoing, Paris, 1892. 2. W.G. ARNOTT, "The preoccupations of Theocritus: structure, illu- sive realism, allusive learning" in M.A. HARDER, R.F. REGTUIT, G.c. WAKKER, Theocritus, "Hellenistica Groningana" 2, E. Forsten, Gronin- gue, 1996, p. 55. 14 Suzanne SAÏD Montagu. En découvrant au XVIIIe siècle la campagne grecque, celle-ci admira fort un auteur qui avait su donner "a plain image of the way of life amongst the peasants of his country" 3. Mais les modernes ne se contentent pas de s'exclamer. Ils tentent de prouver la véracité des idylles en les localisant précisément dans l'espace et dans le temps. On se contentera ici d'un exemple, celui de la célèbre Idylle VII. Il s'agit d'un récit, fait par un "Je" qui n'est pas Théocrite, mais un certain Simichidas 4, d'une ex- cursion "hors de la ville" 5 en compagnie d'un groupe d'amis. En chemin, ils rencontrent "quelqu'un de bien", un chevrierappelé Lykidas qui ressemble en tous points à l'image classique du chevrier. Le narrateur et Lykidas engagent alors un concours de chants bucoliques. Avant de poursuivre son chemin, le chevrier fait don de son bâton à Simichidas. Le poème s'achève par une description de la célébration des Thalysies par Smichidas et ses amis dans la propriété de leurs hôtes. À partir des scholies qui indiquent que ~ source Bourina, évoquée au vers 6, était située à Cos et de deux inscriptions de Cos qui mentionnent Balès (v.l) et Pyxa (v.130), les critiques modernes, qui n'ont fait sur ce point que suivre les scholies anciennes, ont d'abord tenté de reconstituer dans son intégralité le cadre géographique de l'idylle. Le vin "ptéléatique" (tàv JTTE- ÀWTLxàv olvov) du vers 65 au lieu d'être, comme on s'y atten- drait, mis en relation avec le nom de l'orme (JTTEÀÉO), devient "le nom d'un cru de Cos" 6 grâce à un raisonnement pour le moins surprenant: il existe en effet à Cos un lieu dit Pélè. Bien sûr, 3. Dans une lettre à Pope du 1er Avril 1717. 4. Idylle VII, vers 21. Nous adoptons ici la numérotation tradition- nelle des Idylles, reprise notamment par Gow dans son édition (Theocri- tus, Cambridge University Press, 1952), en indiquant en chiffres romains le numéro de la pièce et en chiffres arabes le numéro du vers cité. S. VII. 2: l'x JtOÀLOÇ. 6. LEGRAND, op. cit., p.ll note 2. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 15 Pélé n'est pas Ptelea. Mais il se trouve que dans une inscription d'Epidaure il existe une confusion :J1:EÀÉO/JttEÀÉO; pourquoi ne pas admettre pour Cos ce qui vaut pour Epidaure ? Lykidas est présenté comme un homme originaire de Kydonia au vers 12 (KUÔWVLXàv .. èivôgo). Hélas, s'il y a bien trois cités de ce nom attestées dans les inscriptions, l'une en Crète, l'autre en Sicile et la troisième en Libye, il n'yen a pas à Cos. Qu'à cela ne tienne! Comme le suggère Gow 7, puisqu'il y a déjà trois Kydonia, pour- quoi n 'yen aurait-il pas quatre? "It is possible that a Coan Kydonia should be added to the list". Il est par ailleurs question, dans la chanson de Lykidas, de deux bergers, l'un d'Acharnes (Elç [lÈv 'AxogvElJÇ, 71), l'autre de Lykopé (Elç ôÈ AUXWJtLtOÇ, 72). On connaît bien un dème d'Acharnes, en Attique et le scho- liaste mentionne l'existence, en Etolie, d'un lieu dit Lykopè. Mais, puisque, par définition, on est à Cos, ces deux bergers doi- vent être des gens du cru. Gow en conclut évidemment qu'il existait aussi à Cos des lieux appelés Acharnes et Lycopé et ten- te d'appuyer ce qui n'est qu'une pure hypothèse par des analo- gies suspectes et des rapprochements douteux 8. À première vue, il paraît difficile d'intégrer dans la géographie de Cos les "Nym- phes Castalides" mentionnées au vers 148, car chacun sait que Castalie est à Delphes. Mais c'est compter sans l'érudition - et la subtilité - des critiques. Gow reconnait en effet qu'un tel détail est "puzzling". Mais en fouillant dans la Patrologie de Migne, il découvre qu'il existait aussi en Syrie une source de ce nom. Pourquoi ce qui a été fait en Syrie ne pourrait-il avoir été 7. ad vers. 8. Gow, ad vers 71-72: "It is not unnatural to infer a Coan origin for these two names: for 'AxugvEûç, the most that can be said is the name of the Coan deme Halasarna [ ... ] shows a formation similar to that of Achar- nae. A1JXWJtLWÇ however recalls Lycopeus (4) [ ... ] and though no similar place-name is known from Cos, it is not unlikely that one may have existed". 16 Suzanne SAÏD fait à Cos? On peut donc supposer que Phrasidamos a donné ce nom célèbre à une source de son domaine? Mais il ne suffit pas d'affirmer que tous ces noms de lieux renvoient en fait à l'île de Cos, encore faut-il les situer précisé- ment sur une carte d'Etat-major, ce qu'on a bien évidemment fait. Bourina ne serait autre que l'actuelle Bourina (mais ne faut- il pas plutôt croire que le nom actuel n'est qu'un "archeological revivaf' ?). Pour Pyxa c'est encore plus simple. On a en effet trouvé au même endroit trois inscriptions mentionnant Pyxa. Bien sûr, les pierres ne sont pas à leur place d'origine. Il n'en est pas moins raisonnable de penser que le village - ou la ville - de Pyxa ne devait pas être loin 9. Quant au tombeau de Brasilas. W.G. Amott l'a retrouvé: c'est une colline appelée Meso Vouno qui se trouve à 4 km à l'Ouest de Cos 10. On peut donc refaire aujourd'hui "with a reasonable confidence" II la promenade de Simichidas. Le réalisme de Théocrite ne se bornerait pas à la géographie. Il vaudrait aussi pour la flore et la faune. On peut trouver à Cos, toujours d'après W.G. Amott 12, toutes les fleurs et les oiseaux qui sont mentionnés dans les Thalysies. Certes Amott reconnaît qu'il n'a pas vu de rossignols et de colombes lors de sa visite dans l'île. Mais leur absence tient uniquement à la saison: en Novembre, ces oiseaux migrateurs ont déjà quitté Cos. Par contre, il a vu quantité d'alouettes précisément à l'endroit où se passe la rencontre de Lykidas et de Simichidas. Mais le même critique qui affirme avec tant d'assurance l'exactitude de la description de Théocrite doit pourtant recon- 9. Gow, ad vers. 130. 10. Voir W.G. ARNon, "The Mound of Brasilas in Theocritus' Se- venth Idyll", Quaderni Urbinati di Cultura classica n° 3, 1979,99-105. 11. Voir ARNon, "Lycidas and double perspective", Estudios classi- cos, n° 26, 1984, p. 335-336. 12. Ibidem, p. 336. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 17 naître qu'il y a certains détails du poème qui sont en contradic- tion flagrante avec la réalité. Théocrite fait en effet chanter des cigales à l'ombre, alors qu'elles ne chantent qu'au soleil 13. Il unit dans un même concert qui a sans doute lieu au mois d'Août, - l'époque des moissons - des oiseaux qui ne chantent plus à cette période, comme l'enseignent tous les manuels d'ornitholo- gie 14. Il rassemble dans un même lieu toute une série d'arbres qui normalement ne se trouvent pas ensemble, puisque les uns poussent dans les bois (peupliers et ormes) et les autres dans des vergers (poiriers, pommiers et pruniers). Mais plutôt que d'y voir une preuve de l'ignorance de Théocrite, Amott choisit d'incrimi- ner le narrateur Simichidas, qui, lui, est un citadin, et de voir dans ces erreurs manifestes une marque de la subtilité d'un auteur qui connaît bien la campagne et se moque de l'ignorance d'un homme de la ville, puisque Simichidas est défini comme un citadin. Un paysage littéraire Pour ma part, j'y verrai plutôt la preuve de l'impossibilité d'une lecture réaliste. Au lieu de tenter, par des rarsoiineniènts cbntrouvés, de reconstituer un cadre géographique précis ainsi qu'une flore et une faune locales, on peut en effet aisément mon- trer - et N. Krevans 15 l'a fort bien fait - que Théocrite, à partir de noms de lieux, ad' abord cherché à dessiner un paysage litté- . raire. Le choix même de Cos comme cadre de l'idylle s'explique sans doute moins par la biographie de Théocrite, qui y aurait vécu, que par l'existence de Philétas de Cos à qui la tradition 13. VII. 138-139. 14. ARNon, "Lycidas and double perspective", loc. cit., p. 336. 15. Voir N. KREVANS, "Geography and the Literary Tradition in Theo- critus 7", Transactions and Proceedings of the American Philological Association, n° 113,1983,201-220. 2 18 Suzanne SAÏD attribue la création du genre bucolique. Et la mention de la sour- ce Bourina qui apparaît aussi dans un fragment de Philétas 16 est d'abord un moyen de souligner le lien qui unit la poésie de Théocrite à celle de Philétas. On peut aussi souligner, comme l'a fait N. Krevans, que cette source qui a jailli "sous le pied" du héros Chalkon est l'équivalent bucolique de la célèbre source Hippocrène qui, comme son nom l'indique, jaillit sous le sabot d'un cheval. Si Ageanax qui est le destinataire du propemptikon chanté par Lykidas se rend à Mitylène 17, c'est sans doute que cette île est la patrie de Sappho et la terre d'origine dela poésie érotique. Je suggérerai enfin que la référence à un poète d'Achar- nes peut fort bien être une allusion à l'auteur comique qui a mis en scène un choeur de bûcherons Acharniens, c'est à dire Aristo- phane. À partir du moment où l'on prend le parti d'interpréter les références géographiques en termes d'allusions littéraires, on peut même rendre compte de certains détails curieux. Ainsi le chant qui célèbre Daphnis et s'inscrit à l'intérieur du chant de Lykidas a pour cadre "les bords de l'Himeras". Mais pourquoi choisir cette partie de la Sicile, alors que Daphnis est d'ordinai- re associé à l'Etna, comme on peut le voir par exemple dans l'Idylle I? Ne faut-il pas voir ici une allusion subtile à Stésichore d'Himère qui, si l'on en croit la tradition, fut le premier à chan- ter Daphnis? On peut enfin, avec E. Bowie, préférer à une hypo- thétique Kydonia de Cos une Kydonia de Lesbos qui a au moins le mérite d'exister dans les textes 18 et expliquer ce choix par une référence à un poème de Philetas qui aurait eu pour cadre cette île et pour personnages Lykidas et Ageanax. Loin d'être la re- 16. Frgt 24, éd. Powell. 17. VII. 52. 18. Voir E. BOWIE, "Theocritus'seventh Idyll, Philetas and Longus", Classical Quaterly, n° 35,1985, p. 90-91, qui s'appuie sur Pline l'Ancien, HN 2.232. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 19 présentation d'un lieu réel, le paysage bucolique serait donc un objet purement littéraire et artificiel. Une construction artificielle Ce caractère artificiel du paysage des Idylles n'a d'ailleurs rien de surprenant quand on examine les implications du voca- bulaire du paysage que ce soit en français, en anglais ou en italien. Un paysage n'est pas un donné naturel, il est toujours le résultat d'une construction humaine. C'est évident quand ce mot s'applique à un genre de peinture. Mais c'est tout aussi vrai quand on considère le sujet même du tableau. Le "paysage" est en effet un ensemble découpé artificiellement dans le réel et constitué en unité par un observateur placé à distance. Il suppose toujours une "shaping perception" pour reprendre l'expression de S. Schama 19. On peut aussi signaler, après S. Schama, que ce type de peinture et les noms même qui la désignent en anglais (landscape) comme en allemand (landschaft) nous viennent de Hollande (landskip), c'est à dire d'un pays où la nature a, plus qu'ailleurs, été remodelée par l'homme. Et cette coïncidence n'est sans doute pas due au hasard. On peut même soutenir que le paysage bucolique pousse à l'extrême l'artificialité qui est le lot de tout paysage, car il est doublement artificiel. Il est le fruit d'une combinaison par le poète d'éléments empruntés au réel. Mais il est aussi - et au moins autant -le résultat d'un travail de la critique qui compose une unité à partir d'une série de membra disjecta. Quand on lit des études consacrées au locus amoenus, comme l'ouvrage clas- sique de G. Schünbeck, ou au paysage bucolique, comme l'arti- cle de C. Segal, "Landscape into My th: Theocritus' Bucolic Poe- 19. S. SCHAMA, Landscape and Memory, Knopf, New York 1995, p.l0. 20 Suzanne SAÏD try", on constate en effet qu'elles créent leur objet d'études, le paysage bucolique, à partir d'une série d'élements parfaitement hétérogènes. Elles mettent en effet sur le même plan - des descriptions, le plus souvent à la première personne, du lieu où se déroulent le chant bucolique (Id. 1 ) ou la fête cham- pêtre (Id. 7) ; - des descriptions par un narrateur du cadre d'un événement mythique, comme le désespoir du Cyclope (Id. 1 1 ), l'enlèvement d'Hylas par les Nymphes (Id.13), le combat du Dioscure Poly- deukès contre le monstrueux géant Amycos (Id. 22) ; - des descriptions contenues dans un des chants inclus dans l'idylle (Id.l); - des descriptions d'œuvres d'art (Id.l); - des comparaisons. À l'intérieur même d'un poème, il faut reconstituer par une opération de synthèse un cadre qui se donne le plus souvent de manière éclatée, comme le montre l'exemple de l'Idylle I, qui construit par touches successives, à travers le dialogue de Thyr- sis et du chevrier, un décor pour le moins hétérogène. On voit apparaître successivement un pin (6. Jtituç, 1), des sources (JtOtt taï:ç Jtayaï:Ol, 2), le rocher d'où elles coulent (èmo taç JtÉtQaç, 8), un tertre avec des tamaris (tO xénavtfç toÙto YfWÀOCPOV at tf !!uQï:xm, 13), un orme en face de Priape et des Nymphes des source, ainsi que des chênes et un siège rustique (imo tàv JttfÀÉ- av .. tw tf IIQLlÎJtw xat tav xQavmav xatfvavtLov, (tJtfQ 6 8Wxoç tnvoç 6 JtOL!!fVLXOÇ xat tat OQUfÇ, 21-23). À ce cadre "réel" où se trouvent les deux personnages s'ajoute la scène typiquement bucolique représentée sur une coupe de bois rustique (XLOOU~LOV, 27), avec un "petit garçon" (ÔÀLYOÇ nç xWQoÇ, 47) qui garde "une vigne richement chargée de grappes brunissantes" (JtuQvai- mç otacpuÀaï:Ol xaÀ6v ~É~QL8fV à-Àw<J., 46). Ce cadre enchanteur n'est d'ailleurs pas un reflet de la nature, mais l'écho d'une œuvre d'art: "la vigne richement chargée de grappes, belle, toute d'or" (maqJ1JÀiioL !!Éya BQi80uoav àÀwrlV xaÀnv, XQuofinv, 561-562) LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 21 qu'Héphaistos a représentée sur le bouclier d'Achille 20. Il faut enfin citer les multiples évocations de lieux dans le chant que compose Thyrsis. D'abord la description du lieu où se languit Daphnis, une Sicile couverte de "bois, de fourrés et de bosquets" et représentée par "les flots larges de l'Anapos'', "la cime de l'Etna", "l'eau sacrée d'Acis", "la fontaine Aréthuse", "les fleuves qui versent leurs belles eaux dans le Thymbris" 21. Ensuite le cadre des amours d'Anchise et d'Aphrodite, "l'Ida, où sont souchets et chênes" 22. Enfin les lieux hantés par les Nymphes ("la belle vallée du Pénée et le Pinde" 23) et par Pan ("le grand Ménale" et "les sommets élevés du Lycée" 24). Ce paysage quasi abstrait où les adjectifs n'expriment que la beauté, la hauteur ou iëëaractère sacré 25 tire tout son pouvoir d'évocation des noms propres qui recréent une géographie littéraire et associent la patrie des Muses et d'Apollon aux lieux d'élection de la pasto- rale, à savoir la Sicile et l'Arcadie. Ce qui vaut pour l'Idylle l vaut aussi pour la plupart des Idylles bucoliques. On retrouve en effet partout les mêmes élé- ments qui forment si l'on peut dire un paysage en kit prêt à mon- ter. La description est parfois réduite à l'extrême: le "pin" auquel s'adosse le chanteur de l'Idylle 3 26, la "source" entourée de "ga- zon tendre" près de laquelle chantent Daphnis et Damoitas 27, les "oliviers sauvages" ou les "ormes" où Daphnis tente d'attirer la jeune fille de l'Idylle 27 28 • 20. Cette vigne se retrouve sur le Bouclier d'Hésiode au vers 296. 21. 1. 68-69, 116-118. 22.1. 106. 23. 1. 67. 24. 1. 123-124. 25.1. 67, 118: ,wÀ6c:;, 68, 124: [tÉyuc:;, 123: [tuxQ6c:;. 26. III. 38; JtOtL tàv JtLtUv mû' àJtOXÀLv8dc:;. 27. VI. 3,45. 28. XXVII. Il, 13. 22 Suzanne SAÏD Ailleurs la combinaison est plus complexe. Ainsi l'Idylle 5, avant d'opposer les deux chants de Comatas et de Lacon, oppose deux cadres bucoliques qui ne sont que deux variations sur le même thème. D'un côté un olivier sauvage, un bois, une eau fraîche qui tombe goutte à goutte, du gazon, une couche de feuil- lage et des sauterelles 29. De l'autre des chênes, un souchet, des abeilles qui bourdonnent bellement près des ruches, deux sour- ces d'eau fraîche; des oiseaux qui gazouillent dans l'arbre, sans compter un pin 30. Bref un paysage qui ne se compare pas au pre- mier, puisque tous les éléments en sont redoublés, voire triplés. Enfin il faut citer ce que j'appellerai des "paysages-sommes" qui rassemblent toutes les composantes du lieu bucolique comme ceux de l'Idylle 7 et de l'épigramme 4. On trouve en effet dans la description finale des Thalysies, à côté des peupliers et des ormes, toutes sortes d'arbres fruitiers (avec la mention des poi- res, des pommes et des rameauxchargés de prunes), une eau sa- crée, des couches profondes de joncs et de pampres fraîchement coupés. Il n'y manque aucun des sons qui animent d'ordinaire la campagne bucolique, puiqu' on y entend aussi bien des abeilles que des cigales et toutes sortes d'oiseaux (des rossignols, des tourterelles, des alouettes et des chardonneret). De même l'épi- gramme 4 qui indique à un chevrier le chemin qui mène à un lo- cus amoenus combine la plupart des éléments constitutifs du lieu bucolique. Elle regroupe, autour d'une statue de Priape à la mo- de ancienne (l;ôavov), même si elle a été récemment fabriquée, un "ruisseau intarissable", des "myrtes", des "lauriers," du "cy- près odorant", une "vigne enfant des grappes". Il n'y manque pas les chants des "merles" et des "rossignols". À partir de là il serait facile - et le travail a déjà été fait pour les plantes par Lembach 31 - de dresser un catalogue de la flore et 29. V. 32-34. 30. V. 45-49. 31. K. LEMBACH, Die Pjlanzen bei Theokrit, C. Winter, Heidelberg, 1970. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 23 de la faune bucolique avec une liste des adjectifs qui les quali- fient. On mesurerait mieux ainsi l'habileté de Théocrite et un art de la variation qui donne naissance à des combinaisons multiples à partir d'un nombre d'éléments relativement restreint. Un cadre utopique Le paysage bucolique, quand il apparaît avec la poésie hellé- nistique, n'est pas seulement artificiel, il est aussi "mythique". La campagne de Théocrite est en effet un pur produit de l'ima- gination, un lieu de nulle part, qui se définit par opposition à Alexandrie et à une réalité qui est celle de la grande ville. Tout comme les premiers paysages de la peinture italienne qui servent de cadre à des sujets empruntés à la mythologie classique ou aux Ecritures et sont simplement des "accessoires" - d'où leur nom de parerga, -les lieux bucoliques, nés d'un désir de fuite, appar- tiennent à un univers "autre", qui n'a rien à voir avec le monde contemporain 32. De fait - et je reprendrais ici l'exemple de l'Idylle 7 - le lieu bucolique, même quand il est censé appartenir à la réalité est toujours rejeté dans un ailleurs et placé sous le signe de la_n9~ talgie. La source Bourina, qui est décrite au début du poème 33, n'est pas la source contemporaine de Théocrite, mais une source primordiale, saisie au moment de sa naissance, quand le héros Chalcon la fait jaillir sous son pied et sa description est intégrée dans la généalogie mythique de Phrasidamos et Antigénès, les deux notables chez qui se rendent Simichidas et ses compag- nons. La partie de campagne qui occupe la fin des Thalysies 34 est elle aussi rejetée dans un temps indéterminé qui tient du mythe 32. Voir SCHAMA, op. cit., p. 10. 33. VII. 6-9. 34. VII. 131-157. 24 Suzanne SAÏD et du conte de fées par un premier vers qui est l'équivalent grec de notre "il était une fois" CHç Xg6voç avlx'). D'ailleurs ce lieu prétendument "réel" ne diffère en rien des lieux mythiques qui servent de cadre au Cyclope (Id. Il), à Hy- las (Id. l3) et aux Dioscures (Id. 22). Autour de la grotte où le Cyclope veut entraîner Galatée, on trouve aussi bien des "lau- riers" qu'un "cyprès élancés", du "lierre noir", une "vigne aux doux fruits" et une source d"'eau fraîche" 35. La "source" où meurt Hylas n'a pas d'arbres, mais elle est entourée d'une riche végétation, avec "des joncs en abondance", de la "chélidoine noire", dont la couleur contraste avec le 'jaune clair" de "l'adi- ante", de "l'ache florissante" et du "chiendent rampant" 36. Il faut surtout mentionner la description de l'endroit où Polydeukès, l'un des Dioscures, affronte le monstrueux Amycos. Le charme du cadre forme en effet un contraste ironique avec la brutalité d'une lutte qui s'achève par l'aveu de défaite d'un Amycos "aux frontières de la mort" 37. À côté d'une "source intarissable au pied d'un rocher lisse" poussent "des pins élevés" des "peupliers blancs", des "platanes" et des cyprès à la cime "feuillue" ainsi que toutes sortes de "fleurs odorantes" 38. Tout ceci n'a rien d'étonnant quand on sait que ces descrip- tions idylliques s'inspirent des lieux mythiques qui dans l'Wade ou dans l'Odyssée servent de cadre à la vie bienheureuse des dieux ou de ceux qui leur ressemblent comme les héros des Champs Elysées ou les Phéaciens. Au chant 14 de l'Wade, la prairie où Zeus s'unit à Héra est couverte d'un "frais gazon", de "trèfle humide de rosée", de "safran" et de "jacinthe" et forme ainsi pour le plaisir des dieux "un tapis épais et moelleux" 39. 35. XI. 45-48. 36. XIII. 39-42. 37. XXII. 128-130. 38. XXII. 37-43. 39. Il. XIV. 347-349. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 25 Dans l'Odyssée, l'Olympe 40 comme les Champs Elysées 41 sont aussi des lieux idylliques, à l'abri des intempéries. Il faudrait également citer, dans le pays des Phéaciens, donc aux confins de l'humanité, le bois splendide consacré à Athéna 42 qui rassemble en un vers tous les élements constitutifs du locus amoenus (des peupliers, une source et une prairie) et surtout le jardin merveil- leux d'Alcinous 43, avec ses "grands arbres", ses deux sources, ses arbres fruitiers miraculeux (pommiers, poiriers, grenadiers et figuiers) ses oliviers et ses vignes qui produisent toute l'annnée. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'on retrouve dans la fin des Thalysies une référence aux pommes et aux poires qui poussent en abondance dans la propriété de Phrasidamos 44. L'île du bout du monde habitée par Calypso 45 est sans conteste l'exemple le plus achevé de lieu idyllique dans la poésie homérique. On y trouve en effet un bois peuplé d'oiseaux avec des aunes, des peupliers noirs et des cyprès, une vigne chargée de fruits, quatre sources d'eau claire et des prairies émaillées de violettes et d'ache. L'endroit où Ulysse et Eumée rencontrent le chevrier Melan- theus 46 est l'exception qui confirme la règle, puisqu'il est situé à Ithaque, donc dans le monde des hommes et non dans un ailleurs mythique. Mais il ne faut pas oublier que ce locus amoenus ty- pique (on y trouve une "source" avec de "l'eau fraîche" et un "bois" de "peupliers noirs") est placé sous le signe du sacré avec l'autel des Nymphes. Ce lien entre le paysage bucolique et le sacré se retrouvera d'ailleurs non seulement dans la lyrique archaïque, avec la célèbre description de l'enclos d'Aphrodite 40. Od. VI. 41-46. 41. Od. IV. 564-568. 42. Od. VI. 291-292. 43. Od. VII. 112-132. 44. VII. 144-145. 45. Od. V. 63-74. 46. Od. XVII. 204-211. 26 Suzanne SAÏD par Sappho 47, mais aussi chez Théocrite avec la présence d'un autel de Déméter dans les Thalysies et d'une statue de Priape dans l'épigramme 4, c'est à dire dans les deux descriptions les .. plYs élaborées du locus amoenus 48 • Bref, d'Homère à Théocrite le lieu bucolique se présente comme un ailleurs. Chez Homère, il est aux antipodes du monde humain et de ses peines et se définit une utopie au plein sens du mot, à la fois ou-topos (pays de nulle part) et eu-topos (pays du bonheur). Avec Théocrite, il se confond avec une douce retraite qui s'oppose aussi bien à la ville 49 et à ses soucis qu'à la dure réalité du travail paysan. Une campagne vue de la ville Tout entier voué à la consommation et à la jouissance, le paysage bucolique est un paradis artificiel, d'où l'on a exclu soigneusement non seulement le travail, mais aussi tout ce qui peut déplaire à l'élite urbaine pour qui il est fait. Les paysages idylliques d'Homère mettaient déjà l'accent sur le bien-être et éliminaient tout ce qui peut troubler la quiétude ou le confort des bienheureux. Ainsi la prairie du chant 14 de l'Iliade est d'abors un tapis "épais et moelleux qui protège les deux Olympiens des aspérités du sot Aux Champs Elysées, les héros ont également une "vie facile" 50. À l'abri de toutes les intempéries ("il n'y a ni neige ni tempête ni pluie .. "), ils jouis- 47. Frgt 2, éd. Lobel-Page. 48. G. ROSENMEYER a bienvu le lien qui existe entre le "Bucolic lo- cus amoenus" et "the sacred precinct of Greek lyric poetry" (The Green Cabinet. Theocritus and the European Pastoral Lyric, Califomia Univer- sity Press, Berkeley, 1969, p. 188). 49. Les Thalysies qui sont le modèle le plus achevé de l'idylle buco- lique s'ouvrent d'ailleurs par un départ "loin de la ville" (Èx JtaÀLOÇ, 2). 50. Od. IV. 563-565. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 27 sent d'une éternelle fraîcheur grâce aux brises du Zephyr 5l • Il en va de même pour l'Olympe: dans ce lieu à l'abri des vents, de la pluie et de la neige, sous un ciel toujours éclatant et sans nuages 52, les dieux mènent une vie de "plaisir" 53. L'île de Calypso est elle aussi une source d'admiration et surtout de "plaisir" 54 pour ses visiteurs, à cause de ses parfums et de son gazon "moel-. leux" 55. De la même manière la campagne de Théocrite est un en- vironnement revu et corrigé par le poète. Les éléments déplai- sants comme les ronces et les chardons ou la peine (novoç) des hommes sont soigneusement écartés. Dans les Thalysies, les "orties" sont réservées à Pan s'il refuse d'aider Aratos dans ses amours 56 et "les épines des ronces" d'où la grenouille fait en- tendre son murmure sont reléguées "au loin" (tnM8EV, 140). La seule "peine" que l'on connaisse est celle du labeur poétique ou du chant. Labeur poétique de Lykidas qui "s'est donné du mal à composer dans la montagne un petit chant" 57. Chant des cigales qui "se donnent du mal à babiller" 58. Par contre dans l'Idylle 4 qui présente une campagne et des pâtres d'un réalisme carica- tural, les "épineux" de toutes sortes comme le "chardon", le "néprun" et le "genêt" abondent 59. De même dans l'Idylle 13, le paysage qui sert de cadre au désespoir d'Héraclès après la dis- parition d'Hylas est symboliquement couvert de "ronces impra- 51. Od. IV. 566-568. 52. Od. VI. 43-45. 53. Od. VI. 46: t0 ÈVL tÉQJtovtm [.lUXUQEÇ 8EOL n[.lam JtUVTa. 54. Od. V. 73-74: xaL a8uvataç JtEQ ÈmÀ8wv 8nnamto lôwv xaL tEQ- cp8dn CPQE0LV ~0Lv. 55. Od. V. 64: E1JWÔnç xuJtuQL0aoç, 73: ÀEL[.lWVEÇ [.laÀaxol. 56. VII. 109-110. 57. VII. 51: Èv OQEL ta [.lEÀUÔQLOV È~EJtaVaaa. 58. VII. 139: tÉtUYEÇ ÀaÀaYEÛvtEÇ EXOV Jtavov. Ce qui fait écho au "petit chant" que Lykidas. 59. IV. 50, 51-52, 57. 28 Suzanne SAÏD ticables" 60. L'examen des occurences de rrovoç dans les Idylles est tout aussi révélateur. Elles sont en effet peu nombreuses (cinq au total) et ne renvoient jamais au travail des champs, mais aux fatigues liées à la pratique des sports, à la l~tte ou ~ la bataille 61. Le seul travail qu'on mentionne est celm des pecheurs dans l'Idylle 21 62. Le parallèle avec l'Idylle l est de ce P?int de v.ue fort éclairant. En effet dans ce poème, le tableau qm symbohse la peine des hommes, et contraste avec la scène typiquement bucolique de l'enfant jouant au milieu des vignes représente un "vieux pêcheur" (ygLJtEUÇ tE yÉgùJv, 39) "usé par la mer", "tout semblable à un homme qui peine durement" (x6.~vovn tO xag- tEgov àvôgt ÈOLXWÇ, 41). À la différence des "pleasing prospects" chers à l'Angleterre du XVllIe siècle 63, la campagne de Théocrite n'est pas un spec- tacle, mais un milieu qui parle fort peu à la vue: les adjectifs descriptifs comme "beau" (xaMç),64 ou "grand" (~Éyaç) 65 sont vagues et les notations de couleurs relati:e~ent rares 6~., El~e s'adresse davantage à la sensualite 67 : des adjectifs comme agre- able" (aMç) 68 et plus encore "moelleux" (~aÀaxoç) 69, "tendre" 60. XIII. 64. 61. il. 80; XXII, 114, 187. 62. XXI. 20. 63. WILLIAMS (1973), The Country and the City, Oxford, 1973, ch.12: "Pleasing Prospects", p. 121-126. 64.1.46, 107, 118; IV.18, 24. 65.1. 68 : fleuve, 123, 124: montagnes. 66. XI. 48, 56, XVllI. 27, XXlll. 31, XXX. 30, 31: "'E1Jx6ç; Vil. 9, XI. 13, XIII. 41, XV. 119, XXV. 21,158,231, XXVIII. 5: X"'Ù)goç; XIII. 41 : X1JaVEOV; X. 28, XI. 46, XIII. 49: !lÉ",uç; XI. 43, XVI. 61 : Y"'u1Jx6ç. 67. G. SCHONBECK, Der Locus Amoenus von Homer bis Horaz, Diss. Heidelberg 1962, p. 115: "Der Bestimmung des locus amoe~us entsp~cht es, ein Bild der Natur darzubieten, das in vollkommener WeI se aile Smne des Menschen befriedigt...". 68.1.1: arbre; V. 31.; 1.7-8, VII. 115-116: eau. 69. IV. 18; V. 51, 57; VI. 45; VII. 81; XV. 109. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 29 (arraÀoç) 70 et "doux" (yÀuxuç) 71 reviennent à plusieurs reprises. Mais il s'agit d'une sensualité sublimée, surtout sensible aux odeurs 72 et aux sons. Pour illustrer ce point, on se tournera pour la dernière fois vers la fin des Thalysies, qui crée autour des citadins que sont Phrasi- damos et ses compagnons, un environnement idéal 73. Le poète communique à ses lecteurs le plaisir 74 qu'il y a à être étendus sur des couches profondes de joncs frais, dans une nature dont ils deviennent le centre: les arbres s'ordonnent autour de leur tête 75 et les fruits roulent en abondance autour de leur corps 76. Par des adjectifs (rrlùJv), des adverbes (ÔmjnÀÉùJç) et des verbes (xma- ~g18H v) qui expriment l'abondance 77, il les transporte dans un âge d'or retrouvé. Si la vue n'est guère sollicitée (il n'y a aucun adjectif de couleur 78), l'odorat et surtout l' ouie sont comblés. Mais cette satisfaction est finalement plus spirituelle que sensu- elle. Au lieu de parfums concrets, on a l'odeur quasi-abstraite de la moisson et de la récolte 79. Les sons dominent, avec le bruisse- ment de l'eau 80, le babillement des cigales 81, le murmure de la 70. V. 55; VIII. 67; XI. 57; XXVIII. 4. 71. VIII. 37; IX. 34; XI. 46. 72. EùWônç: IV. 25; XXII. 42; AP IX 437. 73. Cette idéalité du paysage bucolique est parfaitement soulignée par SCHONBECK, op. cit., 112-131. 74. VII. 133: MEluç axol VOLO; 134: yEyu86TEÇ. 75. Vil. 135: Œll!llv UJtEg8E xatà xgat6ç. 76. VII. 144-145: 'Oxvm !lÈv nàg noaal, nugà n"'E1Jguï:al ôÈ !lÙ"'U ômjJLÀ.Éwç U!lï:v È"'u"'lvôno. 77. VII. 143, 145, 146. 78. ~o1J8àç qui qualifie l'abeille au vers 142 semble indiquer un son plus qu'une couleur selon Gow, ad vers. 79. VII. 143: I1avT' waôEv 8ÉgEOÇ lla",U nlovoç, waÔE ô' onwguç. Voir Gow, ad vers. 80. VII. 137: LEgàv Uôwg ... XEÀ.6.gU~E. 81. VII. 139: TÉTnyEç "'U"'UyEùvTEÇ. 30 Suzanne SAÏD grenouille 82, le chant des alouettes et des chardonnerets 83 et le gémissement de la tourterelle 84. Mais on peut remarquer qu'ils sont parfois métaphoriquement assimilés à des productions pro- prement humaines comme le chant, le babillement ou le gémis- sement. Car la poésie bucolique ne se contente pas de chanter le pay- sage. Elle ne cesse de le faire chanter 85 et de confronter la musi- que de l'homme et celle de la nature, comme le montre en parti- culier le début du dialogue qui constitue l'Idylle 1: "- Il est plaisant, chevrier, le murmure de ce pin qui chante là à côté de ces sources. Mais il est plaisant aussi le son de ta sy- rinx ..... - Plus plaisant, ô berger, est ton chant que le bruit de cette eau". Elle va même jusqu'à instaurer entre les deux une sorte de fusion. C'est l'homme, en l'occurence l'amoureux Daphnis, qui "fond comme la neige au pied du haut Hemus, de l'Athos, du Rhodope ou du Caucase aux confins de la terre" 86 et c'est la nature qui mène le deuil, avec une montagne qui "peine" (fJtO- vET.TO), des chênes qui "se lamentent" (È8çn'lvEUV) 87, des chacals et des loups qui "poussent des cris de douleur" (wQuoavto), des lions qui "pleurent" (ExÀauoE), des vaches, des taureaux, des gé- nisses et des veaux qui "se lamentent" (WQuoaVTo) 88. 82. VII. 139-140: M' OÀ.OÀ.llywv .... TQU~E(JXEV. 83. VII. 141: unbov xOQllbm xul àxuv8lbEÇ. 84. VII. 141: ÈOTEllE TQllYWV. 85. C. SEGAL souligne justement "the songfulness of the buco lie lo- cus" ("Landscape into My th : Theocritus' Bucolic Poetry", Ramus 4, i975, p. 134). Voir aussi S. GOLDHILL, ("Framing and Polyphony. Read- ings in Hellenistic Poetry", Proceedings of the Cambridge Philological Society, n° 32, 1986, 25-52), qui remarque: "The pastorallocus, is reso- nant with metaphors applicable to poetic composition" (loc. cit., p. 40). 86. VII. 76-77. 87. VII. 74-75. 88.1.71-75. LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 31 Artificiel, utopique, humanisé le paysage de l'idylle qui est d'abord en grec un ÈJtuÀÀwv (ou "épopée miniature") est donc resté fidèle à son véritable ancêtre, la grande épopée homérique. Dans l'Wade comme dans l'Odyssée, la campagne apparaissait surtout à travers des comparaisons qui mettaient en parallèle la nature et l'homme ou dans des descriptions de pays de nulle part. Avec Théocrite, elle semble se rapprocher du réel. Mais ce n'est qu'une apparence. Elle reste un lieu mythique, un ailleurs vers lequel on aspire et qu'on modèle au gré de son désir. FONCTIONS ET REPRÉSENTATIONS DU PAYSAGE DANS LA LIITÉRATURE LATINE par Anne Videau La notion contemporaine, occidentale, de "paysage" définie par un dictionnaire courant comme le Petit Robert se présente en deux volets: la "partie d'un pays que la nature présente à l'œil qui la regarde" ou le "tableau représentant une certaine étendue de "pays", où la nature tient le premier rôle". La première défi- nition vise l'expérience réelle d'un individu, indéfini, la seconde la transposition artistique, au sens strict picturale, d'un objet du réel. La personnification de l'objet, la nature, y est ou sous-ja- cente ou explicite: celle-ci "présente une certaine étendue de "pays"", elle "tient le premier rôle" ; elle est ainsi identifiée à un personnage (de théâtre) en action. La première définition impose la notion de découpe et de prélèvement (la "partie d'un pays") et celle de point de vue ("l'œil qui la regarde"), la découpe étant celle du point de vue. La seconde suppose aussi une découpe, celle d"'une certaine étendue", mais ce qui la borne est le "ta- bleau", c'est-à-dire l'exécution. Dans ce terme ne sont pas dis- tingués l'angle de vision qui oriente la représentation et la dé- limitation de ses bords. À Rome, dans la littérature, la représentation d'un fragment de "pays" où la nature joue un rôle a sa place, entre autres, dans le genre du discours, dans l'historiographie, dans la poésie: c'est là qu'elle sera envisagée. S'appuyant sur ses fonctions dans le discours telles que les dessine Quintilien au 1 e< siècle, l'esquisse proposée s'arrêtera sur l'historiographie, à travers deux exemples LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE 33 pris aux Commentaires de César et à l'Histoire de Rome de Tite Live, pour s'attacher plus longuement à des textes poétiques clas- siques, de Virgile à Ovide, avec un contre-point tardif sur Clau- dien et Ausone. Ce parcours permettra de faire ressortir l'insertion du paysage au sein d'œuvres de genres particuliers ainsi que le degré d'implication du personnage, du narrateur ou de l'individu- auteur, au sens moderne, dans la vision qui l'organise, en suggé- rant, en certains points, la conception de la nature qui la sous-tend. Description et argumentation: le paysage dans le discours et l'histoire Dans La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin I, E. Cur- tius rappelle l'une des places réservées à la description, à l'intérieur des discours, par la rhétorique de Quintilien (95 ap. le.) 2: elle peut intervenir lors de l'établissement des arguments a re, "d'après le fait", qui incluent la description du lieu et du moment. Quintilien écrit encore au livre IV de l'Institution oratoire (3, 12) à propos des digressions: "... il Y [en] a plusieurs sortes qui, dans toute l'étendue de la cause, offrent des échappées variées, par exemple, des éloges de personnes et de lieux, des descriptions de régions ... ". Et cela complète ce qu'il énonce au livre III, en 7, "De l'éloge et du blâme", sur les éloges de villes, pays et paysages. Dans les deux cas, la description du paysage est subordonnée à la pragmatique du discours. Dans le premier, la description a une fonction "documentaire". Elle relève de ce que Cicéron appe- lle docere, c'est-à-dire convaincre par l'exactitude d'une nar- ration qui est explication (le lieu posait les conditions de l'acte). Dans le second cas, la description relève de la conviction par le l. E.R. CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris (1948) 1956. 2. QUINTILIEN, Institution oratoire, Paris, CUF, 1976. 34 Anne VIDEAU _"plaire", delectare, par l'émotion esthétique liée au relâchement de la tension intellectuelle, effet du.docere, et au relâchement de la tension passionnelle, effet du mouere. Cette seconde fonction s'inscrit dans la zone oratoire du genre épidictique. La première fonction s'applique à l'écriture historiographi- que, opus oratorium maxime pour Cicéron, "accomplissement par excellence de l'orateur". En préalable, on passera par un ouvrage qui n'est pas exactement de l'histoire, mais à quoi Cicéron se réfère à propos de l'écriture de l'histoire. Les Commentaires de César sont un pseudo-bloc-notes de campagne à visée propagan- diste. La persuasion, plus implicite que dans le discours, y est en même temps exacerbée par rapport au genre historique. La réfé- rence est utilisée par Quintilien (VII, 4, 2). Elle intervient à propos de la définition de la "qualité", c'est-à-dire de "ce qu'est" telle chose dont parle l'orateur 3 : "De telles questions se rencon- trent parfois dans les suasoires 4. Par exemple, César délibérant s'il attaquera la Bretagne, il faudra examiner quelle est la nature de l'Océan, si la Bretagne est une île, quelle est sa dimension, combien de troupes sont nécessaires pour l'attaquer". Quintilien relit César qui écrit donc qu'avant d'attaquer la Bretagne, il s'enquiert auprès des marchands gaulois qui connaîtraient l'île: ils ne savaient pas quanta esset insulœ magnitudo ... , "quelle était la taille de l'île, les nations qui l'habitaient et leur nombre, leur rapport à la guerre, leurs institutions, leurs ports" 5. L'insertion de la description a là une fonction pragmatique, documentaire et propagandiste, c'est-à-dire persuasive au pre- mier chef. D'une part, comme c'est déjà le cas dans la tradition 3. QUINTILIEN, op. cit., introduction, III (J. Cousin), pp. 23-25. 4. Exercices rhétoriques où l'orateur s'efforce de persuader (suadere) qu'il faut adopter tel parti, agir en tel sens; cf. SÉNÈQUE le Rhéteur, Con- troverses et suasoires. 5. CÉSAR, Guerres des Gaules IV, 20. LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE 35 historico-géographique, chez Hérodote, historien et géographe, par exemple à propos des Scythes, comme c'est aussi le cas chez Strabon, géographe, par exemple au livre VII, à propos des "pays situés entre le Rhin et le Tanaïs, sur le Danube et au-delà", les élé- ments du paysage, "géographiques", sont associés au paysage ethno- graphique. D'autre part, ces mêmes éléments du paysage naturel sont sçhématiques: dimensions, accidents côtiers et accidents du relief, distances jalonnées en villes et accidents. Ils sont mention- nés plutôt que décrits. Ainsi la topographie, comme description de lieux réels, donne la forme générale de l'espace, sans couleur, les lignes de force sur lesquels s'appuie le tacticien et par quoi, dans le discours, il appuie l'argumentation pour convaincre de sa tacti- que. Si la conviction à emporter a d'abord été la sienne propre, en tant qu'il se demandait s'il devait ou non conquérir la Bretagne, elle est ensuite celle des lecteurs à qui est destiné l'opuscule: voilà pourquoi il l'a fait, pourquoi il pouvait et devait le faire. On peut, sur un passage bien connu de Tite Live, le tout dé- but de l'Histoire de Rome 6 avec les circonstances de la naissance de Romulus et Rémus et leurs premières aventures, mesurer le déplacement des valeurs argumentatives de la description par rapport au texte de César. Dans le passage: Forte quadam diui- nitus super ripas Tiberis effusus lenibus stagnis nec adiri usquam ad iusti cursum pote rat amnis et posse quamuis languida mergi aqua infantes spem ferentibus dabat. Ita uelut defuncti regisim- perio in proxima al/uuie ubi nunc Ficus Ruminalis est - Romu- larem uocatam ferunt - pueras exponunt, le "paysage" propre- ment dit est limité aux cinq mots qui désignent le Tibre et ca- ractérisent son état, au groupe iusti cursum amnis, à l'expression languida aqua, redondante par rapport à lenibus stagnis, au nom alluuie: "[ ... ] le Tibre débordé s'était étalé en nappes dorman- tes ... l'eau stagnante ... , le cours régulier du fleuve ... , une 6. Ab Vrbe condita libri 1, 4 (J. Bayet), Paris, CUF, (1940) 197L 36 Anne VIDEAU étendue d'eau". De la première phrase, le reste est consacré à expliquer la conséquence, l'effet de l'état de choses décrit, de l'état du lieu sur les acteurs, ferentibus (datif), les "porteurs", exécutants des ordres de l'oncle des enfants. Leur point de vue est engagé dès l'expression "il n'était pas possible d'accéder", en dépit du caractère impersonnel, passif, de la tournure adiri po- terat. Il est indiqué dans la dernière indépendante: "et les eaux, quoique stagnantes, IQissQient croire QUX porteurs que les enfants pouvaient y être noyés", où le et a un sens consécutif. La phrase suivante explicite la consécution dans le discours que ceux-ci se tiennent, amenée par itQ, "donc": "Ils s'imaginent donc exécuter l'ordre du roi en déposant les enfants dans la première étendue d'eau venue". La description, argument Q re, explique, argumente le discours des acteurs du passé et l'action qui en a découlé. Elle a également pour rôle d'expliquer le présent. Est déve- loppée l'étiologie, l'explication des origines du "figuier Rumi- naI", visible pour Tite Live et pour les contemporains auxquels il s'adresse: "à l'endroit où se trouve Qujourd'hui le figuier Rumi- nQlis, anciennement "figuier romulaire" à ce que l'on dit". Le texte historique évoque ainsi le fleuve et l'arbre pour faire com- prendre, docere, le destin de Rome, en le plaçant dans une pers- pective "providentielle": forte qUQdQm, "par un hasard", diuini- tus, qui est "signe des dieux". Tite Live lit dans la crue du Tibre non un accident naturel mais la manifestation d'une volonté su- périeure. La description, explication historique, qui lie le présent au passé, s'inscrit dans le cadre cosmique de la relation des dieux et des hommes à travers la nature. Pris en charge par l'his- toire, le mythe des origines déployé dans le vraisemblable de la description, sert l'idéologie de la construction de la Ville. Du PQysQge signe QU pQysQge-Qllégorie De fait, on ne peut parler de description du paysage naturel sans engager la conception des rapports de l'homme qui regarde LE PAYSAGE DANS LA UrrÉRATURE LATINE 37 et qui représente avec la nature qu'il évoque. Dans ce que nous appelons les phénomènes de la nature, les Romains perçoivent et décryptent la qualité de leur relation avec leurs dieux. À partir de deux citations, l'une de Virgile (Énéide VI, 638), l'autre d'Hora- ce (Art poétique 17), Curtius a construit la notion de locus Qmœnus "lieu charmant" 1, parmi d'autres typ~s_de paysages idéaux (paysage d'éternel printemps, forêt aux essences mélan- gées, tapis de fleurs): ce sont les locos lœtos et QmœnQ uire- tQ des Champs Elysées où Énée retrouve son père et l'esquisse de paysage épique que fait Horace à propos de la disconvenance de tel morceau par rapport à un ensemble poétique: cum lucus et Qra DiQnœ/ et properantis Qquœ per Qmœnos Qmbitus Qgros [ ... ] describitur [ ... ], "tandis qu'est décrit le bois et l'autel de Diane, Iles méandres d'une eau qui court parmi la campagne riante [ ... ]". Il trouve le topos particulièrement accompli dans les Bucoliques de Virgile. Si l'on relit le début de la première: Tityre tu patulœ recubans sub tegmine fagi siluestrem tenui musam meditaris auena [. .. ] tu Tityre lentus in umbra formosam resonare doces Amaryllida situas 8, on y trouve l'ombre, avec la forêt. Dans la Bucolique V, où dia- loguent Ménalque et Mopsus, ce sont la grotte, la rivière, la prai- rie. Et, à vrai dire, si l' QmœnitQs, "l'agrément", dans le cadre du genre, requiert des éléments somme toute variables, elle exige absolument la protection, tegmen, du hêtre ou de la grotte, et la clôture, in umbra, d'un lieu en harmonie musicale (resonQre) 7. Op. cit., Chapitre X, "Le paysage idéal", p. 226 sqq. 8. Allongé, ô Tityre, sous le large couvert d'un hêtre, au pipeau tu médites une muse sylvestre. [ ... ] Nonchalant, toi, Tityre, à l'ombre, tu apprends aux forêts à chanter en écho qu'Amaryllis est belle. 38 Anne VIDEAU avec le personnage qui en est l'hôte. Est amœnus le lieu où se réalise l'harmonie entre le bouvier-chevrier héros du genre et la nat~re qui l'environne habitée par les nymphes et dieux. A l'inverse, l'Ode d'Horace l, 4 est construite sur la repré- sentation selon laquelle la rupture de la paix avec les dieux se manifeste dans les troubles de la nature: Jam satis terris niuis atque durœ grandinis misit Pater et rubente dextera sacras iaculatus arees terruit urbem". Neige, grêle, foudre, et plus loin, comme chez Tite Live, dé- bordement du Tibre ("Nous avons vu le Tibre jaune, violemment ramenant! ses ondes loin du rivage étrusque ... ") signifient la colère du dieu Tonnant à la mort de César. La perturbation de l'atmosphère, plus généralement les "prodiges" 10, la rupture du cours ordinaire des choses, donnent signe de la rupture du pacte._ conclu avec les dieux, c'est-à-dire de l'émergence de leur "co- lère", ira. Le paysage troublé - Curtius parle de locus horri- bilis - est l'antithèse des paysages idéaux. Dans les deux cas, le paysage est lieu de représentation de la relation ternaire nature- hommes~dieux. Les vers 151 à 172 de l' Énéide IV permettent de caractériser l'insertion de ce paysage-signe dans un épisode et ses différentes fonctions: 9. Assez déjà sur terre neige et grêle sinistres notre Père a lancé et de sa dextre rougeoyante visant les citadelles saintes terrorisé la Ville. 10. A. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l'Antiquité, Paris, 1882. LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE Postquam altos uentum in montis atque inuia lustra ecce Jerœ saxi deiectœ uertice caprœ decurrere iugis alia de parte patentis transmittunt cursu campos atque agmina cerui puluerulentafuga glomerant montisque relinquont At puer Ascanius mediis in uallibus acri gaudet equo iamque hos cursu iam prœterit illos spumantemque dari pecora inter inertia uotis optat aprum aut fuluum descendere monte leonem Jnterea magno misceri murmure cœlum incipit insequitur commixta grandine nimbus et Tyrii comites passim et Troiana iuuentus Dardaniusque nepos Veneris diuersa per agros tecta metu petiere ruont de montibus amnes Speluncam Dido dux et Troianus eandem deueniunt Prima et Tellus et pronuba Juno dant signum fulsere ignes et conscius œther * * Quand on fut parvenu dans les hautes montagnes aux retraites inaccessibles, voilà que délogées du sommet d'une roche, des chèvres sauvages ont dévalé des hauteurs, d'un autre côté traversent au galop les plaines découvertes des cerfs, ils reforment leurs troupes poudreuses en fuyant et quittent les montagnes. L'enfant Ascagne, lui, au milieu des vallées, s'enchante 39 de son vif cheval, tantôt les uns, tantôt les autres, il les dépasse à la course et souhaite de tout son cœur, parmi les lâches animaux, qu'il lui vienne un écumant sanglier ou que descende de la montagne un lion roux. Cependant le ciel commence à se troubler d'un vaste grondement, survient un nuage rempli de grêle, et les compagnons tyriens, çà et là, la jeunesse troyenne, le Dardanien fils de Vénus à travers la campagne, dispersés, gagnent effrayés des abris, des montagnes les fleuves se ruent. Dans une même grotte, Didon et le chef des Troyens viennent. Et, la première, Terre, et Junon des mariages donnent le signal: des feux célestes ont éclaté, et l'éther complice 40 Anne VillEAU conubiis summoque ulularunt uertice Nymphœ Ille dies primus leti primusquemalorum causa fuit neque enim specie famaue mouetur nec iam furtiuom Dido meditatur amorem coniugium uocat hoc prœtexit nomine culpam * Le fond est un paysage de chasse. en deux volets. Il est rat- taché à la narration par le déictique-présentatif ecce, "voilà que", puis par la présence d'un personnage-chasseur détaché sur le fond (at) et parmi le groupe ("les uns ... les autres"). Un tel paysage de chasse est comparé par P. Grimal avec des peintures con- temporaines du poème virgilien Il. Ce paysage s'insère dans ce qu'il appelle un "paysage alpestre": "montagnes", "sommets" rocheux. "rocs", qu'il trouve dans la peinture hellénistique 12. Les dimensions, élévation et ampleur, la multiplicité des animaux et leur diversité, contrastent avec la miniature humoristique de l'en- fant seul au creux de la vallée protectrice (mediis in uallibus). Au vers 160, l'atmosphère passe au premier plan. La nature se trou- ble et le topos de la tempête vient se surimprimer au paysage montagneux: tonnerre, pluie et grêle, fleuve débordé, éclairs. Les marques de la rupture de l'alliance avec les dieux que décrit l'ode d'Horace dessinent ici la rupture de Didon avec l'ordre. Ce que souligne le narrateur: "Ce jour fut le début de sa mort ... ". La foudre de Jupiter châtie la coupable, qui ne passe pas par le pacte d'une union selon les rites, coniugium. Le désordre de la nature est ainsi la toile de fond d'une passion sans issue. * des noces, les Nymphes ont ululé aux plus hautes des cimes. Ce jour-là, le premier, fut cause de sa perte, le premier cause de ses maux, car ni convenance ni renommée ne l'émeuvent, et Didon ne songe plus à un amour caché, elle l'appelle mariage, de ce nom elle voile sa faute. Il. P. GRIMAL, Les Jardins romains, Fayard, 1969, p. 391 (il s'agit de la Maison d'Orphée, à Pompéi). 12. Ibid., p. 303 et 341, cf. le "Taureau farnèse" de Tralles. LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE 41 Mais il semble bien être aussi l'allégorie de cette passion. Vir- gile décrit des inuia lustra, des "retraites s~s c~emins", qui anno?- ceraient l'impasse dans laquelle se fourvOle DIdon. La sauvagene des chèvres, Jerœ. précipitées comme dans une chute, deiectœ, du haut des monts, est pareille à celle de Didon, biche blessée dans la chasse amoureuse des métaphores et comparaisons déployées aux vers 69 à 72 du même livre, qui raconte sa déchéance: Elle brûle, Didon, l'infortunée, et par toute la ville erre, ainsi la biche sous la flèche lancée, que, de loin, l'imprudente, a parmi les forêts de la Crète percée de ses traits le pâtre chasseur [ ... ] Le hululement des Nymphes des montagnes résonne à l'unis- son de son délire, à l'inverse des chants de la forêt pour l'amour de Tityre. L'escarpement de la chasse et la tempête, paysage en mouve- ment, inscrit dans l'action, sont d'abord, le lieu et aussi l'événe- ment qui occasionnent l'union de Didon et d'Énée, en les co~ pant et cachant de la communauté qui les entoure. On peut y vou donc d'abord la transposition dans le récit de l'argumentation a re évoquée à propos du discours: le où et le quand en fonction desquels l'union d'Énée et Didon a eu lieu. Ils constituent aussi - et Virgile inscrit, des métaphores à la narration, des échos suffisants pour que cela soit patent - l'allégorie de la passion excessive, farouche, animale, dure et sans issue de l'héroïne. En- fin, en tant que signes à interpréter dans l'histoire racontée, les mêmes éléments de paysage annoncent le dénouement de la passion. Ils manifestent la rupture de la paix divine, l'hostilité du cosmos au désordre que cette passion constitue dans le monde. Dans ce passage de l'Énéide, le récit est à la 3ème personne. Les élégies des Tristes d'Ovide, à la Fre personne, reprennent le topos de la tempête épique et l'incorporent dans un paysage plus large d'hiems, d'intempéries. Il y est attaché à la description d'une ville 42 Anne VIDEAU d'exil, Tomes, sauvage par son absence de végétation indisso- ciable des mœurs barbares de ses habitants: paysage naturel et paysage ethnologique sont couplés comme dans la narration histo- rique. L' hiems, vent, pluie, éclairs, mer démontée, puis au fil de la trame narrative des élégies, vent et froidures, neige et glace, omni- présents, sont l'antithèse d'un temps serein qui n'appartient qu'à Rome. Cette antithèse est rapportée à la figure du personnage antagoniste du héros, poète-victime: le Prince qui châtie sous les traits de Jupiter vengeur. Le double paysage est donc l'allégorie double de la pax et de l'ira de ce Prince manifestée au coupable. On est à mi-chemin d'une représentation religieuse - le Prince Auguste est divinisé après sa mort et déjà appelé deus de son vivant - et de l'allégorie sans référence sensible. La foudre et le froid sont la punition du coupable puni par Auguste comme tout coupable par Jupiter, en ce que ce Prince est peut-être désormais le seul Jupiter: le froid dit l'éloignement du Prince 13. La description du paysage, inscrite dans l'action, apparaît donc par rapport à la narration comme élément explicatif, de vrai- semblance, mais aussi comme allégorie du mythos, de l'histoire de telle héroïne dans le poème épique, ou comme l'allégorie des rapports je-tu et de la "passion" du Je, dans le poème élégiaque. Un exemple d'insertion du paysage en macro-structure narrative dans les Métamorphoses d'Ovide La lecture du livre III des Métamorphoses, tenu pour exem- plaire de l'ensemble du poème, peut suggérer les rôles joués par les paysages (essentiellement des paysages naturels) dans le con- tinuum de leur narration épique. Les Métamorphoses sont par excellence un poème du mythe, c'est-à-dire, pour reprendre la 13. Cf. A. VIDEAU (-DELIBES), Les "Tristes" d'Ovide et la tradition élégiaque romaine, Klincksieck, 1991. Il " 1 ,1 LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE 43 définition de M. Eliade, d'un récit qui raconte l'avènement des réalités du monde dans un temps primordial. Elles content l'avè- nement du monde que connaît le narrateur, contemporain d'Ovi- de: la conformation du cosmos, de la terre, les plantes, les ani- maux, les humains, les astres. Le plus étonnant est la chronolo- gie construite jusqu'au moment où l'actualité la plus récente vient s'inscrire comme appartenant au même temps primordial avec la naissance d'une comète, l'âme de Jules César. Si l'on néglige les comparaisons de type homérique 14 qui ont pour comparant des paysages 15, plusieurs descriptions sont in- tégrées aux épisodes de la geste de Cadmus et de ses descen- dants, à Thèbes: l'épreuve du héros contre le dragon, l'aventure d'Actéon voyeur de Diane, l'énamoration de Narcisse, la ren- contre du pirate Acétès et des pirates tyrrhéniens avec Bacchus, la confrontation de Penthée avec sa mère Agavé. Sur les sept épisodes qui constituent le livre, cinq ont un décor: Une antique forêt s'élevait que jamais hache n'avait profanée; en son cœur, une grotte dans l'épaisseur de tiges et d'osier, qui formait voûte basse de l'assemblage de ses pierres, 30 gorgée d'eaux fécondes, au retrait de laquelle caché, il était un serpent [ ... ] La montagne était teinte du massacre de maint gibier, 140 le jour en son milieu déjà raccourcissait les ombres, 14. C'est-à-dire ces comparaisons dont le comparant est développé jusqu'à ce que le lecteur perde de vue le comparé. On laisse aussi de côté les éléments de paysages insérés dans des discours pour appuyer la con- viction (cf. le discours de Vertumne). 15. Ainsi au livre XIV, l'apparition de Vertumne tel qu'en lui-même à Pomone: [ ... ] il lui apparut comme le soleil resplendissant quand il triomphe des nuages qui le cachaient et qu'il brille sans un écran. 44 Anne VIDEAU le soleil se tenait à mi-distance de ses bornes, quand le jeune homme des Hyantes de sa voix calme appelle les compagnons de ses travaux [ ... ] Il était un vallon empli de pins et de cyprès aigus, appellé Gargaphie et consacré à Diane court-vêtue,avec en son retrait profond une grotte feuillue où l'art n'a pas œuvré, où le génie de la nature 155 avait imité l'art. De pierre-ponce vive et de ses tufs légers, elle avait dessiné un arceau naturel. À droite bruissait une source, un filet d'eau tout transparent, une margelle de gazon borde sa vasque. La déesse des bois, fatiguée de ses chasses, aimait 160 à Y verser sur son corps virginal une rosée limpide. [ ... ] Leur meute excitée par la proie, par les rocs, les hauteurs, les rochers sans accès, passages difficiles ou bien aucun passage, le poursuit. [ ... ] Il était une source limpide aux ondes d'argent que ni bergers ni chèvres paissant sur la montagne 410 n'avaient touchée, nul bétail, qu'aucun oiseau ni bête sauvage n'avait troublée, ni rameau chu de l'arbre. Autour, un gazon que l'eau toute proche engraissait sans que la forêt jamais ait laissé le soleil attiédir ce lieu. C'est ici que l'enfant, épuisé par l'ardeur de chasser, par la chaleur, 415 est venu tomber à terre, tenté par la beauté de l'endroit et la source. [ ... ] Lorsque la nuit s'achève, l'aurore à peine commençait 600 à rosir, je me lève et demande qu'on apporte de l'eau fraîche, je montre le chemin qui amène au ruisseau. Moi, je regarde au loin, du haut d'un tertre, ce que la brise nous annonce, j'appelle mes compagnons et je regagne le navire. "Nous voici !" me dit Opheltès, le premier de mes compagnons, 605 et il mène le long du rivage ce qu'il croit une proie, trouvée sur la plaine déserte, enfant à la beauté de vierge. LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE [ ... ] À mi-pente du mont que couronnent des bois il est un champ sans arbres, de tous côtés visible. C'est là que le voit la première, portant ses yeux profanes sur les mystères, [ ... ] sa mère. 45 710 Ce parcours met en évidence la variété de l'insertion: briève- té d'une phrase unique (décor de la mort de Penthée), descrip- tion longue de la vallée et de la source (le bain de Diane) ou entrelacement dans le récit de touches-notations du moment et du lieu (la capture de Bacchus). Cette variété dans le traitement va de pair avec la variété des lieux évoqués: forêt, montagne, vallée, source, grève. Rapprochés, ils esquissent les grands traits du paysage alentour de Thèbes - avec le décalage de la grève, absente d'un pays continental, qu'appelle la venue du Dionysos errant. La variété se double d'un retour sur des lieux analogues: la montagne, lieu sauvage de la chasse et de massacres, pour Actéon et Penthée en début et fin de livre; la source dans la fo- rêt, lieu du repos, pour le serpent de Mars, le bain de Diane et Narcisse. Un paysage se lit donc, dans le cours du récit, par rap- port au paysage d'un autre épisode. D'autre part, les indications de lumière rythment l'histoire par un temps sans date, à la manière homérique traditionnelle du "l'Aurore aux-doigts-de-rose ... ": le milieu du jour pour l'inter- ruption de la chasse d'Actéon, pour celle de Diane et celle de Narcisse, son lever pour le navigateur. La notation, topique, in- troduit, chaque fois, de manière vraisemblable l'aventure en même temps qu'elle inscrit le poème dans un genre: que nulle hache n'ait profané la forêt, nulle créature la source, c'est dire la sacralité des lieux, immobiles à l'origine des temps et livrés à la profanation de l'aventure, à la transgression des compagnons de Cadmus qui entrent "d'un pas impie" auprès de la source du ser- pent maître du lieu, l'ombilic de la terre thébaine, dont il garde 46 Anne VIDEAU la fécondité; c'est dire le risque qu'encourt Narcisse à approcher le premier la source. Nous sommes dans le temps auroral du my- the, dans un genre, l'épopée cosmologique. Enfin, la description du paysage est fonctionnelle chaque fois par rapport à l'histoire particulière racontée. Le point de vue est donné pour omniscient, effacé: "il était un vallon", "il était une source", "une antique forêt s'élevait". Le narrateur épique se justi- fi~ de l'ado~ter à l'orée du poème, en invoquant les divinités qui l~l commumquent ce savoir total. Mais il est relayé par le regard d un ou des personnages: la pénétration progressive, concentri- que, da~s l'antique forêt, dans l'antre, jusqu'à la vision du serpent est vraisemblablement portée par le regard des compagnons de Cadmos partis chercher de l'eau; de même celle de la vallée de Gargaphie jusqu'à Diane, par le regard d'Actéon. Si la sacralité de la source n'appartient qu'à la connaissance du narrateur, en revan- che la :ision du gazon (qui s'achève sur le secutus) a superposé et a substItué le regard de Narcisse à cette omniscience. La description du paysage est fonctionnelle dans l'ordre de la vraisemblance narrative: la source est vierge, pour que Narcisse s'y mire et s'y trompe. La montagne est plate (spectabilis ... cam- pus, "champ visible"), pour qu'Agavé voie Penthée la voyant, elle qui s'ébat dans la forêt en haut. Elle est également fonction- nelle dans l'ordre d'une représentation symbolique et topique des personnages. L'épisode d'Actéon a deux théâtres: la montag- ~e, la vallée, puis la montagne de nouveau. La montagne est le heu de la chasse, celle d'Actéon et de ses compagnons, puis de la chasse inversée d'Actéon par ses chiennes et de Penthée par .les ~acchantes thébaines. Elle est le lieu où se déploie la maîtri- se. A l'inverse, la vallée avec la source est lieu du délassement de l'invite à l'amour, de la féminité. Mais il s'agit, dans l'épiso~ de du bain de Diane d'une féminité agressive, qui se lit dans l'acuité des arbres de Gargaphie et dans l'arc(eau) de la grotte, comme le remarque P. Hallyn-Galand, les sonorités unissant les deux noms. Le paysage porte ainsi les attributs de celle à qui il LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE 47 appartient, dont il est le prolongement allégorique. L'antre est déjà Diane que profane/viole Actéon. Les attributs menaçants anticipent sur le dénouement, inscrit dans la première notation de paysage: "La montagne était teinte du massacre de maint gibier". L'excès connoté par le verbe et le nom atteste allusivement l' hybris du chasseur Actéon dans des lieux où Diane est chasse- resse. Actéon ne peut être qu'un rival pour la déesse vierge et la volonté de maîtrise dans l'art de la chasse, qui semble devoir se poursuivre par le regard porté sur Diane (Ovide nomme ce re- gard "coup", ictus, en comparaison), cette volonté de maîtrise est retournée, et sur les mêmes lieux. Le paysage ovidien témoigne ainsi d'une insertion forte par· rapport à la narration. La répétition d'un décor, espace et temps, relève du style formulaire de l'épopée, rythmée par le retour des levers et couchers du jour. Ovide amplifie et varie cette topique qui travaille sur la mémoire de l'auditeur-lecteur. Cette répétition crée des effets pathétiques: l'attente de la même catastrophe qu'a introduite tel décor peut être soit comblée soit déçue par le nouvel épisode introduit sous les mêmes auspices. Le paysage est composé en fonction du genre également puisque la dimen- . sion originelle des décors fait du récit un mythe et renvoie à l'épopée en tant que cosmologie. Aucun des lit~ùx n'est "faux": il y a une montagne près de Thèbes, des sources, le Cithéron, Dircé. Aucun ne suggère le ré- férent autrement que par dénomination. Aucun n'est la projec- tion d'un regard particulier de poète-voyageur. Le lieu n'est pas toujours dans l'œil du narrateur omniscient ni alors entièrement dans celui du personnage. Pour reprendre un éloge d'Aristote à Homère 16: 16. La Poétique 1460a 5 sqq. 48 Anne VIDEAU "Le poète ne doit dire que très peu de choses, car ce n'est pas en cela qu'il est imitateur. Or les autres [poètes épiques] sont en scène eux-mêmes à travers tout le poème et ils imitent peu de choses et peu souvent, tandis qu'Homère, après un court préam- bule, met aussitôt en scène un homme ou une femme ou quel- que autre personnage caractérisé, c'est-à-dire qu'aucun de ses personnages
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